Références

  • Titre : Freire/Illich : pédagogie des opprimés, oppression de la pédagogie, da
  • Auteur : Paulo Freire ; Ivan Illich ; Rosiska Darcy de Oliveira ; Pierre Dominicé
  • Revue : Document IDAC n°8, Genève, 1975
  • Date des conférences originales : 1974
  • Période freirienne : Exil (1964-1979)

Catégories : Conférences et séminaires

Notes : Cet ouvrage contient plusieurs extraits traduits en français du séminaire commun animé par Ivan Illich et Paulo Freire au Conseil œcuménique des Églises à Genève en 1974.

Freire/Illich : pédagogie des opprimés, oppression de la pédagogie

Le débat pédagogique

L’école, au cours de ces cinquante dernières années, a subi l’assaut de critiques nombreuses qui n’ont, toutefois, que très modérément ébranlé ses fondements. La mise en question radicale du modèle scolaire présentée par FREIRE et ILLICH fait donc suite à une série d’interrogations qui tendent toutes à invalider la pratique scolaire traditionnelle. Il nous paraît ainsi important, avant de procéder à l’analyse critique de ces deux auteurs, de les situer dans le contexte critique de la réflexion pédagogique contemporaine. En nous centrant, dans un premier temps, sur l’originalité pédagogique de leur contribution, nous espérons montrer que les thèses qu’ils défendent correspondent à un champ d’interrogation peu exploré par ceux qui ont jusqu’ici conduit les assauts les plus violents contre la pédagogie traditionnelle.

Parmi les courants qui caractérisent le cheminement critique de la pensée pédagogique, nous pouvons reconnaître de façon schématique un certain nombre de tendances dominantes :

1 — une première perspective, centrée sur l’enfant, s’efforce d’axer la vie scolaire sur l’activité des élèves. Il ne s’agit plus de transmettre des connaissances ou de suivre un programme officiel, mais de fournir à l’enfant des moyens lui donnant l’occasion de construire les notions propres à son développement intellectuel et lui permettant de réagir à son environnement. Enseigner n’a dès lors de sens que si le pédagogue sait se mettre à la disposition de l’enfant, s’adapter à son langage, se plier à sa conduite ou à ses modes de socialisation. L’école dite « active » ou « nouvelle » qui a entraîné tout un mouvement de pédagogues derrière des inspirateurs (comme M. Montessori, C. Freinet ou E. Decroly) qui avaient eux-mêmes mis en pratique ces principes dans leurs classes, demeure aujourd’hui encore un pôle de référence. À bien des égards, les thèmes développés par ce courant de pensée restent actuels. Les idées d’invention, de créativité, d’actualité sont encore subversives dans un système scolaire qui continue, malgré tout ce qui a été dit, répété et prouvé, à faire valoir l’idée erronée que l’apprentissage entraîne le développement au lieu de reconnaître, avec la psychologie génétique, que c’est bien le développement de l’enfant qui permet l’apprentissage.

2 — parallèlement à cette conception centrée sur le développement intellectuel de l’enfant, il existe, de manière souvent complémentaire, une volonté d’accorder une priorité à son évolution socio-affective. Comme l’a démontré Piaget, de même qu’il fonctionne mentalement selon des paliers de développement qui sont à l’origine de son acquisition des notions, l’enfant vit un processus de croissance affective et sociale, caractérisé par une progression de stades ou d’étapes constitutives de sa personnalité. Son comportement en classe, ses attitudes face à l’enseignant, sa disponibilité face aux tâches scolaires découlent de la façon dont il vit son développement. Dans ces conditions, le manque de sensibilité des pédagogues envers la maturation affective propre à chaque enfant entraîne des conflits, des blocages, des frustrations et des phénomènes de dépendance qui interfèrent constamment avec la pratique scolaire. En revanche, les pédagogues qui sont soucieux de respecter cette dimension affective et sociale sont amenés spontanément à modifier les programmes et l’organisation de leur classe.

Dans ces deux premières tendances que nous venons d’évoquer, nous avons à faire à une orientation pédagogique constamment préoccupée de réinventer la pratique scolaire sur la base de l’élucidation des besoins propres aux enfants et, de générale, aux participants d’un processus de formation.

3 — sous l’influence de la psychanalyse et de la psychothérapie, un troisième courant met l’accent sur le rôle de l’enseignant, sur la place occupée par l’adulte dans la relation pédagogique. En effet, des études nombreuses ont mis en lumière l’importance des investissements affectifs vécus par les maîtres dans la vie d’une classe. Toutefois, dans le fonctionnement du modèle pédagogique traditionnel, toute une série de phénomènes relationnels de transfert et de contre-transfert, d’identification et de projection, pour ne citer que quelques exemples, sont le plus souvent annulés. Incapables de comprendre et de maîtriser les conflits de toute sorte qui naissent dans la relation pédagogique, beaucoup d’enseignants cherchent à se rassurer et à s’affirmer en adoptant une attitude autoritaire et bureaucratique. Les réactions souvent passionnelles que provoque la notion de non-directivité montrent que beaucoup de pédagogues, en défendant la hiérarchie, accordent une grande importance aux normes de comportement de la classe au lieu de se soucier de la façon dont ils assument personnellement l’affrontement pédagogique.

4 — plusieurs pédagogues cherchent actuellement à développer une vie de groupe dans leur classe. Ils accordent, en conséquence, une place décisive à la constitution de la classe comme groupe ou à la mise en place dans la classe de groupes de travail homogènes ou hétérogènes. Le souci de la relation pédagogique s’élargit dans une perspective qui tend à valoriser la vie sociale de la classe et à favoriser le développement social à partir de leur expérience la vie de groupe.

Toutefois, les pédagogues qui se sont lancés dans ce genre d’initiative savent à quelles difficultés ils ont dû se heurter en raison des habitudes scolaires des élèves et du rythme de travail imposé par les programmes et les horaires officiels. Par ailleurs, les contrôles hiérarchiques auxquels ils sont soumis ont fait souvent avorter ce type d’expérience qui demeure donc bien contraire au mode d’organisation imposé par le système scolaire.

5 — un cinquième courant est celui de la « pédagogie institutionnelle », dont l’intention consiste précisément à essayer de briser l’interdit bureaucratique qui pèse sur toute tentative de réorganisation de la vie du groupe-classe. La mise en place d’institutions internes, gérées par la classe, doit amener celle-ci à résister aux pressions externes et à mordre peu à peu sur les règlements administratifs et les directives officielles concernant les programmes, les modes d’évaluation et le découpage-horaire. Cette restructuration de la vie scolaire, vécue à l’intérieur d’une classe ou d’un groupe nécessite une démarche d’autogestion pédagogique qui s’appuie sur une analyse constante du contexte institutionnel dans lequel elle s’inscrit. Dans le cadre bureaucratique actuel, cette pédagogie n’est guère possible. C’est la raison pour laquelle elle est réservée le plus souvent à des classes marginales dans lesquelles la pression institutionnelle externe est quelque peu limitée. Dans son intention, elle peut toutefois donner lieu à des expériences intéressantes dont le caractère subversif est évident. Il ne s’agit plus ici de transformer la pédagogie traditionnelle dans une pratique scolaire axée sur une meilleure organisation de la vie de la classe, mais bien de porter atteinte à l’ensemble de l’institution scolaire pour mettre en place des processus de formation qui échappent à son contrôle. Le projet pédagogique est plus ambitieux et aussi plus périlleux.

Ces cinq orientations pédagogiques sont dans les faits souvent convergentes. S’il est certains pédagogues mettent l’accent sur un des aspects que nous avons brièvement décrits et s’attachent plus particulièrement à suivre l’une des tendances que nous avons retenues, l’ensemble des expériences qui échappent au canon pédagogique traditionnel semblent indiquer une sorte de filiation entre ces différentes perspectives. La préoccupation de l’enfant, du « client », de l’éduqué, qu’elle soit cognitive, affective ou sociale engage en général une réflexion sur la place du pédagogue et une modification de son rôle dans la vie de la classe. Celle-ci entraîne, à son tour, une restructuration du travail fait en classe et une gestion commune des méthodes de travail adoptées. Elle débouche sur une mise en question de l’institution en raison des limites à l’intérieur desquelles elle doit se contenir. Autrement dit, sans nier une certaine polarisation pédagogique dans l’une ou l’autre des directions que nous avons décrites, nous pensons que tout pédagogue qui se lance dans une expérience nouvelle est amené à traiter progressivement l’ensemble des aspects mentionnés. Son expérience, par la rupture qu’elle implique des pratiques traditionnelles, le sensibilisera à ces différentes dimensions.

C’est une des raisons, à notre avis, qui explique l’intérêt éprouvé par ces pédagogues pour les idées défendues par Ivan Illich ou Paulo Freire. En transformant la pratique scolaire, en s’efforçant de découvrir des besoins propres aux enfants ou aux adolescents, avec lesquels ils travaillent, en cherchant à inventer de nouvelles formes d’organisation de leur classe, en s’interrogeant sur les programmes et les règlements administratifs, ces pédagogues sont amenés, à cause des difficultés qu’ils rencontrent, à radicaliser leur critique de l’école. Découragés face au peu de changement qu’ils obtiennent, beaucoup d’entre eux renoncent à croire qu’une transformation de l’école est possible. Ils rêvent à une alternative qui leur permette de réaliser les objectifs éducatifs qu’ils poursuivent. La rupture que constitue leur pratique pédagogique les rend ainsi perméables à une analyse qui dénonce la fonction de l’école ou la finalité de l’enseignement.

Dans notre esprit, la pensée d’Illich et celle de Freire correspondent donc à un nouveau palier dans le développement des courants pédagogiques contemporains. Elle intervient, au terme d’un cheminement qui suit le déroulement que nous avons décrit, comme la phase ultime de l’interrogation sur l’école. Elle se situe dans la dernière étape de la filiation que nous avons présentée. En effet, ceux qui ont modifié leur conception de l’école au gré de leurs expériences pédagogiques peuvent admettre sans peine la perspective d’une « inversion institutionnelle » ou d’un nouveau modèle de formation.

Ainsi, avec Illich et Freire, la réflexion pédagogique débouche sur la problématique politique. Confrontées à ces deux auteurs, les différentes orientations critiques évoquées précédemment sont appelées à définir de façon plus explicite le cadre de référence idéologique et politique qui leur est sous-jacent.

