Références

  • Titre : « Pour une relation dialectique entre enseignant et enseigné »
  • Auteur : Paulo Freire
  • Revue : L’éducation en devenir, Les Presses de l’UNESCO, Paris (France), 1975, p.111-113.
  • Date de l’article original : 1971
  • Période freirienne : Exil (1964-1979)

Catégories : Articles et lettres / Publications de l’UNESCO

Notes : Il s’agit d’un résumé du texte paru sous les titres « Quelques idées insolites sur l’éducation » en 1971 et « L’éducation : domestication ou libération ? » en 1972 dans des revues de l’UNESCO.

Pour une relation dialectique entre enseignant et enseigné

Voyons comment et dans quels domaines l’éducation représente la pratique de la « domestication ».

Tout d’abord, puisque l’école est un instrument de contrôle social(1), elle ne peut être un contexte théorique, dialectiquement lié à un contexte concret ou objectif où interviennent des faits. Au lieu de rechercher constamment la raison d’être des faits objectifs, afin de les « théoriser », l’école devient un organisme spécialisé dans l’énonciation formelle de ces faits objectifs. Le point de départ est faux : il implique la distorsion épistémologique dont nous avons déjà parlé, où connaître se réduit à un dualisme mécanique exprimé dans le processus de transfert-réception de faits donnés.

Il s’ensuit que le rapport entre l’éducateur et l’élève est un rapport de sujet à objet, c’est-à-dire que ce dernier se borne à recevoir les connaissances du premier. Par conséquent, l’éducateur, celui qui sait, qui sépare le fait d’enseigner du fait d’apprendre, est toujours l’éducateur de l’élève, tandis que celui-ci est toujours l’élève de l’éducateur.

Cela explique le caractère anti-dialogique de cette sorte d’éducation. On retrouve cette situation d’anti-dialogue, non seulement dans le rapport épistémologique dont nous avons déjà parlé, mais aussi dans le rapport disciplinaire. L’éducateur est celui qui pense, celui qui parle, celui qui sait ; l’élève a l’illusion de penser à travers la pensée de l’éducateur ; il a l’illusion de parler, en répétant ce que l’éducateur a dit ; il a l’illusion de savoir parce que l’éducateur sait(2).

Étant donné que l’école ne peut être un contexte authentiquement théorique, que l’éducateur transmet un savoir qui décrit simplement la réalité comme un fait donné, que l’éducateur déclare savoir ce qu’il faut enseigner et qu’il ne reconnaît pas qu’il apprend en enseignant, il lui semble évident que c’est à lui qu’il appartient de choisir le contenu du programme d’études. Quant à l’élève, il ne peut que se laisser docilement gaver de ce contenu. « C’est pourquoi, en général, le bon élève n’est ni rétif, ni indocile ; il n’éprouve pas de doutes, il ne souhaite pas connaître la raison d’être des faits, il ne va pas au-delà des modèles proposés, il ne condamne pas une bureaucratie génératrice de médiocrité, il ne refuse pas d’être un objet. Bien au contraire (dans ce genre d’éducation), le bon élève est celui qui répète ce qu’on lui dit, qui se refuse à toute pensée critique, qui s’adapte aux modèles fixés, qui trouve agréable d’être un rhinocéros (3).» (Voir : Ionesco, Le Rhinocéros)…

Tandis que dans l’éducation pour la domestication, on ne peut pas parler d’un objet connaissable, mais seulement d’une connaissance complète que l’éducateur possède et transmet à l’élève, en revanche, dans l’éducation pour la libération, il n’existe pas de connaissance complète que possède l’éducateur, mais un objet connaissable qui établit un lien entre l’éducateur et l’élève, en tant que sujets dans le processus de la connaissance. Le dialogue est établi pour sceller le rapport épistémologique entre les sujets de ce processus de la connaissance. Il n’y a pas un « je pense », qui transmet sa pensée, mais plutôt un « nous pensons » qui rend possible l’existence d’un « je pense ». L’éducateur n’est pas celui qui sait, mais celui qui sait combien il sait peu et qui, de ce fait, s’efforce d’en savoir davantage, de concert avec l’élève qui, de son côté, sait qu’en partant de son petit bagage de connaissances, il peut arriver à en savoir plus. En pareil cas, il n’y a pas de fossé entre « savoir » et « faire », il n’y a pas de place pour l’existence distincte d’un monde composé de ceux qui savent et d’un monde composé de ceux qui travaillent.

