
Références
- Titre : « Éducation et démocratie »
- Auteur : Paulo Freire
- Ouvrage : Federico Mayor amicorum liber (le livre d’hommage offert au Directeur Général de l’UNESCO par ses Amis à l’occasion de son 60e anniversaire), Bruxelles (Belgique), 1995, p.1205-1220.
- Date de l’article original : 1995
- Période freirienne : Retour au Brésil (1980-1997)
Catégories : Articles et lettres / Publications de l’UNESCO
Éducation et démocratie
Il n’est pas possible de lutter pour l’égalité, pour le droit à la parole, pour la participation, pour la réinvention du monde, sous un régime qui nie la liberté de travailler, de se nourrir, de parler, de critiquer, de diverger, d’aller et venir, qui nie la liberté d’être.
Il n’est pas exclu que l’un des éléments négatifs de ces lettres n’acquière finalement un caractère positif — en raison du défi majeur qu’il représente pour moi —. Je me réfère à mon peu d’empressement à rechercher un soutien hors de ma propre réflexion, dans l’analyse que je fais de tel ou tel sujet en discussion. Peut-être l’esprit léger des lettres m’a-t-il incité à user d’un langage simple, accessible et personnel. Il convient toutefois de bien préciser qu’éviter les affres d’une quête fébrile de textes et d’affirmations susceptibles de renforcer mes propres assertions ne s’apparente en aucune façon à la présomption ou l’arrogance de celui qui, « plein de lui-même »., dédaigne l’appui de quiconque. Au contraire, non seulement j’ai besoin de soutien, d’aide, mais par ailleurs je ne me sens pas diminué lorsqu’ils me sont accordés.
Par exemple, si je parle d’éducation et de démocratie, comme je l’ai déjà fait et m’apprête de nouveau à le faire, dans le contexte de ces lettres, dans le style où je les ai écrites, il me plaît de dire entre nous comment je vois et comprends le problème.
À l’instant de diriger mon attention sur l’expression « éducation et démocratie », je dois me poser une première question : qu’entendons-nous par éducation et démocratie ? Sur quoi débouche ma première tentative d’en appréhender le sens ? Indiscutablement, il y a en elle une volonté d’établir des relations entre les termes « éducation » et « démocratie ».
Éducation pour la démocratie, éducation et expérience démocratique, démocratie à travers l’éducation. De surcroît, il est évident que l’expression suggère une autre interrogation : est-il possible d’enseigner la démocratie ? Que signifie éduquer pour la démocratie ? Comment agir si la société où l’on travaille en tant qu’éducateur ou éducatrice bénéficie d’une forte tradition démocratique? Comment agir lorsqu’au contraire celle-ci est absente mais que l’éducateur ou l’éducatrice ont fait un choix cohérent d’options progressistes ? Que signifie « société démocratique » ?
Tandis que nous nous penchons sur le sujet « éducation et démocratie », un autre aspect requiert notre réflexion, à savoir les relations contradictoires, dialectiques, entre autorité et liberté. Relations qui, à leur tour, ne peuvent être étrangères à la nature éthique de ces deux notions.
J’ai insisté, tout au long d’une pratique éducative à laquelle la réflexion philosophique n’a jamais été préjudiciable, sur le fait que nous tous, hommes et femmes, êtres limités et imparfaits, avons vocation à être plus. C’est pourquoi j’ai toujours affirmé que la déshumanisation signifiait la perversion de l’humanisation en tant que vocation. Cette vocation est inscrite dans la nature de l’être humain, nature qui se forge historiquement et socialement — de même que sa perversion représente une possibilité historique.
En outre, aucune réflexion sur l’éducation et la démocratie ne peut faire abstraction du problème du pouvoir, du problème économique, du problème de l’égalité, du problème de la justice et de son application, ainsi que du problème éthique.
Je n’hésite pas à affirmer que, l’être plus étant devenu historiquement la vocation ontologique des femmes et des hommes, entre toutes la forme démocratique est la mieux adaptée à la lutte et la recherche en vue de la réalisation de la vocation humaine de l’être plus. Ainsi, il y a un fondement ontologique et historique à la lutte politique non seulement pour la démocratie mais encore pour son constant approfondissement. Il n’est pas possible de lutter pour l’égalité, pour le respect de l’autre, pour le droit à la parole, pour la participation, pour la réinvention du monde, sous un régime qui nie la liberté de travailler, de se nourrir, de parler, de critiquer, de lire, de diverger, d’aller et venir, qui nie la liberté d’être.