D’autre part, cette introduction du débat politique pose sous un éclairage nouveau l’analyse de l’apport des sciences humaines au processus d’éducation. En effet, poser des questions de fond sur la fonction de l’école et la finalité de l’enseignement est essentiel pour empêcher que l’apport des sciences humaines — que ce soit la psychologie génétique, la psycho-sociologie ou la psychanalyse — ne se limite à favoriser un meilleur fonctionnement du système scolaire, en obtenant certes des changements pédagogiques, mais en esquivant l’interrogation politique.

Parmi les enseignants qui découvrent avec intérêt Illich ou Freire, nombreux sont ceux qui ont suivi les différentes étapes de la filiation dont nous parlions. À force de rencontrer des difficultés et de se heurter à un contrôle institutionnel qui brise chacune de leurs initiatives, ils sont prêts à recevoir de ces auteurs les instruments d’analyse qui les aident à comprendre les raisons des limites ou même des échecs de leurs efforts.

Contrairement aux pédagogues qui illustrent les différents paliers de ce que nous avons appelé une filiation, qu’il s’agisse de Freinet, de Carl Roger ou A. S. Neill, Freire et Illich ne proposent pas d’alternative scolaire à la pédagogie traditionnelle. Leur contribution est essentiellement critique, même s’ils jettent les bases d’un projet de formation à caractère politique. En visant l’éclatement du carcan que constitue le modèle scolaire, ils ouvrent une perspective nouvelle à l’éducation. Leurs textes, plutôt que de fournir des recettes ou de proposer des méthodes, redonnent aux pédagogues le goût de l’utopie. Il faut, donc, les considérer comme un appel à l’imagination pédagogique.

1. Illich : l’école à quoi bon ?

Pour comprendre la pensée d’Ivan Illich, il faut faire un effort préalable d’organisation d’un ensemble d’idées qui, tout en ayant une cohérence interne, se trouvent dispersées dans différents articles.

Son œuvre est marquée par trois points de repère fondamentaux : – d’abord, sa critique s’adresse à une institution spécifique à laquelle il a appartenu et qu’il connaît du dedans : l’Église ; – ensuite, son attention se tourne vers l’institution scolaire qu’il attaque dans son essence même ; – enfin, sa remise en question s’élargit à l’ensemble de la société industrielle et aux institutions de contrôle social qui lui sont propres.

La critique de l’Église

Dans ses premiers travaux, Illich nous présente l’Église institutionnelle comme une grande entreprise, employant à plein temps une quantité d’hommes, dont elle assure la survie matérielle en échange d’une formation qui les transformera en spécialistes du salut. La foi des gens doit passer par l’institution ecclésiastique, dont les prêtres sont les seuls représentants et médiateurs autorisés.

À la bureaucratisation progressive de l’Église, Illich veut opposer une « sécularisation » croissante, qu’on pourrait comprendre comme une sorte de « démocratisation du ministère », avec disparition graduelle du monopole de l’Église sur le sacré. Anachronique par rapport aux exigences de la société d’aujourd’hui, ce ministère a besoin de subir un changement profond dans ses structures :

« Demain, c’est un laïc ayant reçu les ordres qui présidera aux réunions ordinaires d’une communauté chrétienne. Le ministère ne sera plus alors considéré comme un emploi, mais comme une occupation du temps de loisir. […] Au lieu de voir des étrangers venir au rassemblement dominical, ce seront des amis qui se rencontreront périodiquement. Un scribe ou un fonctionnaire de l’Église n’assurera plus la présidence, mais un dentiste, un ouvrier d’usine ou un professeur, bref, quelqu’un possédant un travail indépendant. Le ministre sera alors un homme riche de sagesse chrétienne par suite de sa participation, au cours de sa vie, à une liturgie intime, plutôt qu’un diplômé de séminaire qui n’a que des formules “théologiques” pour toute expérience ». (Lib. l’Av., p. 79).

Cette proposition de démocratisation du ministère implique au sein de l’Église un processus de « décléricalisation ». Celui-ci annonce déjà, au moment de la critique de l’institution ecclésiastique, la notion de déscolarisation. En effet, de même que la foi ne doit pas se laisser bureaucratiser et devenir la chasse gardée d’une institution et de ses employés, de même il faut empêcher que le savoir ne devienne le monopole de l’école et des enseignants. Pour Illich, la déscolarisation s’impose.

La critique de l’école

« L’école est une institution fondée sur l’axiome que l’éducation est le résultat de l’enseignement » (Soc. s. Ec. p.56). Voilà la prémisse de base qu’Illich mettra directement en question. Le savoir stocké et distribué par l’école n’est pour lui qu’une marchandise, devenue une des monnaies d’échange les plus précieuses de la société :

« C’est à un bien de consommation que nous donnons aujourd’hui le nom d’ » éducation » ; c’est un produit dont la fabrication est assurée par une institution officielle appelée « école » […] Plus un être humain « consomme » d’éducation, plus il fait fructifier son savoir et s’élève dans la hiérarchie des capitalistes de la connaissance. L’éducation définit une nouvelle pyramide des classes, dans la mesure où les gros consommateurs de savoir peuvent ensuite prétendre rendre des services de valeur plus éminente à leur société. Ils représentent les placements sûrs dans le portefeuille du capital humain d’une société et eux seuls ont bientôt accès aux outils les plus puissants ou les moins répandus de la production » (Soc. s. Ec. p. 192/3).

Et pourtant, riposte Illich, c’est toujours en dehors de l’école que nous apprenons la plus grande partie de ce que nous savons. Parmi les copains, à travers les bandes dessinées ou la télévision, par des observations fortuites, les enfants apprennent davantage que dans l’enceinte « sacrée » de l’école.

Malgré cela, l’institution scolaire garde un prestige incontestable dans les sociétés modernes. Elle consomme une part énorme du budget des pays « développés », tandis que la scolarisation des masses reste le rêve insaisissable des pays « sous-développés ». Comment expliquer cela ? Selon Illich, ce prestige de l’école découle d’une série de mythes :

« Le mythe des valeurs institutionnalisées »

L’école est partie intégrante et pièce fondamentale d’une société qui croit à la consommation illimitée. L’idée de base est simple : le système de production fabrique un bon produit ; il faut nécessairement qu’il soit consommé. Or, l’éducation est le produit de l’enseignement et l’enseignement se donne à l’école ; il faut donc y aller. L’école devient la seule institution autorisée capable d’éduquer. L’acceptation de ce postulat fait naître, d’une part, le désir frénétique de se faire éduquer et engendre, d’autre part, une méfiance profonde vis-à-vis de toute connaissance acquise en dehors du circuit « normal » de transmission du savoir, à savoir, l’institution scolaire.

En revanche, toute initiative personnelle et créatrice allant dans le sens d’une auto-éducation ou d’une co-éducation conçue en dehors des canaux « convenables » est étouffée. Aller à l’école et poursuivre la scolarité obligatoire devient synonyme d’être éduqué.

« Le mythe des valeurs étalonnées »

Le développement personnel, qui devrait être le but d’une vraie éducation, peut-il être mesuré ? Illich répond que non et dénonce les critères d’évaluation appliqués à l’école.

« L’école prétend séparer le savoir en matières distinctes ; puis, de ces blocs préfabriqués, bâtir conformément à un programme donné ; enfin, mesurer le résultat par quelque mètre étalon universel » (Société sans École, p. 73).

Non seulement on accepte que l’école seule produise l’homme éduqué, mais encore on se soumet aux normes et aux critères d’évaluation du travail scolaire. La compétition devient la règle ; le succès se mesure à l’échec des autres. Nous passons tous par cette « toise » que l’école nous impose.

« Le mythe des valeurs conditionnées »

Les « programmes scolaires » — ce savoir empaqueté — sont vendus par l’école. Comme dans toute entreprise moderne, il est impératif d’étudier la demande du consommateur qu’est l’élève, mais aussi de l’influencer, voire de la créer. Les élèves sont conditionnés à consommer ce qu’on leur donne comme étant ce qui est bon et nécessaire.

« On apprend aux consommateurs, c’est-à-dire aux élèves, à ne consommer que ce que l’on peut mettre sur le marché » (Société sans École, p. 75).

« Le mythe du progrès éternel »

Parler de consommation c’est parler d’un processus permanent et croissant. La course aux diplômes et l’accumulation des titres sont associées à un bon fonctionnement intellectuel et constituent la pré-condition d’une réussite sociale. L’éducation permanente et l’éducation des adultes, selon Illich, ne font qu’exprimer cette nécessité qu’à l’industrie-école de rechercher un rendement maximum et de se créer une demande à chaque fois mieux élaborée.

Il ressort de l’énoncé de ces quatre mythes que l’école repose bien sur le principe de la consommation dont elle met en œuvre l’idéologie. L’institution scolaire est en elle-même idéologique dans la mesure où elle affirme le mythe de « l’efficacité bienveillante des bureaucraties éclairées par le savoir scientifique ». Illich conclut son réquisitoire en estimant que « les écoles sont toutes semblables dans tous les pays, qu’ils soient fascistes, démocrates, socialistes, petits ou grands, riches ou pauvres ».

Sur la base de ce réquisitoire, Illich se propose d’imaginer des « institutions éducatives » différentes, appartenant à une société qui n’existe pas encore mais que leur mise en place contribuerait à créer. Il propose la constitution de « réseaux du savoir », capables de répondre aux trois intentions d’un véritable système éducatif : – à tous ceux qui veulent apprendre, il faut donner accès aux ressources existantes à n’importe quelle époque de leur vie ; – ceux qui désirent partager leurs connaissances doivent pouvoir rencontrer toute autre personne qui souhaite les acquérir ou les échanger ; – les porteurs d’idées nouvelles, qui sont prêts à affronter l’opinion publique, doivent pouvoir se faire entendre.

Ces « réseaux du savoir » implique de plus la valorisation de ce qu’Illich appelle les « possibilités éducatives ». Les « objets éducatifs » c’est-à-dire les supports matériels utilisés dans l’éducation formelle (un laboratoire, par exemple) ne seraient plus manipulés exclusivement par des spécialistes, mais mis à la disposition du public à la suite d’une information élémentaire. Dans ce contexte, l’acquisition des connaissances se ferait à travers un service d’informations qui mettrait en rapport d’une part ceux qui, ayant une connaissance spécifique, veulent la partager et, d’autre part, ceux qui, n’ayant pas de connaissances approfondies sur un sujet donné, veulent en discuter « entre pairs ».

