Références

  • Titre : « Le Monde et le mot »
  • Auteur : Paulo Freire
  • Revue : L’alphabétisation à l’échelle des cultures, Le Courrier de l’UNESCO, Paris (France), février 1984, p.29-31.
  • Date de l’article original : 1984
  • Période freirienne : Retour au Brésil (1980-1997)

Catégories : Articles et lettres / Publications de l’UNESCO

Le Monde et le mot

[Présentation de l’auteur par l’éditeur] PAULO FREIRE, célèbre pédagogue brésilien, a été professeur d’histoire et de philosophie de l’éducation à l’université de Recife (Brésil), et professeur invité à Harvard (États-Unis). Il est l’auteur d’une méthode réputée d’alphabétisation, la « prise de conscience » ou « l’éducation libératrice », qu’il a commencé d’appliquer dans son pays natal, puis au Chili, et dans d’autres pays. Il a collaboré avec les Nations unies et l’UNESCO. Parmi ses œuvres, il faut citer L’éducation, pratique de la liberté et La méthode d’alphabétisation des adultes.

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« La lecture du monde doit précéder la lecture du mot, et la lecture de celui-ci implique la continuité de la lecture de celui-là ». Ci-dessous, dans une petite classe d’une école proche de Victoria de Santo Anão, au Brésil.

Si je veux parler de l’importance de l’acte de lire, il me semble indispensable de faire allusion au processus dans lequel je me suis engagé lorsque j’écrivais le texte que voici, processus qui supposait une compréhension critique de l’acte de lire, laquelle ne s’épuise pas dans le pur décodage de la parole écrite ou du langage, mais s’annonce et se prolonge dans la compréhension du monde.

Langage et réalité sont dynamiquement liés. La compréhension du texte, qui découle de la lecture critique, implique la perception des rapports entre le texte et le contexte. Quand j’essaie d’écrire sur l’im portance de l’acte de lire, je me sens poussé à « relire » des moments essentiels de mon expérience, conservés dans ma mémoire, depuis les plus lointains souvenirs de mon enfance, de mon adolescence, de ma jeunesse, où le sens critique de l’importance de la lecture s’est peu à peu formé en moi.

En écrivant ce texte, je prenais progressivement « mes distances » des moments divers où l’acte de lire est apparu dans mon expérience existentielle. D’abord, la « lecture » du monde, du petit monde où je me voyais ; ensuite, la lecture du mot qui, tout au long de ma vie scolaire, ne fut pas toujours la lecture du « mot-monde ». Le souvenir de l’enfance lointaine, cherchant à comprendre mon acte de lire, le monde particulier où je me voyais, est pour moi très significatif. Grâce à cet effort que j’accomplis, je recrée, et revis, dans le texte que j’écris, l’expérience même du moment où je ne lisais pas encore.

C’est ainsi que je me vois dans la modeste maison entourée d’arbres où je suis né, à Recife. La vieille maison, ses pièces, son couloir, sa cave, sa terrasse,l’ample patio qu’elle surplombait, tout cela fut mon premier univers. C’est là que j’ai marché à quatre pattes, que j’ai ânonné mes premiers mots, que je me suis mis debout, que j’ai marché et parlé. En réalité, ce monde très particulier qui s’offrait à moi était celui de mon activité perceptive et donc celui de mes premières lectures. Les « textes », les « mots », les « lettres » de ce contexte — à la perception duquel plus je m’exerçais, plus augmentait ma capacité de percevoir — s’incarnaient dans une suite de choses, d’objets, de signes, et c’est de leur commerce comme des rapports avec mes grands frères et mes parents qu’en venait la compréhension.

Les « textes », les « mots », les « lettres » de ce contexte s’incarnaient dans le chant des oiseaux : celui du « sanhaçu », du « elha-pro-camino-quem-vem », du « ben-te-vi », du rossignol ; dans la danse des frondaisons secouées par de fortes rafales qui annonçaient l’orage, le tonnerre, les éclairs ; les eaux de la pluie jouant à la géographie : inventant des lacs, des îles, des ruisseaux… Les « textes », les « mots », les « lettres » de ce contexte s’incarnaient aussi dans le sifflement du vent, dans les nuages du ciel, leur couleur, leurs mouvements, dans la couleur du Feuillage, dans la Forme des Feuilles, dans le parfum des fleurs — des roses, des jasmins —, dans le corps des arbres, dans la peau des Fruits.

Faisaient également partie de ce contexte les animaux : les chats de la Famille, leur manière habile de s’enrouler autour des jambes, leur miaou de supplique ou de rage, Joli le vieux chien noir de mon père. Y figuraient, par ailleurs, le monde du langage des plus âgés, exprimant leurs croyances, leurs goûts, leurs appréhensions et leurs valeurs. Tout cela uni à des contextes plus vastes que celui de mon petit monde immédiat et dont je ne pouvais guère soupçonner l’existence.

Dans cet effort pour retrouver l’enfance lointaine dont je parlais, en cherchant à comprendre l’acte de lire le monde où je me mouvais, je recrée, je revis, à travers le texte que j’écris, l’expérience vécue alors que je ne lisais pas encore.