La démocratie qui se borne à n’être que politique se renie elle-même. En son sein, le droit consenti aux masses populaires est celui du vote. Du vote qui, dans la situation infernale de misère où se débattent ces masses, se corrompt et se dégrade. Dans ces sociétés, la démocratie garantit aux miséreux et aux pauvres le droit de mourir de faim et de souffrance. C’est le cas du Brésil : trente-trois millions de Maria, de Josefa, de Pedro et d’Antonio meurent de faim et de souffrance jour après jour. La démocratie purement formelle ne fait rien ou presque rien pour la libération des opprimés, hormis à travers l’utilisation d’espaces politiques qu’il n’est pas en son pouvoir de refuser. Espaces dont doivent profiter les progressistes dans la lutte pour la transformation de la société. D’autre part, la démocratie soi-disant économique, qui caresse entre autres le rêve de mettre fin aux injustices perpétrées par le système capitaliste, mais dont les idéaux de justice, d’égalité, de respect des personnes sont confinés dans l’espace étroit d’un système autoritaire, se détériore et se dénature.
Je ne crois en aucune recherche, en aucune lutte en faveur de l’égalité des droits, de l’élimination des injustices qui n’est pas basée sur le respect profond de la vocation à l’humanisation, à l’être plus des femmes et des hommes.
Je répète ce que j’ai toujours dit, à savoir que cette vocation n’est pas l’expression d’un rêve idéaliste mais une qualité que les êtres humains ont intégrée historiquement et socialement à leur nature. En ce sens, les discriminations de classe, de sexe et de couleur, ainsi que toutes les autres formes d’humiliation et de mépris de l’homme, nient cette vocation et, partant, nient la démocratie.
Aucune société ne peut atteindre la plénitude démocratique si elle ne se donne pas les structures légales qui lui permettront de repousser, avec vigueur, de tels assauts. A fortiori, lorsque les lois anti-discriminatoires ne sont pas mises en pratique ou le sont de manière artificieuse. C’est pourquoi un arsenal de lois ne suffit pas ; il est indispensable qu’elles prennent effet, quelles que soient les personnes auxquelles elles sont applicables.
Quand bien même l’on ne saurait prétendre obtenir grand effet d’un discours critique, bien articulé, qui, se basant sur la nature humaine, souligne la contradiction entre la pratique discriminatoire et la vocation des hommes et des femmes à l’humanisation, ce discours doit être tenu. Il faut s’attacher à mettre en lumière et à nu l’imposture de celui qui, se prétendant chrétien, recourt à la discrimination, ou l’imposture de celui qui, se prétendant progressiste, agit de même. Il est absolument nécessaire que le « discriminateur » soit perçu comme contradictoire, incohérent, de telle sorte qu’il supporte les conséquences de ses propres manquements.
Il est important de harceler sans répit les discriminateurs afin qu’ils ou elles ne se tirent pas d’affaire en invoquant des arguments fallacieux.
Le processus discriminatoire engendre chez ceux qui y ont recours un mécanisme de défense qui quasiment les cuirasse ou les « imperméabilise ». Parfois, ils donnent l’impression de se laisser convaincre mais ils ne se convertissent pas. Intellectuellement, ils admettent qu’ils se contredisent mais, viscéralement, ils ne se sentent pas en contradiction. Il n’y a pas, à leurs yeux, incompatibilité entre le discours chrétien « tu aimeras ton prochain comme toi-même » et la pratique raciste. Celui ou celle qui fait l’objet d’une discrimination, pour le raciste, n’est pas l’autre mais ça. Comme si la discrimination, non contente d’aveugler ses auteurs, de surcroît les abêtissait.
En somme, la discrimination — quels qu’en soient les fondements — porte directement atteinte à la démocratie dont une des conditions sine qua non est la tolérance. La vertu qui nous enseigne à vivre avec l’autre, à apprendre de l’autre. Vivre avec l’autre — sans, bien entendu, se juger supérieur à lui ou elle en tant que personnes.
La tolérance n’est pas une faveur accordée par, les gens supérieurs aux gens inférieurs, une concession faite par les gens pleins de bonté et de charité aux « gens démunis ». La tolérance est le devoir de tous dans les relations humaines, le devoir de respecter le droit de chacun à la différence. La tolérance ne m’oblige donc pas à être d’accord avec l’autre si n raisons me poussent à le réfuter.