Les « réseaux du savoir » prétendent être l’alternative qui viderait l’institution scolaire de son pouvoir, parce qu’elle supprimerait l’autorité fondée sur le monopole de la connaissance, des notes ou toute autre formule de mesure, des programmes pré-établis, de la progression interminable dans le monde des diplômes, etc. Leur mise en place impliquerait, selon Illich, la désagrégation d’un pouvoir centralisé dans une information prestigieuse et son remplacement par la décentralisation et la spontanéité.

La critique du mode industriel de production

Dans l’évolution de la pensée d’Illich, le système scolaire n’apparaît que comme l’exemple type d’une situation qui se répète dans d’autres secteurs du monde industriel, tels le système de soins médicaux ou celui du transport. Au-delà de certaines limites, la production d’un service, dit d’utilité publique, qui est censé répondre à un besoin collectif, dit élémentaire (comme l’éducation, la santé ou le transport), devient un obstacle à la satisfaction de ce besoin. Au-delà de certains seuils critiques de croissance, l’outil et les instruments destinés à servir l’homme échappent à son contrôle, se retournent contre lui et l’assujettissent. L’Éducation institutionnalisée bloque la connaissance, la médecine rend malade et, dans les grandes villes, chacun dédié à sa voiture l’équivalent de plusieurs années de sa vie pour finalement se déplacer plus lentement qu’au Moyen Âge.

« Passé un certain seuil, la société devient une école, un hôpital, une prison ». Tel est le thème central de La Convivialité, dernier ouvrage d’Illich publié en français, où la critique institutionnelle de l’école est élargie à l’ensemble du mode industriel de production : « Au stade avancé de la production de masse, une société produit sa propre destruction. La nature est dénaturée. L’homme déraciné, castré dans sa créativité, est verrouillé dans sa capsule individuelle. […] Le mode industriel de production fait des hommes la matière première que travaille l’outil » (Convivialité, p.11).

Soumise à l’autorité « rationnelle » de technocrates, la société industrielle se donne pour but la recherche de la productivité optimale et la croissance illimitée. La réalité concrète est toutefois bien différente du mythe du progrès continu. La dégradation constante des conditions matérielles d’existence, l’appauvrissement de la qualité de la vie, le pillage des ressources naturelles, le sentiment grandissant de malaise et d’impuissance ressenti par de plus en plus de gens confrontés à une existence aliénée et à une société inhumaine, tout ceci remet en question « le monopole du mode industriel de production » et ouvre la voie à « la possibilité de définir conceptuellement d’autres modes de production post-industriels ».

La visée d’Illich, dans son essai, est double :

— « dresser un tableau du déclin du mode industriel de production et de la métamorphose des professions qu’il engendre et nourrit » ;

— « montrer que les deux tiers de l’humanité peuvent encore éviter de traverser l’âge industriel s’ils choisissent dès à présent un mode de production fondé sur un équilibre post-industriel, cela même auquel les nations surindustrialisées vont être acculées par la menace du chaos ». (Convivialité, p. 9).

Il ne s’attaque pas à un système ou régime politique particulier, mais au mode de production industrielle lui-même. Fondé sur la recherche absolue de la productivité et du rendement, ce mode de production a dépassé « le seuil » de l’échelle humaine. L’homme a construit un environnement qu’il ne comprend plus, qu’il ne maîtrise plus et qui l’opprime. Il ne se reconnaît plus ; il est un homme aliéné. Les oppositions politiques traditionnelles ne suffisent plus à rendre compte de ce fait élémentaire :

« Peu importe qu’il s’agisse d’un monopole privé ou public, la dégradation de la nature, la destruction des liens sociaux, la désintégration de l’homme ne pourront jamais servir le peuple » (Convivialité, p.11) ; « La dictature du prolétariat et la civilisation du loisir sont deux variantes politiques de la même domination par un outillage industriel en constante expansion ». (idem, p. 11).

À l’intérieur de ce mode industriel de production, des activités humaines, telles que s’éduquer, se nourrir, se guérir, communiquer ou se déplacer, sont devenues captives des institutions qui les transforment toutes en « services-produits ». L’initiative créatrice de la population est progressivement étouffée. Personne ne peut plus survivre sans faire appel à ces « services ». Ils deviennent ainsi des denrées de première nécessité. D’autre part, ces institutions qui monopolisent la prestation de ces « services » tendent, inévitablement, à jouer le rôle d’instruments de contrôle social.

« Une société surindustrialisée rend malade en ce sens que les gens sont incapables de s’y intégrer. Ils se révolteraient contre elle si les docteurs ne leur fournissaient un diagnostic expliquant leur incapacité à “faire face” comme un défaut de santé ». (Medical Nemesis).

La société industrielle est donc, selon Illich, un monde à l’envers. Sous le couvert de la rationalité technocratique, l’irrationnel et l’absurde sont de règle. Ce point-clé est très peu illustré par Michel Bosquet, dans Ion compte-rendu des derniers écrits d’Illich sur la médecine. Si l’on admet que, souvent, la maladie est la réponse inévitable d’un individu sain à une situation locale insupportable :

« agir alors comme si le mal c’étaient les symptômes et non le travail qui les provoque, c’est faire remplir à la médecine une tâche complémentaire de l’école, de l’armée et de la prison : celle de fournir des individus “normalisés” socialement, c’est-a-dire ajustés (par conditionnement chimique au besoin) au rôle social que la société a défini eux ». (dans Le Nouvel Observateur, nᵒ 520, 28 octobre 1974, p.116).

Illich veut en conséquence recréer la société et « inverser les institutions » pour mettre en valeur l’énergie personnelle, redécouvrir la créativité, reconquérir une marge d’action autonome permettant à l’individu le contrôle de sa propre vie. Cette réinvention présuppose l’identification des seuils critiques au-delà desquels l’outil échappe au contrôle de l’homme :

« Si nous voulons pouvoir dire quelque chose du monde futur, dessiner les contours théoriques d’une société à venir qui ne soit pas hyper-industrialisée, il nous faut reconnaître l’existence d’échelles et de limites naturelles. J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée, la collectivité et non au service d’un corps de spécialistes. Convivialité est la société où l’homme contrôle l’outil ». (Convivialité).

Pour Illich, il ne s’agit pas d’un retour en arrière ou d’un refus des conquêtes scientifiques en tant que telles, mais plutôt d’un refus de tout usage de ces découvertes qui conduit à une spécialisation des tâches, à une institutionnalisation des valeurs et à une centralisation du pouvoir. Il propose une réorganisation sociale, fondée sur de nouvelles valeurs : survie, équité, autonomie créatrice.

« Chacune de ces valeurs limite à sa manière l’outil. La survie est la condition nécessaire, mais non suffisante, de l’équité — on ne peut survivre en prison. L’équité dans la distribution des produits industriels est la condition nécessaire, mais pas suffisante, d’un travail convivial. L’autonomie, comme pouvoir de contrôle sur l’énergie, enveloppe les deux premières valeurs citées et définit le travail convivial ». (Convivialité, p. 31).

C’est évidemment à la lumière de ce constat d’échec du projet industriel qu’Illich attire l’attention des peuples du Tiers Monde sur les risques que comporte une imitation du « modèle de développement » occidental. Il est encore temps pour les sociétés « dites sous-développées » dans lesquelles la rationalité technocratique n’a pas encore envahi toutes les sphères de la vie personnelle et sociale, de faire marche arrière, de redéfinir des priorités et de faire des choix de valeurs non-productivistes qui préserveraient l’équilibre naturel de ces sociétés ou rétabliraient leurs rapports conviviaux :

« S’ils savent définir des critères d’utilisation de l’outillage, les pays pauvres entameront plus facilement leur reconstitution sociale et, surtout, accéderont plus directement à un mode de production post-industriel et convivial. Les limites qu’ils doivent adopter sont du même ordre que celles que les nations industrialisées devront bien accepter pour survivre. La convivialité, accessible dès maintenant aux “sous-développés”, coûtera un prix inouï aux “développés” ». (Convivialité, p. 157).

D’accord, mais…

Pour bien saisir la portée de la pensée d’Illich, il nous paraît d’abord nécessaire de nous interroger sur la signification qu’il attribue dans ses écrits aux concepts d’« école » et d’« éducation ».

Quand Illich parle d’ÉCOLE, il ne se réfère pas uniquement aux problèmes quotidiens qu’affrontent les enseignants dans leur salle de classe. L’objet de sa dénonciation est l’institution scolaire. C’est le système scolaire qui est la cible d’une condamnation d’une sans appel. Tout aménagement ou réforme du cadre scolaire est écarté. Il faut détruire l’institution.

Le refus est donc bien radical : la situation institutionnelle de l’école disqualifie tout effort de renouveau pédagogique. Pour Illich, tout changement opéré dans une classe — comme les expériences d’autogestion pédagogique, de « pédagogie institutionnelle », de pédagogie active, etc. — ne saurait constituer des occasions de rupture ou d’effritement du modèle scolaire traditionnel. À son avis, la transformation pédagogique du cadre scolaire n’aboutit, en dernière analyse, qu’à le justifier ou à le moderniser.

Ce jugement catégorique d’Illich sur l’école soulève un certain nombre de questions : peut-on affirmer, de façon aussi définitive, que les expériences menées par des pédagogues qui essaient de susciter une « éducation critique » et privilégient, par exemple, la créativité ou la prise en charge du processus éducatif par les étudiants eux-mêmes, tout en étant limitées par le cadre institutionnel, sont totalement négatives ? Ne témoignent-elles pas de l’existence d’espaces libres à l’intérieur des institutions ? Ces expériences pédagogiques qui utilisent ces espaces libres pour se développer sont-elles toujours condamnées à être récupérées par le système ou ne peuvent-elles pas favoriser, dans une certaine mesure, l’épanouissement d’une « conscience critique » qui, par la suite, s’accommodera mal d’une réalité sociale dominée par la domestication ?

Face à ces interrogations, Illich réitère que « le système scolaire ne conduit pas à l’éducation et ne sert pas à la justice sociale » (Société sans École, p.28). En s’élevant contre toute éducation comprise comme transmission systématique de connaissances, il propose de retrouver et de revaloriser le processus d’apprentissage qui se faisait d’une façon spontanée, débarrassée de tout cadre institutionnel et de toute spécialisation scientifique. On touche ici à ses deux idées-forces : – l’éducation ne peut pas devenir l’affaire de spécialistes ; – un processus de formation systématique et continu n’est que le prétexte pour faire marcher l’industrie scolaire, en lui assurant une demande toujours croissante.

