Références

  • Titre : « L’alphabétisation des adultes : est-elle neutre ? »
  • Auteur : Paulo Freire
  • Publication : Symposium international pour l’alphabétisation, organisé par l’UNESCO à Persépolis (Iran) du 3 au 8 septembre 1975.
  • Date de la conférence originale : 1975
  • Période freirienne : Exil (1964-1979)

Catégories : Conférences et séminaires / Publications de l’UNESCO

Notes : Suite à ce congrès, l’UNESCO adopta – sous l’influence de Paulo Freire – La Déclaration de Persépolis pour l’alphabétisation reconnue comme « une contribution à la libération et à l’épanouissement de l’homme ».

L'alphabétisation des adultes est-elle neutre ?

Voici quelques années déjà que je traite dans des articles, des interviews et des livres divers thèmes de l’éducation en général et, en particulier, de l’alphabétisation et de l’éducation des adultes. Cependant, lorsque je suis appelé à réfléchir sur ces questions, j’éprouve toujours la curiosité et l’inquiétude du chercheur. Ma longue fréquentation de ces thèmes n’est jamais parvenue à « bureaucratiser » ma curiosité. Je m’en approche, puis prends mes distances et, en définitive, je les appréhende comme des problèmes et donc comme des défis à relever. Lorsque je les revois et les réexamine, je revois et je réexamine aussi la perception que j’en ai eue au cours de ma réflexion passée, et je revois et réexamine avant tout la pratique qu’il m’a été donné d’en avoir. Ma propre pratique et celle des autres, dont je fais l’objet de mon analyse critique, est une pratique dans laquelle les thèmes se présentent comme des problèmes.

Ma curiosité ne se bureaucratise pas dans la mesure même où je ne me bureaucratise pas moi-même dans l’exercice de ma pratique, point de référence fondamental de ma réflexion.

Ainsi, l’exercice permanent de réflexion auquel je m’astreins est toujours orienté vers le concret et je m’y remets sans cesse en cause. En essayant d’extraire du concret les problèmes en forme de thèmes pour, en y réfléchissant, comprendre leurs raisons d’être, je ne cède jamais à la tentation de les transformer en de vagues abstractions. Si jamais je cédais à cette tentation, je me couperais de ma propre pratique, niant ainsi son rôle de source nourricière de ma réflexion : celle-ci se convertirait alors en un jeu purement intellectualiste, un bavardage, qui, sonore ou non, ne resterait jamais que cela.

L’unité dialectique entre action et réflexion, entre pratique et théorie s’impose à moi, quel que soit le contexte dans lequel je me trouve, qu’il s’agisse du contexte concret dans lequel j’agis ou du contexte théorique où j’examine, en prenant mes distances, ce qui s’y passe.

La pratique de penser la pratique est la meilleure manière d’apprendre à penser correctement. La pensée qui éclaire la pratique est éclairée par celle-ci, de la même façon que la pratique qui éclaire la pensée est éclairée par elle.

Aujourd’hui, en revenant sur la problématique de l’alphabétisation des adultes, avec laquelle je reste très intimement lié, j’aimerais autant que possible écrire comme si je parlais.

En procédant ainsi, j’affronte cependant deux difficultés. D’une part, le temps dont je dispose et, d’autre part, la tentation d’insister sur des analyses faites par moi en d’autres occasions à propos du même sujet, bien qu’il me soit impossible de laisser entièrement de côté certaines de ces analyses. Ainsi, au lieu de répéter simplement des arguments développés antérieurement, je m’efforcerai de les éclairer en m’astreignant à un effort de synthèse pour répondre au défi que constitue le problème du temps disponible.

Précisément parce que, comme je l’ai dit, je vais m’efforcer de rédiger ce texte comme si je parlais, je n’essayerai pas de traiter mon sujet dans un enchaînement rigoureux et encore moins d’en traiter tous les aspects. Ainsi, comme dans une conversation non formelle mais ne manquant pas pour autant de sérieux, je vais aborder quelques-uns des aspects de mon sujet à mesure qu’ils s’imposeront à ma réflexion.

Le premier de ces points qui me vient dans cette conversation écrite sur la compréhension critique de l’alphabétisation des adultes, concerne la croyance naïve, plus ou moins généralisée, dans le pouvoir de l’éducation institutionnalisée en tant que levier de la transformation de la réalité, croyance naïve que certains de mes critiques non moins naïfs affirment que je partage.

Dans un court texte que j’ai présenté l’année dernière à un séminaire d’une journée organisé par le Département de l’éducation du Conseil mondial des églises et auquel participait Ivan Illich, je me suis référé à cette question. Je disais alors que l’éducation systématique n’est pas celle qui façonne la société d’une certaine manière mais au contraire que c’est la société qui, suivant sa propre conformation, façonne l’éducation en fonction des intérêts de ceux qui détiennent le pouvoir dans cette société.