Mais, il est important de le souligner, la « lecture » de mon univers, qui fut toujours essentielle pour moi, ne m’a pas fait homme avant la lettre, je ne suis pas devenu un rationaliste en culottes courtes. La curiosité de l’enfant ne sera pas déformée par l’usage et, là aussi, mes parents, il faut le dire, m’ont apporté leur aide. Ce sont eux précisément, qui ont commencé mon initiation à la lecture, à un certain moment de cette riche expérience de compréhension de mon univers proche, sans que cette compréhension signifie antipathie envers ce qu’il avait de mystérieux et d’enchanteur.

Le déchiffrement du mot découlait naturellement de la « lecture » du monde particulier. Ce n’était pas quelque chose qui lui était superposé. J’appris l’alphabet sur le sol du patio, à l’ombre des manguiers, dans les mots de mon univers et non dans ceux du monde des adultes. Le sol fut mon ardoise, et ma craie les ramilles.

C’est pourquoi, lorsque j’arrivai à l’école privée d’Eunice Vasconcelos, je savais déjà mon alphabet. Eunice continua et approfondit le travail de mes parents. Avec elle, la lecture du mot, de la phrase n’a jamais signifié une rupture de la « lecture » du monde. Avec elle, la lecture du mot fut la lecture du « mot-monde ».

Poursuivant cet effort de « relecture » de moments essentiels dans les expériences de mon enfance, de mon adolescence, de ma jeunesse, où la compréhension critique de l’importance de l’acte de lire s’est faite en moi par la pratique, je reviens à l’époque où, collégien, je m’exerçais à la perception critique des textes que je lisais en classe, avec la collaboration, toujours présente en ma mémoire, de mon professeur de portugais.

S’il nous arrive d’insister, en tant que professeur, pour que les étudiants « lisent » une quantité d’ouvrages, c’est parce que nous comprenons quelquefois mal l’acte de lire. Lors de mes pérégrinations de par le monde, combien de Fois de jeunes étudiants ne m’ont-ils pas avoué être en butte à d’énormes bibliographies qu’il leur fallût « dévorer » plutôt que lire ou étudier. Véritables « leçons de lecture », dans le sens le plus traditionnel du terme, auxquelles ils étaient soumis, au nom de leur formation scientifique et dont ils devaient rendre compte moyennant le fameux contrôle de lecture. Et j’ai même vu parfois, sur des listes bibliographiques, des annotations indiquant quelles pages de tel ou tel chapitre, de tel ou tel livre il fallait avoir lues.

« J’appris l’alphabet sur le sol du patio, à l’ombre des manguiers, dans les mots de mon univers et non dans ceux du monde des adultes. Le sol fut mon ardoise et ma craie les ramilles ». Ci-contre, jeune villageoise en Inde.

Insister sur la quantité des lectures sans un nécessaire approfondissement des textes afin qu’ils soient compris au lieu de n’être que mémorisés mécaniquement, relève d’une vision magique de la parole écrite. Vision qui doit être surmontée. Tout comme celle, quoique prise sous un autre angle, d’un écrivain qui, par exemple, assimile l’éventuelle qualité ou non de son travail à la quantité de pages écrites. Et pourtant, l’un des documents philosophiques les plus importants dont nous disposions, Les thèses sur Feuerbach, compte deux pages et demie à peine…

Cela dit, il importe de souligner, pour éviter toute confusion à cet égard, que ma critique de la conception magique du mot n’implique nullement une quelconque irresponsabilité de ma part quant à la nécessité que nous avons, éducateurs et étudiants, de lire, sans cesse et sérieusement, les classiques dans toutes les branches du savoir, de creuser leurs textes, de nous forger une discipline intellectuelle sans laquelle notre expérience de professeurs et d’élèves n’est plus viable.

De mon expérience assez riche en tant que professeur de portugais, je me rappelle aussi, avec autant d’intensité que s’ils dataient non pas d’un passé lointain mais d’aujourd’hui, les moments où je me consacrais à l’analyse de textes de Gilberto Freyre, de Lins do Rego, de Graciliano Ramos, de Jorge Amado. Textes que j’apportais de chez moi et lisais avec les élèves, en soulignant des aspects de leur syntaxe étroitement liés au bon goût de leur langue. À ces analyses, j’ajoutais des commentaires sur d’évidentes différences entre le portugais du Portugal et celui du Brésil.

Je cherche à rendre clair dans ce travail sur l’importance de l’acte de lire — et je ne cesserai de le répéter — que mon travail a fondamentalement été d’élucider la manière dont cette importance s’est imposée à moi. C’est comme si je faisais l’« archéologie » de ma compréhension de l’acte complexe de lire, tout au long de mon expérience existentielle. Voilà pourquoi j’ai évoqué des moments de mon enfance, de mon adolescence, des débuts de ma jeunesse, et revois maintenant, pour finir, quelques-uns des aspects essentiels de la proposition que je fis, il y a quelques années, dans le domaine de l’alphabétisation des adultes.