Les deux phénomènes dénoncés par Illich sont absolument vrais. Toutefois, il y a encore un facteur qu’il néglige dans son analyse et dont il faut, à notre avis, tenir compte. Il est indéniable qu’au long des années diverses sciences humaines (la biologie, la psychologie, la psychologie sociale, etc.) nous ont apporté des données qui permettent d’élaborer peu à peu une véritable « science de l’éducation ». À la lumière de ces acquis (comme, par exemple, la théorie piagétienne du développement de l’enfant ou de l’adolescent), il faut se demander s’il est encore possible de fonder l’éducation sur la seule bonne volonté ou la seule spontanéité, comme semble le proposer Illich, ou si l’on ne doit pas chercher l’incorporer, dans l’élaboration de tout contre-modèle de formation, ce qu’on sait maintenant sur les mécanismes affectifs et cognitifs de ceux qui apprennent ?

En effet, l’absence dans les écrits d’Illich de toute référence aux théories de l’apprentissage nous pousse à conclure que ce dont il parle n’est pas l’éducation ou la formation en général, mais concerne plus spécifiquement l’éducation formelle et systématique et sa commercialisation par l’école. À ce niveau, il est clair que sa protestation est, à maints égards, justifiée. La généralisation de salles à travers le monde favorise le développement d’élites seules capables de gérer le pouvoir politique. L’école instrumentalise l’éducation à des fins économiques. Elle impose un « stock de savoir » qui dénature les capacités créatrices de la population scolarisée. Historiquement parlant, en fabriquant des cerveaux et de la main-d’œuvre de plus en plus spécialisée pour satisfaire les besoins d’une société qui se complexifiait, l’école — devenue elle-même une industrie — a fortement contribué au « développement » du mode industriel. « Détruire l’école » et « déscolariser la société » constituent ainsi deux mots d’ordre qui n’en font qu’un pour Illich. En abolissant le scolaire et en mettant en place des moyens éducatifs à la mesure de l’homme, on contribue à « inverser les institutions » et à « désinstitutionnaliser la société ».

La démonstration est convaincante et la dénonciation radicale. Illich, toutefois, ne s’attache pas à construire une alternative. Il se borne à un refus qu’il s’efforce de justifier. Il tente de bloquer un processus d’extension et de développement de la scolarité, sans proposer un contre-modèle précis. Tout au plus propose-t-il une hypothèse de travail — les réseaux du savoir — et avance des suggestions destinées à stimuler l’imagination de ceux qui se rallient à sa protestation.

Cependant, si l’on examine avec attention sa proposition de constituer des réseaux du savoir, on s’aperçoit qu’il ne s’agit, en fin de compte, que d’une réorganisation fonctionnelle des canaux d’apprentissage. On a l’impression qu’il suffit que des gens se groupent et discutent d’un sujet qui les intéresse pour qu’un authentique processus d’éducation ait lieu. C’est probable. Mais on ne peut s’empêcher de penser que cette réorganisation ne touche pas aux problèmes fondamentaux concernant le contenu et le but de l’éducation. Quelle est, dès lors, la véritable portée de cette proposition en tant qu’alternative ? Ces réseaux du savoir peuvent, d’ailleurs, très bien coexister avec le système scolaire institutionnalisé, voire même y être incorporés en tant qu’apport complémentaire. Contrairement à ce que pense Illich, il n’est pas sûr que ces réseaux aient un pouvoir subversif. Ces considérations nous amènent à ce qui constitue peut-être le point central de notre analyse critique d’Illich, c’est-à-dire sans ambiguïté politique, le manque d’enracinement historique de ses propositions et aussi le caractère non-dialectique de sa pensée.

Il est certain que pour tous ceux qui se sont efforcés de rendre l’école plus attrayante, de favoriser une plus grande égalité de chance d’accès à la scolarité ou d’inventer des formules pédagogiques qui rendent les élèves acteurs de leur propre formation, la critique d’Illich vient à point. Le scepticisme et le doute de ces pédagogues sont tels aujourd’hui qu’il ne leur est pas difficile de reconnaître que l’école est devenue une cause perdue.

Toutefois, faute d’être inséré dans un cadre théorique plus clair, son propos risque d’être entendu de façon ambiguë. Ses textes peuvent servir à justifier idéologiquement ceux qui s’efforcent de limiter les dépenses consacrées à l’éducation ou qui, déçus de l’enseignement public, voient dans la compétitivité entre écoles privées un des moyens de sauver la qualité de l’instruction. Il ne faut pas oublier, dans ce contexte, que l’ouverture de l’école au peuple et la lutte pour l’égalité d’accès à l’école sont des revendications historiques de la classe ouvrière et de ses instruments politiques (partis et syndicats). Même si cette « démocratisation de l’école » s’est avérée en large partie illusoire — car les mécanismes de sélection et de conditionnement idéologique ont continué de régir l’institution scolaire — il est fort probable que, faute d’une articulation claire entre la déscolarisation et la transformation radicale de la société, la suppression de l’école n’apparaisse à ceux qui en ont été ou en sont privés comme une nouvelle tentative de leur refuser l’accès à la formation.

Il nous paraît important d’essayer de saisir le pourquoi de cette ambiguïté et de ce manque de clarté politique dans la pensée d’Illich. En effet, tout en ayant dénoncé l’Église et ses prêtres, Illich tient toujours un discours de type théologique formulé en termes laïques. Le souci de formules frappantes, la volonté de s’adresser à tous, sans distinction de classe, de race ou de situation historique, le besoin d’exhorter caractérisent la plupart de ses écrits. Sa protestation semble, par ailleurs, fondée sur des concepts tels que ceux de « monde » ou d’« homme ». Pour lui, le monde se perd parce qu’il perd de plus en plus sa dimension humaine. L’institution est objet de critique parce qu’elle n’est plus au service de l’homme. De même, dans la société industrielle, la machine tend à se substituer à l’homme.

La volonté de déscolarisation, la perspective d’une société conviviale, la révolution culturelle convergent, selon Illich, vers un même type de préoccupation : redonner à l’homme sa place, sa liberté, sa créativité. « La révolution culturelle entend redéfinir la présence de l’homme et celle du monde dans une perspective créatrice » (Libérer l’Avenir, p. 186).

Il ne fait pas de doute qu’Illich est l’héritier culturel de la tradition théologique et humaniste de la pensée occidentale. C’est pourquoi il nous paraît nécessaire de nous interroger sur la signification de cette référence humaniste qui constitue le levier de toute sa protestation.

L’homme dont il parle est celui que l’environnement post-industriel défigure, celui qui ne peut plus fonctionner selon les valeurs qui le constituent en tant que sujet, celui qui est privé par la machine et par les institutions de sa liberté créatrice. S’agit-il, donc, vraiment de l’homme en général avec un grand H ou bien d’une certaine catégorie d’hommes qui dépossédés de leurs biens culturels parce qu’ils sont devenus « le jouet des savants, des ingénieurs et des planificateurs » ? L’appel à une société conviviale échappe-t-il à une nostalgie du passé, au désir de retrouver une société dans laquelle il soit possible de vivre en harmonie avec les « vrais besoins humains » ? Autrement dit, le refus d’Illich vise-t-il vraiment un dépassement des aberrations de la société industrielle ou un contre modèle de développement pour les peuples du Tiers Monde ?

Parler en termes de monde, d’homme, de besoins humains n’est-ce pas s’engager dans une analyse de nature métaphysique ou idéologique qui conduit nécessairement a une position non-dialectique, sans prise sur le réel ?

Effectivement, lorsqu’il élargit sa critique de l’école a une critique de la croissance de la société industrielle, Illich ne s’attarde pas sur les causes des phénomènes qu’il dénonce. Avec toute la force de ses convictions éthiques, il proclame sa révolte et indique les raisons de son refus. Si l’école détourne l’enfant de la connaissance de ses besoins profonds et détruit en lui la capacité d’apprendre il faut alors supprimer l’école et déscolariser la société. Si l’outil pervertit la dimension personnelle et communautaire de la vie en société, il devient alors décisif pour l’avenir de société de contrôler l’outil.

Encore une fois la critique de la société industrielle est radicale, mais lorsqu’il aborde à l’alternative ou, plus modestement, la possibilité d’une intervention sur la réalité qu’il dénonce, Illich s’enferme dans une sorte de cercle vicieux :

« La relation dialectique entre l’individu, le groupe et son environnement, autrement dit entre la personne et ce qui la conditionne, n’est possible que SI et QUAND l’intervention technologique sur l’environnement reste en dessous de certaines limites. […] La politique, l’authentique politique, n’est possible que pour les pauvres ; les riches, au-delà d’un certain point, ne peuvent pas s’engager dans la politique. […] Quand les outils de la société s’accroissent au-delà d’une certaine dimension, la politique ou la dialectique cessent d’être efficaces ». (Extraits du débat entre Illich et Freire au Conseil Oecuménique des Églises, en septembre 1974).

Dans la perspective d’Illich, les sociétés industrielles « avancées » ont déjà dépassé le « seuil critique » à partir duquel les institutions manipulent l’homme. Si la dialectique et la politique n’ont plus de prise sur cette réalité, y a-t-il encore pour nous qui vivons au cœur même de ces sociétés un mode possible d’action ? À cette question, Illich ne donne aucune réponse. Il ne fait que répéter qu’« aucune éducation ne peut faire en sorte que les gens se mettent dialectiquement en rapport avec un environnement totalement inhumain » (citation tirée du débat susmentionné).

Il y a, donc, chez Illich coupure entre dénonciation et action. D’ailleurs, il ne craint pas d’inclure la politique dans critique des déviations institutionnelles de la société actuelle, en reprochant aux bureaucraties politiques de ne pas échapper au modèle de société qu’elles cherchent à transformer. Mais, à aucun moment, il ne propose la création d’un mouvement ou d’une organisation qui transformerait sa protestation en programme et ses visées utopiques en revendications politiques concrètes. En attaquant les instruments de production et non pas l’organisation sociale à l’intérieur de laquelle ils sont utilisés, il affirme que la « création d’un quelconque parti ou école » ne conduit pas à « inverser les institutions ». Il se borne à demander une « prise de responsabilité personnelle » de tous ceux qui partagent son analyse.

La « convivialité » constitue, une exigence éthique que des individus peuvent avoir en commun. De même, la déscolarisation peut devenir l’objectif de tous ceux qui s’insurgent contre l’absurdité croissante de l’« embrigadement scolaire ». Illich ne précise toutefois jamais à qui s’adresse son appel, qui est porteur du changement qu’il annonce, quel est l’agent qui pourra opérer la transformation sociale qu’il souhaite, qui cherche-t-il en conséquence à mobiliser ? Il refuse explicitement que son propos soit considéré comme une utopie normative et, cependant, n’indique aucune voie ou aucune méthode pour mettre en mouvement les forces sociales susceptibles de rendre compte en acte du changement social auquel il aspire.