Elle ne m’oblige pas, après avoir épuisé les arguments qui m’opposent à mon interlocuteur, à poursuivre, au nom du souci de dialogue dont doit faire montre le tolérant, une conversation ennuyeuse et répétitive, inefficace et lassante pour les deux. Mais elle m’oblige à respecter l’opinion contraire à la mienne et la personne qui l’émet. Être tolérant ne signifie pas nier ou fuir les conflits. Le tolérant, au contraire, est d’autant plus authentique qu’il défend avec plus d’efficacité et de courage des positions dont il est convaincu du bien-fondé. En conséquence, le tolérant n’est pas une figure pâle, amorphe, se confondant en excuses chaque fois qu’il se risque à exprimer un désaccord. Le tolérant sait que le désaccord, lorsque le respect de l’interlocuteur ou de l’interlocutrice l’accompagne, représente non seulement un droit de chacun mais également un moyen d’élargir et développer le savoir. Mais dans la mesure où il revêt une telle importance dans les relations sociales, le fait d’être en désaccord impose à celui qui diverge et critique une profonde exigence éthique : le devoir, ce faisant, de ne pas mentir (1). En définitive la tolérance est une vertu et non un défaut. Sans elle point de démocratie. Enseigner la tolérance, de même qu’enseigner la démocratie, implique le témoignage cohérent de pères et de mères, d’enseignants et d’enseignantes. Comment enseigner la tolérance et la démocratie à nos enfants, à nos élèves, si nous leur dénions le droit d’être différents de nous, si nous nous refusons à discuter avec eux leurs opinions, leur lecture du monde, si nous nous révélons incapables de comprendre que leur univers comporte des défis et des exigences que le nôtre n’aurait pu énoncer ?
Comment inculquer la démocratie et la tolérance à nos enfants, à nos élèves, si nous leur disons ou leur enseignons que réclamer l’exercice de leurs droits, que lutter contre une affirmation fausse, que recourir à la loi est signe d’autoritarisme, comme si la démocratie signifiait licence excessive ?
Récemment le maire de Sao Paulo, évoquant l’utilisation — selon lui, fallacieuse — qu’un organe de presse avait faite d’une photo le montrant aux côtés d’un autre politicien, déclarait lors d’une entrevue à un journal de la capitale de l’État ne pas avoir intenté d’action en justice parce qu’il était démocrate et non autoritaire. Non ! Si le maire n’a pas saisi les tribunaux, c’est pour un autre motif quelconque, qu’il est en droit de ne pas dévoiler, et non parce qu’il est démocrate. La démocratie lui garantit le droit de recours en justice pour demander réparation du préjudice qu’il affirme avoir subi.
Liberté n’est pas licence — cela vaut pour la presse. Seule est libre la presse qui ne ment pas, qui ne déforme pas, qui ne calomnie pas, qui n’omet pas, qui respecte la pensée des personnes interviewées et ne leur fait pas dire noir quand ils ont dit blanc.
Ayant réellement foi dans la liberté de la presse, le véritable démocrate sait au contraire que le combat juridique est un des moyens d’action en faveur d’une presse libre et représente un apprentissage éthique, sans lequel celle-ci ne serait qu’un vain mot.
Défendre nos droits n’est pas signe d’autoritarisme mais d’amour de la liberté, de la démocratie et de la justice.
Il est de toute façon intéressant d’observer que le caractère fortement autoritaire de nos traditions historico-culturelles nous met presque toujours dans une situation ambiguë, peu claire, face aux relations contradictoires liberté-autorité. Relations dialectiques et non mécaniques. Tantôt, nous faisons usage d’une autorité nécessaire, limitative, mais que nous jugeons autoritaire. Tantôt, n’acceptant plus d’être « autoritaires », nous finissons par tomber dans la permissivité.
Aucune de ces deux positions — autoritarisme ou permissivité n’œuvre en faveur de la démocratie. C’est pourquoi il est de la plus haute importance de vivre pleinement, à la maison comme à l’école, la tension entre autorité et liberté. En effet, c’est au travers des relations entre autorité et liberté que s’établissent peu à peu les indispensables limites à l’autorité et à la liberté, sans lesquelles l’une et l’autre dégénéreraient, entraînant alors la négation de la démocratie.