En réalité, aucune société ne s’organise à partir du système éducatif existant en son sein, auquel incomberait la tâche de façonner un certain profil de l’être humain qui serait chargé ensuite d’assurer la bonne marche de la société. Au contraire, le système éducatif se forme et se réforme au sein de la propre pratique sociale correspondant à une société donnée.

Reconnaître, d’une part, le rôle indiscutable que ce système éducatif joue dans la conservation ou la reproduction du modèle de société dont il est issu et, d’autre part, que ceux qui passent par ce système n’obtiennent pas tous les mêmes résultats, ne nous autorise pas à accorder au système éducatif un pouvoir qu’il ne possède pas : celui de créer une société, comme s’il était une instance supérieure à celle-ci.

Ce n’est pas, par exemple, l’éducation bourgeoise qui a créé la bourgeoisie, issue d’une situation historique concrète. C’est pour cela précisément que l’éducation bourgeoise en tant que système n’aurait pas pu s’instituer si la bourgeoisie n’avait pas été au pouvoir. Ceci signifie que la transformation radicale d’un système éducatif est conditionnée par la transformation radicale de la société dont il est l’expression et l’instrument. Mais précisément parce que les transformations sociales ne sont pas un fait mécanique mais historique, constituant un fait humain, elles impliquent une pratique consciente qui correspond nécessairement à une certaine éducation.

De nombreuses personnes ont la naïveté de penser, je le répète, que cette éducation est l’éducation systématique de la société que l’on prétend transformer. En vérité l’éducation systématique, dans une société répressive dont elle est issue et sur laquelle elle agit en tant qu’instrument de contrôle social, a pour rôle de préserver cette société. Par conséquent, la concevoir comme un levier de libération c’est inventer les règles du jeu et attribuer à l’éducation, comme nous l’avons dit plus haut, une autonomie qu’elle n’a pas dans le processus de transformation social sans lequel la libération n’est pas concevable en tant qu’aspiration permanente.

Cette naïveté n’exprime pas seulement un moment de la conscience aliénée, où le réel prend l’apparence de l’illusoire et l’illusoire celle de la réalité, mais renforce cette aliénation. Dans notre cas, le réel est exactement la non-autonomie de l’éducation systématique, c’est-à-dire de la scolarisation, dans le processus de transformation de la société dont elle est issue. Il est illusoire d’attribuer un tel rôle à l’éducation. Dans la perspective naïve à laquelle je me suis référé ci-dessus l’illusoire se convertit en « réel possible » et l’acceptation du réel en une sorte de « pessimisme destructif ». Il n’y a cependant aucun pessimisme chez ceux qui se libèrent par la critique de ces illusions. Au contraire, ceux qui se libèrent de ces illusions et accèdent ainsi à une perception de plus en plus claire des relations dynamiques entre société et éducation n’ont aucune raison de prendre une position négative.

Cette clarté de perception, qui ne leur est pas donnée en cadeau mais qui se forge au fur et à mesure de leur pratique consciente, les amène à découvrir le rôle véritable de l’éducation dans le processus libérateur, c’est-à-dire à découvrir la place qui est la sienne et les modes différents mais reliés entre eux de ce processus, correspondant à des moments également différents et également reliés entre eux de celui-là. Dès lors qu’ils possèdent cette clarté de perception, ils peuvent mesurer d’une manière plus ou moins exacte les limites de leur action pédagogique lorsque celle-ci s’exerce dans le cadre du système éducatif et ils n’éprouvent pas de perplexité devant le nombre infini d’obstacles qu’ils affrontent lorsqu’ils s’efforcent de mettre en œuvre un type d’éducation qui n’étant pas spontanéiste n’en refuse pas moins l’autoritarisme.

Par conséquent, plus ils se libèrent de ces illusions moins ils risquent de s’abandonner ou pessimisme, au désespoir et à attitude cynique. Au contraire, ce risque guette sans cesse ceux qui convertissent l’illusoire en un « réel possible » si, lorsqu’ils éprouvent leurs premières perplexités, ils ne sont pas capables de se débarrasser de leurs illusions.

Je crois qu’il serait bon de revenir sur certaines des affirmations faites au cours de la présente « conversation ». Que voulais-je dire, exactement, en me référant aux formes différentes et reliées entre elles qu’une éducation libératrice doit prendre à des moments également différents et reliés entre eux du processus de libération ?