Il me semble tout d’abord intéressant de rappeler que j’ai toujours considéré l’alphabétisation des adultes comme un acte à la fois politique et de connaissance, donc, par là même, comme un acte créateur. Je ne pourrais m’associer à un travail de mémorisation mécanique des ba-be-bi-bo-bu. C’est pourquoi je ne puis non plus réduire l’alphabétisation à un enseignement où l’alphabétiseur « remplit » de mots les têtes prétendument vides de ses apprentis. C’est au contraire dans cet apprenti que trouve son sujet le processus d’alphabétisation, en tant qu’acte de connaissance et de création.

Le fait d’avoir besoin de l’aide de l’éducateur, comme dans toute relation pédagogique, ne signifie pas que cette aide annule votre créativité et votre responsabilité dans la construction de votre langue écrite et dans la lecture de cette langue. En réalité, aussi bien le maître que son apprenti, quand ils prennent, par exemple, un objet, sentent l’objet, perçoivent l’objet senti et sont capables d’exprimer verbalement l’objet senti et perçu. Comme moi, l’analphabète est capable de sentir la plume, de percevoir la plume et de dire : plume. Mais je suis capable non seulement de sentir la plume, de percevoir la plume, de dire plume, mais aussi d’écrire « plume » et, par conséquent, de lire « plume ». L’alphabétisation est la création ou le montage écrit de l’expression orale. Ce montage, l’éducateur ne peut le faire pour et sur l’apprenti lecteur. C’est là pour ce dernier le moment du travail créateur.

Il ne me paraît pas nécessaire de m’étendre ici davantage sur ce que j’ai développé ailleurs à propos de la complexité de ce processus. En revanche, j’aimerais revenir sur un point auquel j’ai fait allusion à maintes reprises dans ce texte, en raison de ce qu’il signifie pour la compréhension critique de l’acte de lire et, par conséquent, pour la tâche d’alphabétisation que je me suis tracé. Je veux dire que la lecture du monde doit toujours précéder celle du mot et que la lecture de celui-ci implique la continuité de la lecture de celui-là. Dans le processus dont j’ai déjà parlé, ce mouvement, de l’univers au mot et du mot à l’univers, est toujours présent. Mouvement où le mot prononcé naît du monde lui-même à travers la lecture que nous en faisons. Cependant, nous pouvons, en quelque sorte, aller plus loin et dire que la lecture du mot n’est pas seulement précédée de la lecture de l’univers, mais aussi d’une certaine manière de l’acte de « l’écrire » ou de le « réécrire », c’est-à-dire de le transformer grâce à notre pratique consciente.

Ce mouvement dynamique est pour moi l’un des aspects essentiels du processus d’alphabétisation. C’est pourquoi j’ai toujours insisté sur le fait que les mots qui servent à organiser les programmes d’alphabétisation doivent être choisis dans le vocabulaire universel des couches populaires, exprimant leur langage réel, leurs désirs, leurs inquiétudes, leurs revendications et leurs rêves. Ils doivent être lourds du sens de leur expérience existentielle et non de celle de l’éducateur. La recherche de ce que j’ai appelé « univers vocabulaire » nous procurait ainsi les mots du Peuple, chargés de monde. Ils nous arrivaient à travers la lecture de l’univers que faisaient les couches populaires. Auxquelles ils revenaient ensuite, greffés sur ce que j’appelais et appelle toujours des décodages qui sont des représentations de la réalité.

Le mot « brique », par exemple, serait inclus dans une représentation picturale : celle d’un groupe de maçons en train de bâtir une maison. Mais avant la restitution, sous forme écrite, aux couches populaires de leur mot oral en vue d’un processus de compréhension et non de mémorisation mécanique, nous provoquions d’habitude les élèves en les mettant devant un ensemble de situations codées dont le décodage ou « lecture » leur donnait la perception critique de ce qu’est la culture, grâce à la compréhension de la pratique ou du travail humain, transformateur du monde. Au fond, cet ensemble de représentations de situations concrètes rendait possible, pour les couches populaires, une « lecture » de la « lecture » antérieure du monde, avant la lecture du mot.

Cette « lecture » plus critique de la lecture antérieure, moins critique, du monde, permettait aux couches populaires, parfois dans une attitude fataliste face aux injustices, d’avoir une compréhension autre de leurs besoins. En ce sens, la lecture critique de la réalité, dans le cadre d’un processus d’alphabétisation ou non et associée surtout à certaines pratiques clairement politiques de mobilisation et d’organisation, peut devenir un instrument de ce que Gramsci appellerait une « action contre-hégémonique ».

« Les “textes”, les “mots”, les “lettres” de ce contexte s’incarnaient (…) dans les eaux de la pluie jouant à la géographie, inventant des lacs, des îles, des ruisseaux (…) dans la couleur du feuillage, dans la forme des feuilles, dans le parfum des fleurs (…). Un enfant pêche parmi les nénuphars géants d’une rivière du Brésil.

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