Ainsi, malgré la radicalité de sa critique, le manque de rigueur dans l’analyse, la tonalité émotive de la référence a l’homme et le caractère essentiellement éthique de sa vision du changement social risquent de condamner le discours d’Illich à être récupéré dans l’idéologie bien-pensante de tous ceux qui profitent de la société actuelle mais avouent en même temps leur malaise face aux contradictions qu’elle engendre.

2. Freire : dévoiler l’engrenage

Si Ivan Illich a commencé son cheminement par la critique d’une institution à laquelle il appartenait et qu’il connaissait du dedans — l’Église — pour ensuite l’extrapoler aux autres institutions de contrôle social, Paulo Freire, quant à lui, trouve ses racines dans un contexte socio-historique précis. En effet, c’est au Nordest du Brésil — l’une des régions les plus frappées par l’exploitation et la misère dans toute l’Amérique latine — qu’on va le retrouver au début des années soixante, engagé dans une expérience d’éducation de base avec des paysans analphabètes.

Comme chez lui la théorie n’a pas précédé l’action, il nous semble important de nous référer aux expériences concrètes à partir desquelles les idées-forces de la conscientisation et de l’éducation politique se sont élaborées. Ce fut d’ailleurs qu’après l’interruption brutale de l’expérience d’alphabétisation d’adultes par le coup d’État militaire d’avril 1964 que Freire, emprisonné d’abord, exilé ensuite, procéda à la première tentative de systématisation de l’action entreprise (L’Éducation comme pratique de liberté, publié au Brésil en 1967).

Le Brésil des années soixante était une société « sous-développée » en train de vivre une crise profonde : les élites dominantes n’arrivaient plus à imposer le maintien de leurs privilèges et les masses populaires commençaient à s’éveiller à la participation politique et sociale dont elles avaient été jusqu’alors exclues. À l’intérieur de cette crise globale, ce sont les problèmes liés à la conscience et à l’idéologie qui vont constituer le domaine privilégié de l’intervention de Freire.

Pour lui, le moment historique que vivait le Brésil constituait une « période de transition », marquée, d’une part, par la crise de valeurs et des idées traditionnelles et, d’autre part, par la gestation de nouvelles orientations. Jusqu’alors avaient régné les valeurs d’une « société-objet », dans laquelle le peuple muet, passif et fataliste était tenu à distance par l’élite. La transition était donc l’époque de crise de cette « société fermée », marquée par l’émergence d’options et de luttes entre idées anciennes et idées nouvelles traduisant les aspirations à la « liberté », la « démocratie » et la « participation ». De plus, une caractéristique essentielle de cette période est l’éveil de la conscience populaire, c’est-à-dire l’accès de la conscience au temps historique, avec pour les masses populaires le passage de la situation d’objets passifs à celle de sujets créateurs de leur propre devenir historique.

À l’intérieur de ce contexte, le but de Freire est d’apporter « une réponse d’ordre pédagogique aux problèmes posés par cette phase de transition de la société brésilienne », le principal étant, selon lui, « l’inexpérience de la démocratie ». En tant qu’éducateur sa contribution à ce processus de mutation historique sera la mise au point de ce qu’il appelle l’éducation critique, comprise comme « une éducation orientée vers la décision et vers la pratique de la responsabilité sociale et politique ». Il s’agit d’aider le Brésilien à découvrir la démocratie, en la pratiquant », ce qui implique le dépassement de la « conscience naïve » — propre à l’homme qui subit les changements sociaux sans en discerner les vraies causes et qui s’arrête à l’aspect le plus immédiat et extérieur des phénomènes, sans saisir leur raison d’être profonde et leur articulation — par une « conscience critique ».

Ces idées-clés de liberté, démocratie et participation critique sont au centre de la pédagogie utilisée dans les expériences qui deviendront, par la suite, le programme national d’alphabétisation des adultes. Tout d’abord, l’école est remplacée par un contexte plus flexible et dynamique — le cercle de culture. À l’intérieur de ces cercles, souvent le soir après une longue journée de travail, se réunissent un « animateur » et quelques dizaines d’ouvriers ou de paysans, dans un travail commun d’acquisition du langage. L’animateur refuse l’attitude autoritaire du professeur tout-puissant qui est prêt à transférer son savoir à des élèves ignorants. Son rôle se limite à créer le cadre nécessaire à l’acte de connaissance et à susciter, par le dialogue, la participation libre et consciente de tous dans un effort commun.

Le programme se fait avec et non pour le peuple. Les mots qui servent de base au processus d’alphabétisation ne sont pas choisis abstraitement. Ils relèvent de deux critères : leur degré d’implication dans la vie courante de l’analphabète et la complexité phonémique qu’ils contiennent. Ces mots-clés, identifiés après toute une recherche de l’univers thématique du groupe social qui s’alphabétise, sont toujours d’un usage courant dans la vie du peuple et chargés d’expérience vécue. Cela permet à l’analphabète, en les discutant, non seulement d’acquérir progressivement la maîtrise de la langue, mais aussi de s’engager dans une réflexion sur sa réalité quotidienne. Les mots, ainsi, ne sont plus considérés comme un donné (un don de l’éducateur à l’enseigné), mais essentiellement comme un thème de discussion. Ils n’ont pas d’existence indépendante de signification concrète, de leur référence à des situations vécues.

Alphabétisation et conscientisation, autrement dit apprentissage du code linguistique et déchiffrage de la réalité vécue, sont ainsi les deux pôles inséparables et complémentaires de cette pédagogie qui met en question le concept même d’éducation et bouleverse le rapport traditionnel entre enseignants et enseignés :

– dès l’instant où la matière première de tout le processus éducatif devient la réalité immédiate et quotidienne des paysans et ouvriers qui apprennent, l’éducation ne peut plus être le simple transfert d’un savoir figé que détiennent l’école ou le professeur et que viennent consommer les élèves. Le processus éducatif gagne en dynamisme et élargit son champ pour devenir l’effort de réflexion commune sur la réalité vécue et les problèmes concrets d’un groupe social donné ;

– le rapport pédagogique entre enseignants et enseignés ne peut plus être caractérisé par l’attitude autoritaire et hiérarchique d’un maître tout-puissant qui transmet ses connaissances à des élèves passifs. Le dialogue est une dimension essentielle d’un travail commun de compréhension de la réalité et d’acquisition du langage entrepris par tous les participants de l’expérience. De même que la différenciation rigide entre professeurs et élèves tend à disparaître, l’école elle aussi perd son statut privilégié en tant que « lieu du savoir ». Des structures beaucoup plus flexibles — les « cercles de culture » — la remplacent et jouent le rôle de contextes théoriques où les participants peuvent acquérir une distance critique par rapport à leur contexte concret devenu ainsi objet de réflexion.

Toutefois, en dépit de toute son originalité et des résultats déjà obtenus, l’expérience brésilienne commençait à peine à se développer quand elle fut arrêtée par le coup d’État militaire d’avril 1964. Dans ses écrits ultérieurs, Freire reconnaît toutefois qu’elle n’était pas exempte d’ambigüité et de lacunes. Tout d’abord, les notions mêmes de démocratie, de liberté et de participation étaient assez mal définies. De plus, le postulat selon lequel l’acte de connaissance ne peut pas être séparé de l’action de transformation de la réalité n’a pas été observé dans la pratique :

« Lors du processus de conscientisation, j’ai pris le moment du dévoilement de la réalité locale comme s’il était une sorte de “motivateur” psychologique de la transformation. Mon erreur n’était pas, évidemment, dans la reconnaissance de l’importance fondamentale que revêt la connaissance de la réalité dans le processus de sa transformation. L’erreur consistait dans le fait de ne pas avoir pris ces deux pôles – connaissance et transformation de la réalité — dans leur dialecticité ». (Extraits du débat entre Illich et Freire au Conseil Oecuménique des Églises, en septembre 1974).

Une autre conséquence de cette coupure entre prise conscience et intervention sur le réel fut l’absence d’un travail proprement politique d’organisation des masses éveillées à la défense de leur intérêt, en raison peut-être d’une confiance trop grande envers la solidité du régime « réformiste » » alors au pouvoir. Comme le remarque F. Weffort, dans sa préface à l’Éducation comme Pratique de la Liberté, si au plan de l’éducation il y a une réelle unité entre la théorie et la pratique (le contenu du processus d’apprentissage étant la réalité vivante des gens), il n’en a pas été de même au plan politique. Le processus de réflexion sur leur situation concrète favorisa, chez les paysans et les ouvriers, l’établissement d’un climat de revendication et de lutte, mais ne parvint pas à déboucher sur une action organisée de transformation de la réalité. Autrement dit, la prise de conscience par les masses populaires de leur situation d’oppression et leur désir de changement, suscités par la conscientisation, faute de la médiation nécessaire d’une organisation et d’une perspective politique, n’ont pas pu se traduire en action consciente et organisée. Cette coupure entre prise de conscience et action est une des raisons qui peut expliquer l’incapacité quasi totale du peuple brésilien d’opposer une résistance valable à la dictature militaire dont l’action répressive a complètement démantelé le mouvement d’éducation populaire.

Il est significatif à cet égard de noter que dans la préface à l’édition française de l’Éducation comme Pratique de Liberté, écrite en 1972, Freire a tenu à clarifier, à la lumière de ses expériences au Chili et aux États-Unis, le concept de conscientisation, en avertissant les lecteurs contre les « connotations psychologiques et idéalistes » dont pouvait être empreint le récit de l’expérience brésilienne :

« Il ne peut y avoir de conscientisation — niveau plus élevé que la simple prise de conscience — hors de l’action transformatrice, en profondeur, des hommes sur la réalité sociale. […] Ainsi, lorsque nous mettons l’accent sur la nécessité d’une conscientisation, nous ne considérons pas celle-ci comme une solution magique, miraculeuse, qui serait capable d’humaniser les hommes tout en laissant intact et vierge le monde où on leur interdit d’exister. L’humanisation des hommes, qui est leur libération permanente, ne s’opère pas à l’intérieur de leur conscience, mais dans l’histoire qu’ils doivent constamment faire et refaire ». (L’Éducation comme Pratique de Liberté, p. 35-36).