En premier lieu, il me parait important d’insister sur le fait que, lorsque nous parlons de libération, d’oppression, de violence, de liberté, d’éducation nous ne nous référons pas à des catégories abstraites mais historiques. Ainsi, lorsque je parle de la femme ou de l’homme je parle d’êtres situés dans l’histoire et non d’idées abstraites. Je parle d’êtres dont la conscience se trouve intimement liée à leur vie réelle et sociale. Par ailleurs, puisqu’il ne m’est pas possible de préfigurer un champ historique existant en tant que royaume de la liberté absolue, je me réfère à la libération comme à un processus permanent au sein de l’histoire. C’est dans ce sens aussi que la révolution véritable et permanente est une révolution qui a été et qui n’est plus, puisque pour être elle doit être en devenir.

Eh bien, le processus de libération et l’action éducative qui doit participer à ce processus varie du point de vue des méthodes, des tactiques, du contenu, non seulement de société à société mais aussi à l’intérieur d’une même société, en fonction du moment historique où elle se situe ; elle varie aussi en fonction de la manière dont se présentent en son sein les rapports de force, en fonction des niveaux de confrontation entre les classes à l’intérieur du processus de libération.

Une chose est l’effort éducatif libérateur au sein d’une société où les clivages socio-économiques sont visibles à l’œil nu, où les contradictions sont évidentes et où la violence exercée contre les classes dominées par la classe dominante se situe à un niveau grossier et primaire, et autre chose est le même effort dans une société capitaliste hautement modernisée, ayant un niveau élevé de « bien-être social », dans laquelle les contradictions existantes sont moins facilement perceptibles et où la « manipulation des consciences » exerce un rôle d’une importance indiscutable dans l’occultation de la réalité. Dans ce dernier cas, plus que dans le premier, et pour des raisons évidentes, le système éducatif devient hautement sophistiqué en tant qu’instrument de contrôle social.

Autre chose encore est le même effort à l’intérieur d’une société qui a connu une transformation radicale. Dans le premier cas, c’est-à-dire quand une société n’a pas souffert de transformation révolutionnaire et dont le caractère de classe continue d’exister, que ses contradictions soient évidentes ou non, prétendre que l’éducation systématique soit l’instrument de changement de ses structures est faire preuve de la naïveté critiquée plus haut. Dans une société de ce type, l’éducation libératrice s’identifie en termes prépondérants à un processus d’organisation consciente des classes dominées en vue de la transformation des structures oppressives. Par conséquent, cette éducation, au sein de laquelle le développement d’une conscience lucide de la réalité n’est possible que par la critique de celle-ci, présuppose une action pratique à l’intérieur de cette réalité et sur elle.

Dans le second cas, où une nouvelle société commence à se constituer par la transformation révolutionnaire de l’ancienne société, transformation qui ne s’opérant pas d’une manière mécanique est pénible et difficile, les choses se passent d’une manière différente, et d’autant plus différente que le nouveau pouvoir sera mieux capable de rejeter la tentation du « consommisme » qui caractérise essentiellement le mode de production capitaliste. Avec l’apparition de nouvelles relations humaines, reposant sur une réalité matérielle différente et dépassant dans ce cas les anciennes dichotomies typiques de la société bourgeoise, telles que la dichotomie entre travail manuel et travail intellectuel, entre pratique et théorie, entre enseigner et apprendre, peut apparaître un nouveau système éducatif. De cette manière, l’éducation libératrice, qui dans l’étape antérieure s’identifiait à un processus d’organisation des classes ou des groupes dominés pour la transformation des structures oppressives sons laquelle la libération ne peut pas se concrétiser, devient maintenant un effort systématique ou service des idéaux de la nouvelle société. Ces idéaux, évidemment, sont antagoniques à ceux de l’ancienne classe dominante qui se sent opprimée du simple fait de ne plus être capable d’opprimer. C’est seulement dans la mesure où le nouveau pouvoir se consolide et que prend forme une nouvelle pratique sociale que peut disparaître progressivement la nostalgie du pouvoir chez l’ancienne classe dominante.

Si le système éducatif de l’ancienne société avait pour tâche de conserver le « statu quo », maintenant l’éducation doit devenir un élément essentiel du processus de libération permanente. Il en résulte qu’il n’est pas possible de nier, à moins que ce soit du fait d’une naïveté angélique ou par calcul, le caractère politique de l’éducation. En conséquence les problèmes de base de la pédagogie ne sont pas strictement pédagogiques mais bien politiques et idéologiques.

Je voudrais insister particulièrement sur un aspect du problème : tout au long de ce texte j’insiste sur l’impossibilité, pour moi évidente mais pas nécessairement pour tout le monde, pour le système éducatif d’être considéré comme un levier de la transformation sociale. À aucun moment, cependant, je n’ai nié de manière absolue l’utilité de faire des efforts sérieux à l’intérieur du système ; j’ai souligné les difficultés de tels efforts, sans les décrire, mais non leur inutilité.