Alors que, dans la pratique domesticatrice, l’éducateur est toujours l’éducateur de l’élève, en revanche, dans la pratique libératrice, l’éducateur doit « mourir » en tant qu’éducateur exclusif de l’élève afin de « renaître » en tant qu’élève de son élève. Simultanément, il doit proposer à l’élève de « mourir » en tant qu’élève exclusif de l’éducateur, afin de « renaître » en tant qu’éducateur de l’éducateur(4). C’est là un perpétuel aller et retour, un mouvement humble et créateur qui s’impose à l’éducateur et à l’élève.

Parce que l’éducateur-élève et l’élève-éducateur acceptent de jouer conjointement le rôle de sujets dans l’acte pédagogique, qui est un processus permanent, l’éducateur n’a plus le droit de fixer le contenu du programme d’études qui ne lui appartient pas exclusivement. Pour mettre sur pied ce programme d’études, qui doit être considéré comme un « objet connaissable » tant par l’éducateur-élève que par l’élève-éducateur, il faut explorer ce que nous avons l’habitude d’appeler l’« univers thématique »(5) des élèves. Si on la prend comme point de départ du processus, l’exploration de l’« univers thématique » nous révèle, non seulement les préoccupations des élèves, mais aussi la façon dont ils perçoivent leur monde.

Lorsque le programme d’études, dont la structure repose sur la thématique étudiée, devient pour les élèves une série de problèmes qui doivent être « dévoilés » en tant que tels, l’éducation pour la libération prend la forme de l’unité permanente existant entre l’exploration de la thématique et sa présentation en tant que problème. Si, au cours de notre exploration — qui est déjà une action culturelle — nous en arrivons à la thématique et aux niveaux de perception de la réalité au moment où la problématisation de la thématique est présentée comme un objet connaissable, la perception de la réalité se modifie et il se dégage une nouvelle thématique grâce à une vision nouvelle de thèmes anciens ou à la perception de thèmes qui n’avaient pas été perçus jusqu’alors.

C’est ainsi que l’éducation (ou l’action culturelle pour la libération, qu’elle est forcément) reproduit le dynamisme qui caractérise le processus historico-social. Sa mobilité dépend de la mobilité des faits qui doivent être connus authentiquement dans la pratique de l’éducation. C’est seulement au moyen d’une éducation qui ne sépare pas l’action de la réflexion, la théorie de la pratique, la conscience du monde, qu’il est possible de faire naître une forme dialectique de pensée qui contribue à insérer les hommes en tant que sujets dans leur réalité historique…

Notes

(1)Nous suggérons de nouveau la lecture des essais d’Ivan Illich, où l’on trouve la meilleure condamnation contemporaine du mythe de l’école. Cuernavaca (Mexique), CIDOC.

(2)Paulo FREIRE, Pedagogy of the oppressed, op. Cit.

(3)Paulo FREIRE, Notes on humanization and its educational implications, Seminar of Educ-International: To-morrow began yesterday, Roma, November 1970. Multigraphié.

(4)Voir : Paulo FREIRE, « Politische Alphabetisierung-Einführung ins Konzept einer humanisierenden Bildung », Lutherische Monatshefte, novembre 1970.

(5)Dans l’ouvrage intitulé Pedagogy of the oppressed, nous consacrons tout un chapitre à cette question. De plus, comme consultant de l’UNESCO auprès de l’Instituto de Capacitación e Investigación en Reforma Agraria (ICIRA), à Santiago du Chili, nous avons coordonné les activités d’une équipe chargée de procéder à une enquête de ce genre dans une région rurale du Chili. Lorsque nous avons quitté l’Unesco en 1969 pour devenir professeur invité à l’Université de Harvard, cette enquête s’est poursuivie. Le rapport final, intitulé « Investigación de la tematica cultuxal de los campesinos de El Recurso », a été publié récemment sous la direction de Maria Edy Ferreira et José Luis Fiori.

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