Une des erreurs de ceux qui détiennent l’autorité familiale ou pédagogique est de croire que les restrictions à la liberté font appel à la peur, la contrainte, les récompenses ou les châtiments. C’est en me comportant en sujet moral que j’assume les nécessaires restrictions à ma liberté et non parce que, contraint, menacé, je crains seulement la réaction d’un pouvoir qui, faisant fi de ma liberté, ne met aucun frein à son autorité. L’autoritaire, quant à lui, ne se préoccupe pas de savoir si le comportement du sujet auquel s’adressent ses prescriptions est marqué du sceau de l’éthique (liberté). Il lui suffit de donner un ordre à celui-ci ou celle-ci. Peu lui chaut de savoir jusqu’à quel point l’obéissance obtenue résulte d’une adhésion libre de l’intéressé, qui, reconnaissant petit à petit la valeur éthique de la norme, en vient à l’assumer. C’est en cela également que l’autoritarisme est immoral. L’homme ou la femme autoritaire nie non seulement la liberté des autres mais encore la sienne propre, en convertissant celle-ci en un droit immoral d’écraser celle-là.
Il n’existe pas de véritable limite sans l’assimilation de sa raison d’être morale par le sujet libre. L’extériorité de la limite n’a de sens que lorsqu’elle se transforme en intériorité. L’autorité externe doit faire l’objet d’une introjection, devenant ainsi une autorité interne(2).
Je ne veux pas dire par là que l’autorité confrontée à la situation où la liberté se refuse à assumer les nécessaires limites à son exercice doive rester les bras croisés et laisser les choses en l’état. Semblable capitulation rabaisserait l’autorité au rang de permissivité et ne favoriserait en rien l’authenticité de la liberté. C’est l’exercice de la démocratie qui est sacrifié lorsque la relation autorité-liberté se dénature. De même que la liberté doit accueillir comme une nécessité les limites à son propre exercice, de même l’autorité doit se faire respecter. Le non respect de l’une et l’autre rend impraticable la démocratie au sein tant de l’école que de la société politiquement organisée.
Une liberté qui assume ses nécessaires restrictions est une liberté qui combat vaillamment l’hypertrophie de l’autorité. Combien sont dans l’erreur les parents qui permettent tout à leurs fils, et beaucoup de choses à leurs filles, arguant soit de leur enfance ou adolescence difficile soit de leur désir d’avoir des fils ou des filles libres ! De sorte qu’au lieu de s’épanouir, fils et filles se trouvent diminués ; inconscients des limites dont ils n’ont jamais fait l’expérience, ils tendent à se perdre dans l’irresponsabilité du tout est bon.
Je pense que l’exercice de l’autorité dans son rapport avec la liberté exige impérieusement une pleine conscience de ce qu’à partir d’un certain niveau d’expérience aucune autorité n’est qu’autorité — de même qu’aucune liberté n’est que liberté.
En tant que père je ne suis pas exclusivement une autorité paternelle ; je suis aussi la liberté filiale, ainsi que la liberté du citoyen. Si, pour diverses raisons, je ne puis exercer le rôle de père ni ne sais agir comme citoyen, alors je suis une autorité paternelle en déroute et une liberté civique incompétente.
La liberté qui se « libère » de l’autorité nie la démocratie tout autant que l’autorité qui, en s’exerçant, bâillonne et étouffe la liberté qui lui est liée ; en étouffant la liberté des autres, elle nie également la démocratie.
En dernière analyse, l’autorité est une invention de la liberté afin qu’elle, la liberté, puisse continuer à être. Ce n’est pas l’autorité paternelle ou maternelle qui est à l’origine de la liberté des fils et des filles ; à l’inverse, c’est la liberté de ceux-ci et de celles-ci qui a enfanté l’autorité parentale. Aussi l’autorité n’a-t-elle ni sens ni justification si elle rejette sa fonction première: garantir à. la liberté la possibilité d’être, et d’être agissante. L’autoritarisme et la permissivité en tant qu’expression, celui-là de l’exacerbation de l’autorité, celle-ci de sa ruine, font obstacle à une démocratie véritable.
