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  • Titre : Neutralité et éducation
  • Auteur : Gauthier Tolini

Catégorie : fiche de lecture

Notes : Cet article a été publié sous le titre « Paulo Freire et la question de la neutralité dans l’éducation » dans la revue Endoctrinement et neutralité en éducation, Les Cahiers de pédagogies radicales, numéro thématique n°2, juin 2019.

 

Neutralité et éducation

Après le coup d’État qui porta les militaires au pouvoir au Brésil en 1964, Paulo Freire fut arrêté et accusé d’endoctriner ses élèves. Ainsi, les questions posées lors des interrogatoires portaient sur son engagement politique et éducatif auprès des adultes analphabètes : « Niez-vous qu’avec votre prétendue méthode, ce que vous vouliez c’était bolchéviser le pays ? » (Freire 1971, p.12). Profondément marqué par cet évènement, le pédagogue brésilien affirma tout au long de sa vie le caractère intrinsèquement politique de l’éducation tout en dénonçant les fausses injonctions à la neutralité. Avec l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro, l’œuvre de Paulo Freire est de nouveau la cible d’un régime autoritaire nostalgique du régime des militaires. Son approche pédagogique est de nouveau accusée de répandre l’idéologie marxiste dans les écoles. Dans ce contexte, il nous a semblé intéressant de présenter une synthèse des réflexions de Paulo Freire autour du caractère politique de l’éducation, de la neutralité et de l’endoctrinement.

1. L’affirmation de la nature politique de l’éducation

Paulo Freire insista sur le caractère profondément politique et idéologique de l’éducation. Ainsi, pour le pédagogue brésilien, l’éducation dépend toujours d’objectifs qui lui ont été fixés : « La nature de la pratique éducative, sa nécessité de finalité, les objectifs, les rêves qui en découlent interdisent sa neutralité. La pratique éducative est toujours politique. C’est ce que j’appelle la “politisation” de l’enseignement. La nature même de l’enseignement est politique. La question se pose alors de savoir quel type de savoir quel type de politique, en faveur de quoi et de qui, contre quoi et contre qui elle est dirigée » (Freire 1991a, p.23) ; « L’éducation marche constamment au-delà d’elle-même. Il n’existe pas d’éducation sans objectif, sans finalité. C’est ce qui empêche sa neutralité ou celle de l’éducateur » (Freire 1991a, p. 110) ; « N’importe quel projet pédagogique est politique et “bourré” d’idéologie. La question qui reste posée est de savoir en faveur de quoi et de qui, contre quoi et contre qui cette politique – dont l’éducation n’est jamais exempte – est dirigée » (Freire 1991a, p.38).

Freire considère l’éducation comme un fait humain réalisé par des êtres éthiques naturellement aptes à prendre des décisions. Dès lors, en tant que fait humain, l’éducation est imprégnée de ces choix. Dès lors, pour Freire, ce ne sont pas des individus qui politisent l’éducation, car l’éducation est déjà en elle-même politique : « La qualité d’être politique est inhérente à l’essence de l’éducation. En vérité, la neutralité de l’éducation est impossible. Cette impossibilité n’est toutefois pas déterminée par le fait que les professeurs sont des “agitateurs” et des “subversifs”. De même, l’éducation ne devient pas politique par décision de tel ou tel éducateur ; L’éducation est politique » (Freire 2006, p.123).

Si pour Freire, l’éducation, fruit de décisions humaines, ne peut pas être neutre, quels sont les intérêts de ceux et de celles qui prétendent à la neutralité de l’école ?

2. Une neutralité au service de l’exploitation et de la domination

Paulo Freire considère que l’affirmation du principe de neutralité de l’éducation sert les intérêts des classes et des idéologies dominantes. Il dénonce ainsi l’utilisation de la neutralité par le capitalisme et la domination qui se cache derrière ce concept : « Je nie la neutralité de l’éducation telle que la définit le discours pragmatique néo-libéral » (Freire 1997) ; « Je crois que jamais le professeur progressiste n’a eu à être autant attentif et informé qu’aujourd’hui face à l’expertise avec laquelle l’idéologie dominante diffuse subtilement l’idée de neutralité de l’éducation » (Freire 2006, p.111).

