Références

  • Titre : « Éducation, Libération et l’Église »
  • Auteur : Paulo Freire
  • Revue : Théologies noires et sud-américaines de libération, revue Parole et Société, 81e année, n°5-6, Strasbourg, 1973, p.515-544.
  • Date de la conférence originale : 1973
  • Période freirienne : Exil (1964-1979)

Catégories : Conférences et séminaires

Notes : Il s’agit d’un exposé lors du symposium théologique sur les « Théologies noires et sud-américaines de libération » organisé par le Conseil œcuménique en mai 1973 à Genève.

Éducation, Libération et l’Église

[Présentation de l’éditeur] Paulo Freire, mondialement connu pour ses études sur le développement de nouvelles conceptions dans l’éducation, est membre du Bureau de l’éducation du Conseil œcuménique des Églises. Il a notamment fait des études sur « les niveaux de la conscience », — une nouvelle méthode d’investigation des buts de l’éducation aidant à libérer véritablement les individus et les sociétés. Auparavant, il a travaillé au Chili pour l’Agrarian Reform Research and Training Institute (Institut de formation et de recherches pour la réforme agraire), qui est une agence des Nations-Unies, en collaboration avec le gouvernement chilien. Il a également été conseiller de l’UNESCO. Son dernier ouvrage est intitulé « Pedagogy of the Oppressed » (1970) (Pédagogie de l’opprimé).

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Nous allons commencer cet essai par une affirmation — presque un truisme — qui révélera clairement notre position face au thème que nous allons traiter : nous ne pouvons pas parler des Églises et de l’éducation ni du rôle des premières par rapport à la seconde si ce n’est dans une perspective historique. Car les Églises ne sont pas des entités abstraites, mais des institutions insérées dans l’histoire. Et la tâche éducative des Églises ne peut se comprendre hors de leur contexte concret.

Dès le moment où nous prenons de telles affirmations au sérieux, nous ne pouvons déjà plus parler de la neutralité des Églises ni de la neutralité de l’éducation. Ainsi, de telles affirmations de neutralité ne peuvent émaner que de personnes ayant un point de vue totalement naïf de l’Église et de l’histoire ou d’individus qui cachent habilement une conception réaliste derrière une prétention de neutralité. Objectivement cependant, les uns et les autres partagent la même perspective idéologique : en insistant sur la neutralité de l’Église par rapport à l’histoire, aux activités politiques, ils ne font rien d’autre qu’exercer une activité politique, en faveur — bien sûr — des élites au pouvoir et contre le peuple. On ne peut pas se « laver les mains » en face d’inconciliables si ce n’est en prenant le parti des forts ; ce n’est donc pas être neutre.

Il y a cependant une manière plus subtile, plus attrayante de servir les intérêts des plus forts tout en sauvegardant les apparences d’une action en faveur des opprimés. Encore une fois, dans ce type d’action, nous allons rencontrer, main dans la main, les « naïfs » et les « subtils » dont nous avons parlé plus haut. Nous pensons ici aux pratiques que nous appelons volontiers « actions anesthésiantes » ou « actions-aspirine » et qui sont l’expression d’un idéalisme subjectiviste ne pouvant mener qu’à la préservation du « statu quo ». En dernière analyse, ce genre d’action repose sur un pré-supposé fondamental — et combien illusoire — selon lequel il serait possible de transformer le cœur des hommes et des femmes tout en laissant vierges et intouchées les structures sociales qui rendent ces cœurs « malades ».

C’est bien une illusion de croire qu’il est possible, par des sermons, des œuvres humanitaires et le développement de valeurs qui ont cours hors du monde, d’abord de changer les consciences et ensuite de transformer le monde. Cette illusion n’est pas partagée seulement par ceux que nous appelons « naïfs » et que Niebuhr appelle « moralistes » (1). Les « subtils » savent très bien qu’avec des actions de ce genre, ils retardent le processus fondamental qui est, véritablement, celui de la transformation radicale des structures sociales, condition d’un éveil des consciences qui, pour sa part, n’est ni automatique ni mécanique.

Cependant, même si, objectivement, les uns et les autres obtiennent des résultats également inefficaces du point de vue de la libération des êtres humains, de leur véritable humanisation, il y a une différence importante entre eux et il vaut la peine de la souligner. Les uns et les autres se rattachent à l’idéologie des classes sociales dominantes et en sont imprégnés, mais les « subtils » l’acceptent consciemment comme leur idéologie.