En 1964, après plusieurs mois de prison, Freire est contraint de quitter le Brésil. Les chemins de l’exil le conduisent au Chili où, pendant trois ans, il collabore au programme d’éducation populaire liée au plan de réforme agraire. En 1967, invité par l’université de Harvard, il quitte pour la première fois le contexte familier de l’Amérique latine pour prendre contact avec la réalité d’une société dite hautement développée. Aux États-Unis, deux phénomènes le frappent immédiatement : d’une part, le dévoilement, par la révolte noire, de l’existence de la misère et de l’oppression au cœur même de la plus grande prospérité matérielle ; d’autre part, l’état d’aliénation et de domestication que toute une série d’institutions de contrôle social imposent à de larges secteurs de la population américaine, y compris la classe ouvrière.

Freire se rend compte que le Tiers Monde n’est pas un concept simplement géographique, mais surtout politique. Les Noirs et les autres minorités raciales constituent, bel et bien, un Tiers Monde à l’intérieur même des États-Unis, de la même façon que les classes dominantes au Brésil et au Chili jouent le rôle d’un « Premier Monde » vis-à-vis de la population ouvrière ou paysanne de leurs pays. Après l’expérience de la répression, les illusions de la démocratie cèdent la place à une analyse plus rigoureuse des contradictions existant à l’intérieur de chaque société entre oppresseurs et opprimés.

L’oppression — subie par une classe sociale, un groupe ethnique ou un peuple entier — et les moyens dont peuvent disposer les opprimés pour s’en rendre compte et la dépasser constituent le thème central de son ouvrage à ce jour le plus important : La Pédagogie des Opprimés, rédigé en 1968. Le lien entre éducation et politique y est plus clairement analysé. Dans une société fondée sur des rapports d’exploitation, l’éducation tend à devenir un instrument de domination. Elle domestique en effet la conscience des gens et les contraint à accepter l’idéologie correspondant aux intérêts de ceux qui détiennent le pouvoir politique.

Freire appelle « bancaire » cette conception de l’éducation qui se limite à un acte de dépôt d’un savoir tout fait. Selon lui ce savoir, « donné » par ceux qui jugent qu’ils savent à ceux qu’ils jugent ignorants, « n’est plus celui de l’expérience vécue, mais celui de l’expérience racontée ou transmise ». Il n’est pas étonnant, alors, poursuit Freire, que dans cette vision bancaire :

« les hommes soient considérés comme des êtres d’adaptation, d’ajustement. Plus les élèves s’emploient à archiver les dépôts qui leur sont remis, moins ils développent en eux la conscience critique qui permettrait leur insertion dans le monde comme agents de transformation, comme sujets ». (Pédagogie des Opprimés, p. 55).

À cette conception d’une éducation bancaire, instrument d’oppression, Freire oppose la perspective d’une « éducation libératrice, conscientisante ». La contradiction éducateur/élèves doit être dépassée pour rendre possible la relation de dialogue indispensable à l’éveil des « sujets connaissants », autour du même « objet connaissable » (le monde à transformer) :

« Alors que la pratique bancaire conduit à une sorte d’anesthésie, inhibant le pouvoir créateur des élèves, l’éducation conscientisante, de caractère authentiquement réflexif, conduit à une découverte permanente de la réalité. La première prétend maintenir l’état d’immersion ; la seconde, au contraire, recherche l’émergence des consciences d’où résulte leur insertion critique dans la réalité ». (idem, p.64).

Freire pose, ainsi, les prémisses de base de ce qu’il appellera plus tard une « pédagogie politique », conçue en tant que processus de dévoilement par l’action et la réflexion d’une situation d’oppression et en tant qu’acquisition d’une capacité d’intervention consciente et créatrice sur la réalité historique. Cette pédagogie, fondée sur le dialogue et sur l’unité entre action et réflexion, est la réponse au processus « d’idéologisation », par lequel les classes dominantes manipulent la conscience des opprimés, les obligent à intérioriser leurs valeurs, leur imposent une vision fragmentaire et parcellaire de la réalité, leur inculquent un sentiment d’infériorité et d’impuissance et, finalement, favorisent l’isolement et les oppositions artificielles entre chaque groupe opprimé.

Après son séjour aux États-Unis, Freire s’installe à partir de 1970 à Genève, pour travailler en tant que conseiller du Département d’Éducation du Conseil Oecuménique des Églises. Cela lui permettra de s’intéresser de près à des expériences éducatives ayant lieu dans le cadre d’un processus de changement social radical, comme en Tanzanie, au Chili d’Allende et dans l’action des mouvements de libération des colonies portugaises. Il participera aussi à la création, en 1971, de l’Institut d’Action Culturelle, (IDAC), dont le but est d’essayer de traduire la théorie et la pratique de la conscientisation au contexte socio-culturel des sociétés dites hautement industrialisées. Ses écrits les plus récents l’orientent toujours vers cette double perspective : comprendre les mécanismes de conditionnement de la conscience dus à une éducation au service de la domination et esquisser les conditions de résistance et de dépassement de cette domestication par l’acquisition d’une conscience critique. Ils sont aussi caractérisés par un effort de clarification des termes utilisés auparavant. Ainsi, la présence de l’analyse marxiste se fait par exemple sentir dans un essai consacré au rôle éducatif des Églises en Amérique latine, dont voici un passage-clé :

« En réduisant des expressions telles que “humanisme”, “humanisation”, “promotion humaine” à des catégories abstraites, on les vide de leur réelle signification. Elles deviennent un bla-bla-bla dont le seul mérite est de servir aux forces réactionnaires. En effet il n’y a point d’humanisation sans libération, comme il n’y a pas de libération sans la transformation révolutionnaire de la société de classes, où cette humanisation ne peut pas avoir lieu » (« Education, Liberation and the Church », in Study Encounter, Vol. IX, n° 1, Conseil Oecuménique des Églises, 1973).

Par ailleurs, Freire affirme de plus en plus la nécessité de l’engagement politique de l’éducateur à côté des groupes opprimés condition nécessaire d’une authentique éducation libératrice. Il essaie alors d’approfondir les conditions de cette « unité dialectique » existant entre éducation et changement social, ce qui l’amène à reprendre l’analyse du rapport entre étude et action, théorie et pratique :

« Coupée de la pratique, la théorie devient un simple verbalisme ; séparée de la théorie, la pratique n’est qu’activisme aveugle. C’est pour cela qu’il n’y a pas de praxis authentique en dehors de l’unité dialectique action-réflexion, pratique – théorie. De la même façon, il n’y a pas de “contexte théorique” véritable si ce n’est qu’en unité dialectique avec le “contexte concret”. Dans ce contexte où les faits ont lieu, nous nous trouvons enveloppés et “trempés” par le réel, mais sans nécessairement nous rendre compte de la raison d’être de ces faits, d’une forme critique. Dans le “contexte théorique”, en prenant de la distance à l’égard du concret, nous cherchons la raison d’être des faits. […]

La réflexion n’est légitime que lorsqu’elle nous renvoie au concret, dont elle cherche à éclaircir les faits, en rendant ainsi possible notre action plus efficace sur eux. En mettant la lumière sur une action accomplie ou en train d’être accomplie, la réflexion authentique clarifie, en même temps, l’action à venir qui constitue son test et qui, à son tour, doit s’ouvrir à une nouvelle réflexion ». (« Conscientisation et Révolution », Documents IDAC no 1, Genève, 1973 ; pp.7-8).

Toute coupure entre éducation et politique est non seulement irréelle, mais dangereuse. L’éducation ne peut pas être pensée indépendamment du pouvoir qui la constitue, ni détachée de la réalité concrète dans laquelle elle s’inscrit :

« Ce n’est pas l’éducation qui façonne la société d’une manière donnée, mais c’est la société qui, en se façonnant d’une manière donnée, constitue l’éducation en accord avec les valeurs qui orientent cette société-là. Mais comme il ne s’agit pas d’un processus mécanique, la société qui structure l’éducation en fonction des intérêts de ceux qui détiennent le pouvoir, utilise l’éducation comme un facteur fondamental en vue de sa propre préservation ». (WCC, Extraits du débat entre Illich et Freire au Conseil Oecuménique des Églises, en septembre 1974).

Les termes du rapport dialectique entre éducation et société sont, ainsi, clairement posés. C’est à partir de ces prémisses qu’on peut essayer de comprendre les potentialités et limites de toute action entreprise par des pédagogues dans le cadre scolaire. D’abord, pour Freire, l’« école n’est ni néfaste, ni bénéfique en soi. C’est son environnement politique et idéologique détermine sa fonction ». (Preuves, 1972). Il est clair aussi que :

« la transformation profonde et radicale de l’éducation en tant que système ne peut avoir lieu que quand et seulement quand, la société subit elle aussi une transformation radicale » (WCC. Extraits du débat entre Illich et Freire au Conseil Oecuménique des Églises, en septembre 1974, p. 6).

Toutefois, de la même façon qu’il ne condamne pas abstraitement l’école en tant que telle, Freire, tout en reconnaissant les limites de toute « action éducative », propose néanmoins que les éducateurs essaient de trouver dans chaque situation donnée et à l’intérieur de l’institution où l’on est inséré, les espaces libres et les formes d’action spécifiques qui lui permettront d’épuiser le champ du possible :

« On ne doit pas renoncer à agir plus modestement là où l’on est engagé, du moment où cet effort plus modeste apparaît comme le seul historiquement viable. Dans l’histoire, l’on fait ce qui est théoriquement possible et non pas ce qu’on aimerait » (WCC, Extraits du débat entre Illich et Freire au Conseil œcuménique des Églises, en septembre 1974, p. 6).

L’éducation libératrice et la pédagogie politique ne sont donc pas des instruments suffisant pour changer le monde. Tout changement radical implique le dépassement des structures d’oppression qui déterminent l’éducation, façonnent l’idéologie et programment la conscience des gens. Toutefois, comme ces conditionnements sociaux ne sont pas unilatéraux, la lutte sur le front de l’éducation, de l’idéologie et de Ia conscience est non seulement une condition nécessaire pour l’avènement d’une société nouvelle, mais constitue aussi un élément essentiel d’un processus révolutionnaire global. En effet, selon Freire, seule une pédagogie révolutionnaire est capable d’assurer, au cours d’un processus de changement radical, l’autonomie et la participation créatrice des masses populaires en tant que sujets et objets, à la fois, du processus révolutionnaire et de leur propre libération.