Pour Paulo Freire, l’éducation neutre a également pour objectif de reproduire l’idéologie dominante et les inégalités en veillant à ce que les classes sociales ne soient pas remises en cause : « Ce serait très stupide et naïf de notre part de ne pas comprendre que les écoles et l’éducation systématique reproduisent essentiellement l’idéologie de la classe dominante. Ce serait une grande naïveté de ne pas comprendre cet évènement si simple. Cela signifie que nous devons comprendre que les classes dominantes, parfois consciemment et parfois non, attendent ou demandent à l’enseignant de reproduire l’idéologie de la classe dominante ; c’est l’œuvre de l’enseignant » (Freire 1987b) ; « Du point de vue des intérêts dominants, il n’y a aucun doute que l’éducation doit être une pratique qui occulte les vérités et qui fige les individus dans leur classe sociale. Chaque fois, cependant, que la conjoncture l’exige, l’éducation dominante se fait progressiste, mais progressiste “à moitié”. Les forces dominantes stimulent et matérialisent les avancées techniques comprises et, autant que possible, réalisées de manière neutre » (Freire 2006 p.113).

Pour Paulo Freire, l’idéologie dominante ne se cantonne pas uniquement à l’exploitation économique, elle est également visible à travers le sexisme qu’une éducation présentée comme neutre perpétue : « C’est vraiment dommage qu’un éducateur n’ose pas dire à ses élèves, pour ne pas pécher contre la “chaste pureté” de l’école, que la grammaire à elle seule ne parvient pas à expliquer la règle selon laquelle, s’il y a mille femmes et un seul homme dans une salle de réunion, la concordance se fera toujours au masculin. Vous tous et pas vous toutes » (Freire 1991, p.104).

Puisque l’éducation ne peut pas être une activité neutre et que l’école actuelle est soumise aux intérêts des groupes dominants, Paulo Freire considère qu’il est du devoir des enseignants de prendre parti, d’affirmer et d’assumer leurs engagements.

3. Le droit et le devoir de l’enseignant-e de prendre parti

Pour Paulo Freire, l’enseignant-e a le droit et le devoir de prendre parti en abordant auprès de ses élèves les questions sociales et politiques. Car l’éducation est de nature politique, Paulo Freire considère que tout éducateur doit clairement affirmer ses propres choix politiques et les assumer : « Le “travailleur de l’enseignement” en tant que tel est un politique, qu’il en soit conscient ou non. À partir de là, il me paraît essentiel que tout éducateur ou éducatrice assume, le plus vite possible, la nature politique de sa pratique. Qu’il se définisse politiquement. Qu’il choisisse son option et cherche à être cohérent par rapport à celle-ci » (Freire 1991, p.43) ; « Il ne fut déjà plus possible d’exister sans assumer le droit et le devoir d’opter, de décider, de lutter, de faire de la politique » (Freire 2006 : p. 68) ; « Je ne puis être professeur si je ne perçois pas chaque fois mieux que, pour ne pas rester neutre, ma pratique exige de moi une définition. Elle m’impose de prendre position, de décider, de rompre. Elle exige de moi que je choisisse entre cela et cela. Je ne puis être professeur en faveur de qui que ce soit et de n’importe quoi. Je ne puis être professeur simplement en me déclarant pour l’Homme ou de l’Humanité, phrase dont la généralité trop vague contraste avec la pratique éducative concrète » (Freire 2006, p.116).

Pour Paulo Freire, parce qu’elle est politique, l’éducation relève également du domaine de l’éthique : « La pratique éducative n’est pas neutre, c’est une éthique. Elle a à voir avec des principes de morale qui ont leurs limites » (Freire 1997). Dès lors pour Freire, l’enseignant doit prendre parti et assumer ses choix devant ses élèves au nom de l’éthique : « Agissant au sein de la salle de classe, ma présence ne peut être omise, et je dois être considéré comme un sujet qui opère des choix. Je dois révéler aux élèves que je suis capable d’analyser, de comparer, d’évaluer, de décider, d’opter, de rompre. Je dois montrer ma capacité à rendre justice, à ne pas faillir au respect de la vérité. Par éthique, il me faut témoigner par moi-même » (Freire 2006, p.111-112). Cette manière d’affirmer et d’assumer ses décisions est pour l’enseignant aussi un outil éducatif, il s’agit de favoriser aussi cette capacité chez les élèves : « Au contraire, mon rôle est de témoigner du droit de comparer, de choisir, de rompre, de décider et de stimuler l’assomption de ce droit pour les apprenants » (Freire 2006, p.85-86) ; « Comment est-il possible de former des jeunes, si l’éducateur n’a pas atteint pour lui-même une autonomie en tant que sujet qui juge, qui rêve, qui aime, qui à la rage, etc. » (Freire 1997).

Tout au long de sa carrière, Paulo Freire a encouragé les enseignant-e-s à prendre parti et à se mêler des questions sociales et politiques devant leurs élèves. Cependant, la pédagogie de l’éducateur brésilien qui est profondément démocratique s’oppose à toute forme d’endoctrinement.