C’est pourquoi il convient, dans une pratique éducative progressiste, de stimuler chez éducateurs et élèves le goût irrépressible de la liberté. Que la jeunesse chante, crie, qu’elle montre son visage, qu’elle descende dans les rues, emplisse les places publiques, proteste contre le mensonge, les tromperies, l’impunité, l’absence de scrupules ! Que la jeunesse, assumant les indispensables limites à sa liberté dans le seul dessein d’en préserver l’authenticité, lutte contre tout abus de pouvoir ! L’argument selon lequel, à la jeunesse, il appartient seulement d’étudier est une imposture. La défense de la liberté, la vigilance ayant pour objet de faire échec à toute tentative de trahir cette liberté, sont des devoirs démocratiques auxquels nous ne pouvons échapper, que nous soyons jeunes ou non. Plus encore, protester contre les déviations éthiques d’autorités moralement incompétentes est une façon non seulement d’étudier et d’apprendre mais également de produire de la connaissance, d’approfondir et d’affermir la démocratie.
Le goût de la liberté s’évanouit lorsque son exercice se raréfie, même s’il ressurgit un jour en des expressions libertaires. De fait, le goût de la liberté est inscrit dans la nature même des femmes et des hommes, dans leur vocation à être plus. C’est pour cette raison que nous pouvons parler du rêve de liberté, du goût possible de la liberté là où dans la relation besoin-liberté celui-là se superpose à celle-ci. Car la liberté, condition sine qua non de la vocation à être plus, ne constitue pas un point d’arrivée mais toujours un point de départ.
D’autre part, la vocation à être plus est elle-même conditionnée par la réalité concrète du contexte, par la réalité historique, économique, sociale, politico-culturelle, etc.
La signification que peut revêtir la liberté de la presse pour les populations affamées, misérables, de notre pays est une chose. Celle qu’elle possède aux yeux des classes populaires qui subviennent tant que bien que mal à leurs besoins en ce qui touche la nourriture, l’habillement, le repos, en est une autre.
Le tragique est que la liberté de la presse est une nécessité absolue tant pour ceux qui ne mangent pas à leur faim que pour les autres. Il est important toutefois de souligner que, dans les conditions objectives de misère, tout ce qui est senti n’est pas expressément appréhendé en tant que tel. Les causes en ont été dégagées ou sont en voie de l’être. Une population famélique et illettrée, même lorsqu’elle est atteinte par la radio, peut très difficilement concevoir l’importance en soi d’une presse libre. Presse qu’elle ne voit même pas. Cependant, s’il arrive que cette population commence à se nourrir, alors après quelque temps sa perception de la liberté change et, pas à pas, l’importance d’une presse libre se révèle. Il faut que s’exerce d’abord le droit vital de manger pour que la négation de l’exercice des autres droits soit dénoncée. C’est là un des aspects fondamentaux de l’œuvre extraordinaire du sociologue Herbert de Souza, que je préfère appeler fraternellement « Betinho ».
Mais certains seront peut-être enclins à demander : où la vocation à être plus se situe-t-elle ? Elle se situe là où les femmes et les hommes l’ont mise au cours de l’histoire de leurs luttes. Elle se trouve dans la nature humaine en tant que telle, historiquement conditionnée. C’est exactement pour cette raison que l’être plus est vocation ; il n’est ni donné donné, ni hasard, ni destin assuré. Il est vocation et peut, en se dénaturant, devenir déshumanisation. Aussi vivre cette vocation exige-t-il de lutter pour elle, faute de quoi elle ne saurait se concrétiser. En ce sens la liberté n’est pas un présent que l’on reçoit, mais un droit que soit nous conquérons, soit préservons, soit cultivons, soit perdons. Encore qu’ontologique, l’humanisation annoncée dans la vocation n’est pas infaillible mais problématique. Elle peut aussi bien se réaliser qu’échouer. Tout dépend de ce que nous ferons du présent.