Poursuivant son analyse des rapports dialectiques entre éducation et changement social, Freire examine, dans ses derniers écrits, les conditions de mise en place de cette pédagogie révolutionnaire. Il arrive, ainsi, à envisager clairement la nécessité d’une avant-garde capable d’organiser les masses — « le parti est la conscience critique des masses populaires » — mais fidèle à son refus de toute manipulation et de tout transfert de savoir, il avertit, encore une fois, que :

« les rapports entre le parti révolutionnaire et les classes opprimées ne sont pas la relation entre un pôle porteur d’une conscience historique et un autre, vide de conscience ou porteur d’une conscience vide » (Document IDAC. no 1, p. 11).

Le rôle pédagogique du parti n’est pas, donc, celui d’imposer du dehors une conscience aux masses, mais de tout mettre en œuvre pour que les masses en s’exerçant dans la praxis révolutionnaire, dans l’action sur la réalité, puissent acquérir la « conscience de leur classe ».

Lors de l’expérience brésilienne, la pédagogie de Freire proposait au peuple un apprentissage de la démocratie en la pratiquant. Dix ans plus tard sa pensée s’est radicalisée sans perdre son mouvement dialectique : une pédagogie sera révolutionnaire dans la mesure où elle aura pour but l’action et la réflexion consciente et créatrice des classes opprimées sur leur propre processus de libération.

D’accord, mais…

Tout en sachant quelle a été son expérience historique (Brésil, Chili) et tout en connaissant son souci actuel d’insertion dans des situations éducatives ouvertes par des transformations sociales (Tanzanie), nous ne pouvons manquer, en lisant les textes de Freire, de nous interroger sur la destination de son discours. À qui s’adresse-t-il ? Avec qui veut-il entrer en dialogue ? Quelle est la pratique que le contenu théorique de sa pensée cherche à mettre en mouvement ?

Sa critique de l’école, plus généralement de la conception bancaire de l’éducation, ainsi que son attaque de la pédagogie qui domestique l’homme et le réduit au rang d’objet social s’applique a la plupart des sociétés que nous connaissons actuellement. Il n’est pas difficile en conséquence de la transposer dans une situation scolaire ou une action de formation. En revanche, la perspective qu’il annonce est infiniment plus difficile à s’approprier. Nous pouvons à la limite nous demander si l’éducation libératrice telle qu’il l’entend n’est pas post-révolutionnaire. Dans un écrit récent (1970), Cultural Action for Freedom, (inédit en français), Freire établit une distinction entre l’action culturelle et la révolution culturelle :

« L’action culturelle pour la libération se développe en opposition à l’élite qui contrôle le pouvoir, tandis que la révolution culturelle a lieu en harmonie avec le régime révolutionnaire, même si ceci ne signifie pas qu’elle soit subordonnée au pouvoir révolutionnaire […] Les limites de l’action culturelle sont déterminées par la réalité oppressive elle-même et aussi par le silence imposé par l’élite au pouvoir. La nature de l’oppression détermine donc les tactiques qui sont nécessairement différentes de celles utilisées dans la révolution culturelle. Tandis que l’action culturelle pour la libération confronte le silence en tant que fait extérieur et en tant que réalité intériorisée, la révolution culturelle ne le confronte qu’en tant que réalité intériorisée ». (Cultural Action for Freedom, Center for the Study of Development and Social Change ; Cambridge, Massachusetts, 1970, p. 51).

Il ne dit cependant pas assez clairement quelles sont les conditions de possibilité de l’action culturelle. À notre avis, cela tient à deux raisons : d’une part, le manque de précision de la terminologie utilisée par Freire ; d’autre part, la complexité des sociétés « hautement industrialisées ».

Que sa pensée pédagogique soit clairement politique ne fait pas de doute. Toute la « pédagogie des opprimés », ainsi que ses textes plus récents sont traversés par une intention révolutionnaire. La « conscientisation » n’est jamais un objectif strictement éducatif. Elle a toujours pour fin la prise en charge politique de l’histoire par le peuple. Ceci dit, il nous reste à savoir quelles sont les données politiques qui permettent une « éducation libératrice » ? Autrement dit, comment parler de libération par l’éducation dans une société dont le pouvoir politique est bloqué par les forces de l’oppression ? Dans nos sociétés occidentales, dites « démocratiques », dans quelle mesure peut-on, autrement que de façon pédagogique, sectorielle et restrictive, parler d’éducation libératrice ? En fonction de quel critère est-il possible de déterminer si une action de formation ou un mouvement social à dimension éducative échappe à la domination des forces oppressives ?

La réponse à ces questions, à notre avis, est rendue plus difficile par le type même de discours tenu par Freire. Lorsqu’il parle du peuple ou des opprimés, il ne délimite jamais avec précision ces termes. Dans le contexte du nord-est brésilien et dans bien d’autres régions du monde sous-développé, les données de la situation politique sont suffisamment éloquentes pour qu’il ne soit pas nécessaire de s’attarder à définir, notamment de façon sociologique, ce que recouvrent ces termes.

Comme dans le cas d’Illich, nous avons ici à faire à une pensée profondément marquée par la philosophie et la théologie. Les mots utilisés ont, contrairement à Illich, une référence concrète, et cependant, comme chez Illich, une tonalité symbolique et une coloration affective très nette. L’absence de référence précise aux données économiques, sociologiques ou psychologiques est frappante et ne fait que rendre plus difficile la mise en action de la pensée de Freire.

Les textes de P. Freire sont certainement reçus par un nombreux public. Mais la pensée qui y prend forme exige un certain nombre de médiations pour être assimilée. Elle constitue une synthèse qu’il est difficile d’appréhender globalement. Chaque lecteur risque en conséquence de ne retenir que ce qui le concerne directement ou ce que son cadre propre de référence lui permet de saisir. S’il est latino-américain, il comprend Paulo Freire en fonction de son expérience de lutte politique ou de sa pratique de mouvement social telle qu’elle a eu lieu à l’intérieur de ce cadre socio-économique. S’il est catholique, il s’identifiera à l’orientation humaniste et se sentira en terrain familier à cause de l’influence manifeste des philosophes qui ont marqué la pensée de Paulo Freire. S’il est marxiste, il reconnaîtra dans la pensée de Freire une problématique à laquelle les courants contemporains de la pensée marxiste (Gramsci, Lukàcs, Marcuse) l’ont habitué. S’il est pédagogue, il retrouvera les accents de libération qui caractérisent les tendances progressistes de la pédagogie contemporaine. Seuls ceux qui sont un peu tous ces personnages à la fois ou sont passés par ces différents « stades » et qui ont subi ces différentes « influences » peuvent réellement comprendre l’intention de Freire et la totalité de son cheminement intellectuel.

Ce manque de clarté dans les termes utilisés renvoie au problème suivant : dans quelle mesure ses expériences et ses théories, nées dans le contexte du « Tiers Monde », peuvent être traduites et adaptées à celui des sociétés « hautement industrialisées » ? En effet, si l’on se rapporte à la complexité de la texture sociale des sociétés du monde industriel, il est difficile de se représenter exactement, lorsque l’on parle du « peuple » ou des « opprimés », de quel type de population il s’agit ? Les ouvriers industriels ? Les travailleurs émigrés en Europe occidentale ou les minorités ethniques aux États-Unis ? Les femmes, les jeunes, voire les enseignants et les scientifiques ou les travailleurs sociaux ? La diversité des mouvements de libération fournit une indication éloquente de la complexité de l’analyse de l’oppression et de la diversité des forces sociales qui, au sein du « peuple », protestent ou luttent contre leur aliénation.

La pensée de Freire se trouve actuellement dans une situation assez paradoxale. Il y a entre le succès de ses ouvrages et le prolongement pratique de sa pensée une distance qui s’accentue. Ce succès tient au fait que de plus en plus de gens, appartenant à différents groupes sociaux, se reconnaissent au travers de sa critique de l’éducation aliénante et des mécanismes de programmation de la conscience, et se sentent attirés par ses propositions visant à une action libératrice. En revanche, l’interrogation à propos des agents historiques capables de mettre en pratique une alternative radicale et la difficulté de déterminer les occasions de lutte conduisant à un changement réel rendent difficile le passage de la conscience de la nécessité du changement à l’action concrète de libération.

Après avoir posé la question de la destination du discours de Freire et nous être interrogés sur la solitude à laquelle le condamne, au moins provisoirement, l’évolution de la pensée, nous voulons tenter de nous demander quel est le lieu où sa pensée peut trouver un ancrage et éventuellement être développée. Il est certain que sur le plan pédagogique l’impact de son analyse de l’école est immédiat. Le poids de la bureaucratie scolaire et l’instrumentalisation idéologique de l’école provoquent des courants antagonistes qui, aussi divers soient-ils, ont en commun l’exigence de libération. Freire, dans l’esprit de beaucoup de pédagogues, participe de ce mouvement. Et cependant chez lui la pédagogie n’est jamais libératrice en tant que telle. Il refuse clairement l’illusion des pédagogues progressistes sur ce plan. La libération est politique et la pédagogie constitue seulement une des dimensions fondamentales de cette libération politique.

La question à laquelle ne va pas manquer de se heurter tout pédagogue à la lecture de Freire est donc celle-ci : les lieux pédagogiques, qu’ils soient scolaires ou extra-scolaires, étant déterminés par l’idéologie dominante et contrôlés par des forces politiques de « domestication », quel peut être à l’intérieur de ces lieux l’espace possible qui permet l’émergence d’une pédagogie libératrice ? Autrement dit, sous quelles conditions fonctionnelles peut-on envisager à l’intérieur des lieux pédagogiques institués une action éducative libératrice ? Faut-il, comme tant de pédagogues l’ont déjà fait, renoncer à la pédagogie parce que la lutte politique est prioritaire ? Freire, certes, refuse ce fameux dilemme entre une action politique qui ne s’attarde pas à des considérations pédagogiques et une transformation pédagogique conçue en dehors de la lutte politique. Il ne condamne pas l’école de façon aussi radicale qu’Illich et propose toujours que chacun essaie d’identifier et d’élargir, par l’action, les espaces libres là où il est inséré. Toutefois, il ne dit pas d’une façon explicite comment il envisage des initiatives à l’intérieur de l’institution scolaire visent à donner au changement pédagogique une direction politique.

La pensée de Freire ne manque certainement pas de pouvoir subversif. Celui-ci n’existe, toutefois, que de façon potentielle. D’où la nécessité de clarifier les termes et de leur donner un sens qu’ils ne prendront en fait que dans une pratique plus explicite.