4. Une pédagogie dialogique opposée à l’endoctrinement

Ainsi, dans un cadre démocratique, Paulo Freire ne cherche pas à imposer ses opinions à ses élèves et leur expose les autres choix possibles : « En tant que professeur libérateur, je suis très clair au sujet de ce que je veux. Cependant, je ne manipule pas les étudiants. C’est cela qui est difficile. Bien que j’ai certaines certitudes sur mes “lendemains”  et mes “au-delà”, je ne peux pas manipuler les étudiants pour les amener avec moi dans mes rêves. Je dois les éclairer sur ce qu’est mon rêve, mais je dois leur dire qu’il y a d’autres rêves que je considère comme mauvais (rires !). Vous comprenez ? C’est l’alternative que nous avons : être manipulateurs ou être radicalement démocratiques. Cela signifie qu’il faut accepter la nature directive de l’éducation. Il existe une directivité de l’éducation qui ne lui permet pas d’être neutre. Nous devons dire aux élèves comment nous pensons et pourquoi nous le pensons. Mon rôle n’est pas de me taire. Je dois convaincre les élèves de mon rêve, mais pas les conquérir à mes plans personnels. De même que les élèves ont le droit d’avoir de mauvais rêves, j’ai le droit de leur dire que ce sont de mauvais rêves : réactionnaires, capitalistes ou autoritaires » (Freire 1987a).

La pédagogie développée par Paulo Freire est fondée sur une pratique dialogique : « l’action dialogique n’admet pas un sujet qui domine et un objet dominé, mais seulement des sujets qui se rencontrent pour déchiffrer le monde, pour le transformer » (Freire 1974, p.161). Dans ce cadre dialogique, l’enseignant ne domine pas l’apprenant, mais doit stimuler en lui et en elle sa « capacité critique » et à exprimer ses « doutes rebelles » et son « insoumission » (Freire 2006, p. 43). Dans ce cadre, l’élève est invité à exprimer ses doutes et son opposition vis-à-vis des opinions de l’enseignant : « Je ne peux lui nier ou lui cacher ma posture, mais je ne peux, non plus méconnaître son droit de la rejeter » (Freire 2006, p.85-86).

En tant que pédagogie de libération au service des opprimés, Paulo Freire vise à faire des élèves dominés des sujets capables de décider et de transformer le monde. Manipuler les élèves serait les rabaisser au rang d’objets : « Prétendre les libérer sans les faire réfléchir sur leur propre libération, c’est les transformer en objets que l’on doit sauver d’un incendie. C’est les faire tomber dans le piège de la démagogie et les transformer en masse de manœuvres » (Freire 1971a, p.44-45).

Conclusion

La pédagogie de libération de Paulo Freire a pour objectif de faire acquérir aux élèves une conscience critique des oppressions qu’ils ou elles subissent pour s’en libérer. Cette pédagogie se prémunit de tout risque d’endoctrinement son approche profondément démocratique et dialogique. Si cette pédagogie permet aux élèves de prendre conscience des oppressions et de s’engager pour y mettre fin, c’est que ces oppressions existaient dans la société indépendamment des opinions des enseignant-e-s sans que les personnes au pouvoir se préoccupent d’y mettre fin. Ce fait est rappelé par Francisco C. Weffort dans la préface qu’il rédigea de l’ouvrage L’Éducation, pratique de la liberté de Paulo Freire : « Conscientiser ne signifie pas, en aucune façon, faire de la propagande idéologique ou proposer des mots d’ordre. Si la conscientisation ouvre le chemin à l’expression des revendications sociales, c’est parce que celles-ci sont des composantes réelles d’une situation d’oppression » (Freire1971, p.17).

Références bibliographiques des citations de Paulo Freire :

1971 : Conscientisation, Recherche de Paulo Freire, INODEP.

1974 : Pédagogie des opprimés suivi de Conscientisation et révolution, Paris, éditions Maspero.

1987a : Medo e Ousadias (avec Ira Shor), extraits traduits par Irène Pereira.

1987b : « Paulo Freire à Athènes (du 8 au 15 septembre 1987), ses idées pédagogiques et notre réalité en matière d’éducation ».

1991a : L’Éducation dans la ville, Paris, éditions Paideia, 1991.

1991b : « Extraits de la conférence de Paulo Freire au Séminaire des éducateurs Freinet du Nord-Est à Olinda-Pernambuco, Brésil », Le Nouvel Éducateur, octobre 1991, p.4.

1996 : « Pratique de la pédagogie critique », conférence donnée en espagnol à l’Université de Comahue (Argentine) en 1996 (traduction d’Irène Pereira).

1997 : « Rencontre avec Paulo Freire », Le Nouvel Éducateur, mars 1997, p.21-23.

2006 : Pédagogie de l’autonomie, Toulouse, éditions Érès, 2006 [édition originale datée de 1996].

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