L’avenir n’est pas un domaine historique sis au-delà de l’instant présent, qui guetterait notre venue et attendrait de nous que nous additionnions ce demain déjà formé à cet aujourd’hui devenu vieux et dépassé. Le futur naît du présent, de possibilités contradictoires, du choc d’éléments qui s’opposent dialectiquement. Pour cela même — j’y ai toujours insisté —, le futur n’est pas un donné donné mais un donné se donnant. Le futur est problématique et non infaillible. Seule une « dialectique domestique » s’autorise à évoquer le futur comme s’il était déjà connu. Dans une perspective véritablement dialectique, le rêve qui nous anime est une éventualité pour la réalisation de laquelle nous devons lutter. Et si je lutte ainsi que nombre d’hommes et femmes en vue de sa concrétisation, c’est parce qu’existent des forces qui, s’opposant à la raison d’être de notre cause, combattent par exemple pour le maintien de privilèges inavouables en vertu desquels règnent d’alarmantes injustices : millions d’individus affamés, millions de garçons et filles auxquels l’accès à l’école est interdit et millions d’enfants qui en sont exclus à peine y sont-ils entrés, nombre incalculable de personnes qui meurent faute de bénéficier d’un minimum de soins médico-hospitaliers. Les droits les plus minimes de la majorité de la population bafoués par la minorité au pouvoir. L’impudence, l’impunité, l’absence de scrupules entraînent un désespoir des majorités dont je crains qu’il ne soit sur le point d’atteindre les limites du supportable.
C’est dans un présent concret, dynamique, contradictoire que s’engage la lutte qui enfantera l’avenir. Seul le passé en tant que temps vécu, s’offrant à notre analyse, à notre compréhension, ne peut être transformé. Il peut être compris, accepté, récusé, il ne peut jamais être changé. Il reste hors de notre atteinte, mais l’appréhension de ses mouvements contradictoires est susceptible d’éclairer notre action dans le présent. Le présent et l’avenir sont des temps en construction, transitant par le passé.
Une des erreurs majeures de la pratique et de la pensée réactionnaires est de croire qu’en « immobilisant » le présent ils parviendront ainsi à faire de l’avenir la simple répétition du présent. Or il se trouve que le lendemain d’aujourd’hui, une fois devenu l’aujourd’hui d’un autre lendemain problématique et non-inéluctable, n’est jamais l’exacte réplique de l’ancien aujourd’hui.
Je suis convaincu que, dans l’aujourd’hui en construction que nous vivons, travailler à l’émergence du goût pour la liberté est l’une des tâches prioritaires que commandent l’amélioration ou l’approfondissement de la pratique de la démocratie parmi nous, eu égard notamment à notre forte tradition autoritaire. Goût pour la liberté qui ne saurait croître et se consolider en l’absence de la notion de responsabilité. Il y a responsabilité dans l’exercice de la liberté quand celle-ci assume d’un point de vue éthique les limites qui l’authentifient.
Proposer des situations concrètes à ceux et celles qui reçoivent un enseignement, afin qu’ils réagissent face au respect au non respect des droits et devoirs, à la négation de la liberté, au défaut d’éthique dans la conduite des affaires publiques, est une pratique indispensable à toute éducation progressiste.
Amener la jeunesse à suivre les révélations de la CPI du Budget au Congrès national, soit par la lecture de la presse, soit à. travers les programmes de télévision, est une pratique d’indiscutable valeur, li serait encore plus important que la jeunesse, répondant à l’appel de ses organisations, descende dans les rues, s’assemble sur les places publiques et, appuyant les efforts de la CPI du Budget, soumette les traîtres à une critique justifiée et exigent leur châtiment.
Nous ne pouvons, quels que soient notre âge, la couleur de notre peau, notre sexe, notre compréhension de la sexualité, permettre que notre démocratie en apprentissage se noie de nouveau dans un océan d’iniquités.
Enseigner la démocratie est possible. Pour cela, toutefois, il faut en témoigner. Et ce faisant, lutter pour qu’elle soit vécue, mise en pratique au niveau de l’ensemble de la société. Je veux dire par là, que l’enseignement de la démocratie ne peut pas emprunter les seules voies d’un discours sur la démocratie souvent contredit d’ailleurs par des comportements autoritaires. L’enseignement de la démocratie suppose également un discours sur la démocratie qui sorte de l’abstraction et recoure à la pratique et l’expérimentation. Discours critique, bien argumenté, qui analyse concrètement ses distorsions, ses incohérences. Discours théorique prenant racine dans la compréhension critique de la pratique, fondé quant à son éthique. Je ne comprends pas comment nous pouvons concilier l’absolu démocratique pour lequel nous luttons avec l’acceptation grise, fade, froide de la pratique éducative se déroulant dans des salles à l’abri du monde extérieur, avec des éducateurs et des éducatrices qui se contentent d’emmagasiner des matériaux dans les têtes vides d’auditeurs dociles.