Conclusion

Comme nous l’avons indiqué au début de ce document, P. Freire et Illich soumettent la pédagogie à un débat de nature politique. C’est la raison pour laquelle leur contribution est fondamentale. Notre intention de présenter ces deux auteurs parallèlement ne consistait pas à les mettre en dialogue ou à évaluer l’un par rapport à l’autre. Freire et Illich représentent actuellement deux sources d’inspiration importante pour les pédagogues peu convaincus par les innovations scolaires. Ils ont permis, chacun à sa manière, à la réflexion pédagogique d’avoir une place dans le débat sur le changement social ou la stratégie révolutionnaire. Il nous paraissait donc important de mieux les situer, de dégager les lignes de force de leur pensée respective et de clarifier certaines des difficultés que présentent leurs écrits.

Au-delà de Freire et Illich c’est l’élaboration d’une pédagogie politique qui nous intéresse. Les critiques que nous avons formulées ne signifient pas que nous ayons par rapport à eux des options ou un cadre théorique mieux définis. Ce que nous voulons souligner c’est grâce à Freire et à Illich, la pédagogie ne peut plus s’enfermer dans l’école. Elle est appelée à dévoiler ses options politiques, c’est-à-dire à se définir par rapport aux forces productives, au pouvoir politique ou a l’idéologie dominante. Elle est ainsi désormais soumise à un affrontement à laquelle elle s’est le plus souvent dérobée. Freire et Illich mettent chacun l’accent sur un des aspects de la complicité politique de la pédagogie avec le pouvoir. Ils dénoncent de façon différente l’asservissement des objectifs de la scolarité au cadre de référence idéologique de la classe politique au pouvoir ou aux exigences de la production économique.

En bref, tous les deux dépassent le discours strictement pédagogique et la simple critique de l’école pour insérer leur interrogation dans une analyse plus globale. Pour Illich, la critique de l’institution scolaire n’est, comme nous l’avons vu, qu’un exemple de ce système — le mode industriel de production — qui s’impose à l’homme, étouffant la créativité et son pouvoir d’action et d’auto-organisation. Freire, à son tour, en dénonçant les pratiques éducatives « au service de la domination », est amené à redéfinir le concept-même d’éducation et de savoir. Il esquisse une théorie de la connaissance qui essaie de poser en termes dialectiques le rapport entre prise de conscience et action de transformation de la réalité, entre théorie et pratique, étude et action.

Dans l’ensemble leur démarche nous paraît complémentaire. L’approche d’Illich est plutôt « négative » dans la mesure où elle se fonde sur un refus et une dénonciation. Il essaie constamment de démontrer l’irrationalité et l’inefficacité des institutions et instruments éducatifs, ceci dans le but de bloquer leur croissance et, ainsi, de préserver la possibilité d’une alternative. Freire, sur la base de ses propres expériences, parvient déjà à esquisser les lignes de force d’une alternative « positive », l’éducation libératrice ou conscientisante. Il existe entre eux des divergences qu’on pourrait appeler « tactiques ». Illich, fidèle à son refus radical des institutions de contrôle social, propose l’abandon définitif de l’école et la condamne de façon irréductible. Freire reconnaît les limites de l’action possible à l’intérieur de l’institution scolaire. Il s’appuie toutefois sur le rapport dialectique entre école et société pour proposer la recherche d’espaces, encore libres, pouvant servir de point de départ à un travail destiné à politiser et à dépasser l’institution scolaire.

Quelles que soient ces divergences, il nous semble bien que leur but commun, au-delà de la pédagogie, est un changement fondamental des structures politiques ou de l’organisation sociale. L’ouverture qu’ils donnent tous deux au débat pédagogique entraîne une modification de la place de la pédagogie dans le débat politique. D’une part, ils montrent clairement qu’un processus révolutionnaire ne peut pas faire l’économie d’une transformation fondamentale de la pédagogie. D’autre part, ils nous avertissent du rôle contre-révolutionnaire que peut jouer la pédagogie dans un changement politique, aussi radical soit-il.

C’est à propos des modalités et de la direction de ce changement radical que leurs divergences apparaissent plus nettement. Pour Illich, il importe de freiner la croissance, puis de démanteler ce mode industriel de production qui déshumanise l’homme. Il faut recréer une société fondée sur des rapports conviviaux, c’est-à-dire remettre l’outil au service de l’homme. Pour Freire, il s’agit de dépasser la société de classe, fondée sur des rapports d’oppression et d’exploitation. Seul un changement radical de l’environnement politique et idéologique permettra aux hommes et femmes de s’assumer en tant que sujets créateurs de leur devenir historique.

Deux projets, mais une même référence à des mots-clés — l’homme, les opprimés, la libération, l’humanisation — et un même manque de définition précise des agents historiques et des formes d’action susceptibles de conduire au changement escompté. Est-ce à cause de cela que Freire et Illich sont aujourd’hui écoutés par des milieux très divers et que leur influence prend de sens très différents ? Tous deux sont conscients d’être souvent interprétés, parfois déformés, voire utilisés à des fins contraires à leurs intentions. Comment comprendre ce phénomène ?

Une chose nous paraît certaine : leur discours intervient dans un moment où les sociétés occidentales, dites hautement industrialisées, se trouvent confrontées à une crise économique, sociale et idéologique sans précédent. La qualité de la vie se détériore, le mythe du progrès continu s’effondre le système de valeurs est contesté en bloc, les institutions de contrôle social sont remises en question. Un malaise latent et un mécontentement diffus gagnent des couches de plus en plus larges de la population. À noter que, dans cette crise générale, l’effondrement des valeurs touche non seulement l’idéologie bourgeoise dominante, mais aussi le christianisme et même les théories qui se présentaient comme des alternatives radicales au système établi, parmi elles notamment le marxisme.

Face à cette crise et à ce vide, confrontés à la réalité de l’aliénation et à la difficulté de mettre en marche des projets alternatifs, un sentiment général de perplexité, d’impuissance et de paralysie gagne tous ceux qui ne supportent plus la vie quotidienne et qui, isolés, atomisés et « compartimentalisés », ne savent pas comment recréer un espace autonome leur permettant de traduire leur conscience en action. C’est dans ce climat qu’interviennent Freire, laïque catholique convaincu, et Illich, ancien prêtre, avec un discours qui, malgré des accents marxistes et des appels à la révolution, reste fondamentalement tributaire de l’humanisme chrétien. Ils se situent ainsi, tous deux, dans un champ sémantique dans lequel tous ceux qui sont, comme eux, marqués par l’enseignement de l’Église se trouvent immédiatement en terrain familier. Leur discours peut, en effet, être reçu par tous ceux qui s’interrogent sur la civilisation en fonction des valeurs qu’ils ont intériorisées au cours de leur éducation. Il risque également d’être déformé par tout lecteur qui cherche désespérément à se convaincre que le vrai changement social dépend exclusivement du respect de ces valeurs. Ni Illich, ni Freire n’ont la possibilité d’échapper à cette ambiguïté.

En revanche, le blocage bureaucratique auquel est effectivement soumis le fonctionnement des institutions, notamment de l’institution scolaire, provoque un intérêt grandissant pour toute réflexion critique susceptible de promouvoir des alternatives. Le découragement ressenti par tous ceux qui sont obligés de soumettre leur initiative au contrôle hiérarchique qui caractérise ces bureaucraties les incite à rechercher d’autres voies et les dispose favorablement envers un discours qui met l’accent sur la libération. Freire et Illich sont reçus comme des prophètes par tous ceux qui, en les lisant ou en les rencontrant, parviennent grâce à eux à percevoir un horizon nouveau au-delà d’un univers institutionnel bouché et se sentent stimulés à inventer de nouveaux modes de vie ou de nouvelles insertions professionnelles.

Finalement, le débat qui s’instaure de plus en plus aujourd’hui au sujet des formes de lutte révolutionnaire et la diversité des actions qui sont menées en direction d’un changement social radical permettent à Illich et à Freire d’être inclus dans une interrogation qu’un marxisme dogmatique a pendant trop d’années évitée. En abordant des thèmes tels que ceux du rôle du facteur subjectif (la prise de conscience) dans le processus de transformation de la réalité, de l’articulation entre l’épanouissement individuel et la libération collective, du combat contre l’aliénation et la redécouverte de l’autonomie créatrice, de la recherche de formes nouvelles d’organisation qui combinent les exigences d’efficacité avec l’exercice de l’autogestion, Illich et Freire rejoignent et éclairent plusieurs des questions qui se posent à beaucoup d’entre nous dans leur pratique quotidienne.

Genève, hiver 1974/1975, Rosiska DARCY DE OLIVEIRA, Pierre DOMINICE

Bibliographie de base

Paulo Freire

a) ouvrages :

L’éducation, pratique de la liberté ; Le Cerf, 1971

Cultural Action for Freedom; Londres, Penguin, 1972

Pédagogie des Opprimés ; Paris, Maspero, 1974

Education for Critical Consciousness; New York, Seabury Press, 1974

b) articles et interviews :

« Education for awareness: a talk with Paulo Freire » ; Genève, vol. 6, n. 4, 1970

« Education for liberation or domestication ? » ; Perspectives, Paris, vol. 2, n. 2, 1972

« Une pédagogie de la liberté » ; Preuves, Paris, n. 14, 1974

« Conscientisation et révolution » ; Documents IDAC, Genève, n. 1, 1973

« Conscientisation and Deschooling » ; Risk, Genève, à paraltre en 1975

Ivan Illich

a) ouvrages :

Libérer l’Avenir ; Paris, Seuil, 1971

Une Société sans École ; Paris, Seuil, 1971

La Convivialité ; Paris, Seuil, 1973

b) articles et débats :

« Inverser les Institutions » ; Esprit, Paris, numéro spécial « Illich en débat », mars 1972

« Contre la production du bien-être » ; Esprit, Paris, numéro spécial « Avancer avec Illich », juillet-août, 1973

Institut d’Action Culturelle

L’institut d’Action Culturelle de Genève (IDAC), dirigé par le Prof. Paulo FREIRE, a commencé au printemps 1973 la publication d’une série de documents (4 numéros par an) qui traitaient de la conscientisation comme instrument de libération dans le processus d’éducation, de développement et de changement social. L’équipe de l’IDAC voit la conscientisation comme le processus par lequel nous devenons conscients de notre réalité socio-culturelle, dépassons les aliénations et contraintes auxquelles nous sommes soumis et nous affirmons comme des sujets conscients et créateurs de notre propre devenir historique.

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