Le problème qui se pose à ceux qui, même à des niveaux différents, s’engagent dans un processus de libération en tant qu’éducateurs, à l’intérieur ou en dehors du système scolaire mais toujours à l’intérieur de la société (stratégiquement en dehors du système mais tactiquement à l’intérieur), c’est de savoir ce qu’il faut faire, comment, quand, avec qui, pourquoi, contre qui et en faveur de qui.

C’est pourquoi, en traitant à diverses occasions, comme maintenant, du problème de l’alphabétisation des adultes je ne l’ai jamais réduit à un ensemble de techniques et de méthodes. Je ne les sous-estime pas, pas plus que je ne les surestime. Les méthodes et les techniques, de toute évidence indispensables, se font et se défont dans la praxis. Ce qui m’apparaît comme fondamental c’est la clarté par rapport à l’option politique de l’éducateur ou de l’éducatrice, ce qui implique des principes et des valeurs qu’il ou qu’elle doit assumer, c’est-à-dire la clarté par rapport au « rêve possible » devant être concrétisé. Le « rêve possible » doit toujours être présent dans nos réflexions sur les méthodes et les techniques. Il existe une indestructible solidarité entre elles et ce « rêve possible ». Si, par exemple, l’option de l’éducateur ou de l’éducatrice est en faveur de la modernisation capitaliste, alors l’alphabétisation des adultes ne peut pas dépasser la capacitation des adultes, d’une part, à lire des textes sans référence à leur contenu et, d’autre part, à mieux vendre leur force de travail sur ce qui ne s’appelle pas du fait du hasard le « marché du travail ». Si l’option de l’enseignant est autre, l’essentiel dans l’alphabétisation des adultes est que les analphabètes découvrent que ce qui est véritablement important n’est pas de lire des histoires aliénées ou aliénantes mais de faire l’histoire tout en étant fait par elle.

Risquant de paraître schématiquement symétrique, je dirais que dans le premier cas les « apprenants » ne sont jamais appelés à porter un jugement critique sur les conditionnements de leur propre pensée, à réfléchir sur la raison d’être de leur propre situation, à faire une nouvelle « lecture » de la réalité qui leur est présentée comme quelque chose qui est et à laquelle ils doivent, tout simplement, s’adapter. La pensée-langage est coupée de la réalité objective ; les mécanismes d’absorption de l’idéologie dominante ne font jamais l’objet de discussion ; la connaissance est quelque chose qui doit être « consommée » et non faite ou refaite. L’analphabétisme est considéré parfois comme une « mauvaise herbe » parfois comme une maladie, c’est pourquoi on en parle tantôt en termes de « liquidation », tantôt en tant que « ploie ».

Les analphabètes, dans le contexte général de la société de classe, sont des objets en tant qu’êtres opprimés auxquels il est interdit d’être et sont également de tels objets dans le processus d’apprentissage de la lecture et de l’écriture. C’est que dans ce processus les analphabètes ne sont pas invités à s’approprier une connaissance existante destinée à être approfondie à mesure que l’on prend conscience de ses limitations, mais à recevoir passivement une « connaissance-préfabriquée » établie une fois pour toutes.

Dans le second cas, ou contraire, les apprenants sont invités à réfléchir, dans cette approche, être conscient n’est pas une simple formule ou un « slogan ». C’est une manière d’être fondamentale propre aux êtres humains qui tout en refaisant un monde qu’ils n’ont pas fait eux-mêmes font leur monde et, dans ce faire et ce refaire, se refont eux-mêmes. Ils sont parce qu’ils deviennent.

L’apprentissage de la lecture et de l’écriture en tant qu’acte créateur, implique nécessairement, dans cette approche, la compréhension critique de la réalité. L’appropriation de la connaissance existante que les analphabètes sont appelés à réaliser à partir de leur pratique concrète leur ouvre la possibilité d’une nouvelle connaissance qui, dépassant les limites antérieures, révèle la raison d’être des faits et démystifie les fausses interprétations de ceux-ci. Alors, lorsqu’il n’existe plus aucune séparation entre la pensée-langage et la réalité, la lecture d’un texte exige la « lecture » du contexte social auquel il se réfère. Il ne suffit pas de savoir lire, mécaniquement, qu’« Eve a vu la vigne ». Il est nécessaire de comprendre quelle position occupe Eve dans son contexte social, qui cultive la vigne et qui profite de ce travail.

Les défenseurs de la neutralité de l’alphabétisation des adultes ne mentent pas lorsqu’ils accusent la clarification de la réalité dans le cadre de l’alphabétisation d’être un acte politique. Par contre, ils falsifient la vérité lorsqu’ils nient ce même caractère politique à l’occultation qu’ils font de la réalité.

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