Compte tenu du manque d’expérience démocratique où nous grandissons, l’enseignement de la démocratie ne peut sous aucun prétexte pactiser avec les façons conceptuelles et langagières du type « vous savez à qui vous parlez ? » ou « je l’ai déjà dit, il n’y a rien à ajouter ».
En vérité, notre démocratie en apprentissage doit s’appliquer, de toutes ses forces et à tous les niveaux, à fuir tant l’autoritarisme que la permissivité, ces deux dangers auxquels notre inexpérience démocratique nous expose en permanence. Non au professeur timoré qui ne réussit pas à affirmer son autorité ou à l’arrogant qui en abuse! Oui au professeur qui sans se renier en tant qu’autorité reconnaît à tout instant la liberté des élèves !
Autoritarisme et permissivité ne sont pas des chemins qui mènent à la démocratie ou qui en favorisent l’épanouissement.
Enseigner la démocratie est possible mais n’est pas une tâche pour ceux qui se découragent d’un jour à l’autre simplement parce que le ciel est couvert et menaçant.
Enseigner la démocratie est possible mais n’est pas une tâche pour ceux qui pensent que le monde se refait dans la tête des personnes bien intentionnées.
Enseigner la démocratie est possible mais n’est pas une tâche pour ceux qui patientent tant et plus qu’ils finissent par manquer le « train de l’histoire ». Elle n’est pas davantage une tâche pour ceux qui s’impatientent au point de renoncer à leur rêve.
Enseigner la démocratie est possible mais n’est pas une tâche pour ceux dont la vision de l’histoire et l’action dans l’histoire sont marquées au sceau du mécanicisme, pour les volontaristes, les « accaparateurs» de l’histoire.
S’engager dans des expériences démocratiques — sans lesquelles l’enseignement de la démocratie resterait lettre morte — est une tâche permanente pour des progressistes cohérents qui, comprenant et vivant l’histoire comme champ des possibles, ne se fatiguent pas de lutter pour la démocratie.
C’est là ce qu’exige de nous — progressistes — le Brésil d’aujourd’hui dont l’entité est faite de deux éléments contradictoires : d’un côté les traditions antidémocratiques, de l’autre l’émergence d’une volonté populaire d’en finir avec le cycle des gouvernements militaires, inauguré avec le coup d’État du 1er avril 1964.
La société brésilienne actuelle exige de nous — en ce qui concerne le caractère démocratique, éthique, de notre pratique — de ne pas perdre de temps, de ne pas remettre au lendemain ce que nous pouvons faire le jour même. Plus nous vivons dramatiquement la contradiction entre un héritage antidémocratique encore bien réel et un goût récent pour la liberté, plus nous devons stimuler ce goût nouveau pour la liberté, avec compétence et sens des responsabilités.
Au Brésil, la lutte pour la démocratie comporte un certain nombre d’aspects qui réclament une approche politique et pédagogique : la justice sans laquelle il n’y a pas de paix ; les droits de l’homme : droit à la vie, droit de naître, de manger, de dormir, droit à la santé, droit de s’habiller, de pleurer les morts, d’étudier, de travailler, d’être enfant, de croire ou ne pas croire, de vivre — chacun et chacune — sa sexualité à son gré, de critiquer, de s’opposer au discours officiel, droit à la parole, droit de se divertir à tout âge, d’avoir une information éthique sur ce qui se passe à l’échelon local, régional, national et mondial. Droit de se déplacer, d’aller et venir. Droit de n’être l’objet d’aucune discrimination, que ce soit en fonction du sexe, de la classe sociale, de la race ou de tout autre critère — comme par exemple être trop gros ou grosse, trop maigrelet ou maigrelette.
Face à ces droits, un devoir fondamental nous incombe : travailler à leur concrétisation. En d’autres termes, il s’agit une fois ces droits reconnus — sans l’ombre d’un doute —, de lutter sans cesse pour eux, quelle que soit notre place dans la société. Lutte politique à laquelle, sans conteste, la pratique éducative basée sur l’analyse critique apporte une contribution indispensable. Si la pratique éducative n’est pas la clé des changements que réclame la société afin que tous ces droits et d’autres encore deviennent réalité, sans elle, toutefois, ces changements ne pourraient avoir lieu.
À une meilleure « lecture du monde » de la part des classes populaires, fruit de l’action éducative —, peut correspondre une intervention politique qui aboutisse à un progrès déterminant du processus d’apprentissage de la démocratie.
Les éducateurs et éducatrices doivent faire en sorte que la vie soit présente à l’intérieur des salles de classe. Par une lecture critique de la vie quotidienne ils doivent, de concert avec les élèves, analyser les faits choquants, les anomalies de notre démocratie. Ils doivent soumettre aux élèves des exemples de discrimination tirés de la vie de chaque jour, discrimination fondée sur la race, la classe sociale, le sexe ; des exemples d’atteintes à la chose publique, de violence, d’arbitraire. Ils doivent les analyser en tant que ferments de contradictions aiguës par rapport à ce que j’ai appelé la vocation d’être-plus des hommes et des femmes. Vocation qui au cours de l’Histoire, se constitue peu à peu en partie intégrante de leur nature. Également en tant que ferments de contradictions avec l’authenticité de la vie démocratique. En vérité, une démocratie où de telles discriminations et atteintes se produisent en toute impunité a encore beaucoup à apprendre et à faire pour s’épurer.
Non que je juge possible que nous puissions un jour parvenir à une démocratie tellement parfaite qu’elle serait exempte de pareilles transgressions.
En revanche, il est permis d’aspirer à une démocratie où certes des transgressions sont commises mais où les transgressions, quels qu’ils soient, sont sévèrement punies conformément à la loi. Le bien-fondé ou la valeur de la démocratie ne réside pas dans la sanctification des hommes et des femmes mais dans la rigueur éthique avec laquelle sont sanctionnées les atteintes à la démocratie elle-même, atteintes dont nous sommes capables en tant qu’êtres historiques, imparfaits, inachevés. Aucune démocratie ne peut espérer que sa pratique ait une force sanctifiante.
La bonne démocratie non seulement informe, éclaire, enseigne, éduque, mais encore elle se défend des atteintes de ceux qui insultant la nature humaine, la nient et la rabaissent.
Il faut également dans cette critique faite à notre propre intention reconnaître que les révélations sur une série de scandales, sur l’implication directe dans la corruption de l’ex-président de la République, de ministres, de sénateurs, de députés, de magistrats, il faut reconnaître, disais-je, que la dénonciation publique de ces diverses transgressions a signifié indiscutablement un pas en avant de la démocratie. Autre pas en avant, pour lequel nous devrons nous mobiliser : le châtiment rigoureux des parjures. Et il faut également souligner à notre propre intention que députés, sénateurs ou président ne peuvent absolument pas accéder à la chambre, au Sénat ou à la présidente sans avoir été lus. Nous en concluons donc que, pour le moins, nous devrions mieux voter. À quoi s’ajoute la certitude qu’à la démocratie en apprentissage que nous vivons actuellement nous devrons apporter un supplément de démocratie, et ne jamais lui substituer des gouvernements d’exception. La démocratie ne s’apprend ni ne progresse par des coups d’État. C’est pure ingénuité que d’imputer à la démocratie brésilienne les violations et transgressions éthiques, comme si les gouvernements d’exception avaient constitué un territoire historique immunisé contre la corruption. C’est précisément parce que notre démocratie a progressé et gagné en substance que nous en venons à savoir des choses qui nous laissent stupéfaits.
Voir un défaut là où il y a vertu relève d’un esprit naïf, inapte à tirer la leçon des faits. Si ce n’était grâce à la démocratie dont nous faisons l’expérience — en dépit de hauts et de bas —, nous n’en aurions rien su.
Un coup d’État qui éclaterait aujourd’hui signifierait un recul encore plus grave que lors du coup d’État de 1964, et serait aussi lourd de conséquences que ce dernier.
En soi, les régimes autoritaires sont la contradiction, la négation profonde de la nature de l’homme qui, dans son dénuement, dans son imperfection, a besoin de liberté pour être, de même que l’oiseau a besoin d’espace pour voler.
Que s’en aille loin, loin de nous, le spectre d’un nouveau coup d’État dont rêvent les réactionnaires impénitents, amants de la mort et ennemis de la vie !
PAULO FREIRE
Éducateur et président d’honneur de l’ICAE.
Professeur à l’Université fédérale de Récife.
Notes
(1)Cf. Freire Paulo, Politica e Educaçao, Cortez, Sao Paulo, 1993.
(2) Cf. Zevedei BARBU, Democracy and Dictatorship.