Les « naïfs », d’abord inconscients de leur véritable situation, pourront être amenés par leur action à adopter l’idéologie de la domination et transformer ainsi leur « naïveté » en « subtilité ». Ils peuvent aussi renoncer à leurs illusions idéalistes ; dans ce cas, ils retirent alors leur adhésion inconditionnelle aux classes dominantes et, s’engageant du côté des opprimés, ils entament une phase nouvelle d’apprentissage. Évidemment, cela ne suffit pas pour sceller véritablement leur engagement à l’égard des opprimés. Dans le cours de leur nouvel apprentissage, ils devront encore affronter le caractère risqué de l’existence de façon plus sérieuse et plus profonde. Et ce n’est pas facile.

La première exigence que ce nouvel apprentissage leur impose ébranle forcément la conception « élitiste » de l’existence qu’ils avaient intériorisée dans le processus de leur « idéologisation ». La condition « sine qua non » que cet apprentissage requiert, c’est d’abord qu’ils fassent réellement leur Pâques. C’est-à-dire qu’ils « meurent » en tant qu’« élitistes » pour renaître avec les opprimés dans la condition d’êtres à qui on a interdit d’ÊTRE.

Mais cela implique qu’ils renoncent aux mythes qui leur sont si chers. Le mythe de leur « supériorité », de leur pureté d’âme, de leurs vertus, de leur savoir, le mythe qu’ils ont à « sauver » les pauvres ; le mythe de la neutralité de l’Église, de la théologie, de l’éducation, de la science, de la technologie ; le mythe de leur impartialité. D’où découlent nécessairement le mythe de l’infériorité du peuple, de son impureté — non seulement spirituelle mais physique, le mythe de son ignorance absolue.

Ils perçoivent bientôt que l’indispensable Pâque, dont résulte le changement de leur conscience, doit être vécue existentiellement. La Pâque véritable n’est pas verbalisation commémorative, mais praxis, engagement historique. La Pâque verbalisée est « mort » sans résurrection. Ce n’est que dans l’authenticité de la praxis historique que la Pâque est morte pour la vie. Mais la vision bourgeoise du monde, essentiellement nécrophile et donc statique, est incapable d’accepter cette manière éminemment biophile de s’expérimenter « en Pâque ».

La mentalité bourgeoise — et ce n’est pas une abstraction — tue le dynamisme historiquement profond du Passage ; il en fait simplement une date sur le calendrier.

Le goût de la possession (2) (un des signes de l’attitude nécrophile) rejette la signification plus profonde du Passage. En vérité, je ne peux pas faire le Passage si je tiens dans mes mains, comme des objets de ma possession, l’âme et le corps déchirés des opprimés. Je ne puis expérimenter la résurrection qu’en naissant à nouveau au côté des opprimés, avec eux, dans le processus de libération. Je ne peux pas faire du Passage un moyen de posséder le monde parce qu’il est, irréductiblement, une manière de le « transformer ».

Si ces anciens « naïfs » poursuivent leur nouvel apprentissage, ils apprennent encore que la conscience ne se transforme pas par des leçons, des discours ou des sermons éloquents, mais par l’action des êtres humains sur le monde. La conscience ne crée pas arbitrairement la réalité, comme le prétend l’idéalisme subjectiviste auquel ils adhéraient dans l’étape de leur « naïveté ».

La conscientisation

Ils découvrent également à quel point ils faussaient un certain nombre de notions dans un sens idéaliste ; par exemple la « conscientisation » (si mal comprise !) dont ils prétendaient faire un remède magique pour soigner les « cœurs » sans changer les structures sociales ; ou, dans une autre version tout aussi idéaliste, un instrument non
moins magique capable de concilier l’inconciliable.

La conscientisation finissait par leur apparaître comme une espèce de Troisième Voie qui permettrait d’éviter miraculeusement les conflits de classes ; elle créerait, par la compréhension mutuelle, un monde de paix et d’harmonie entre oppresseurs et opprimés. Une fois les uns et les autres conscientisés, il n’y aurait plus ni société oppressive ni opprimés car tous, s’aimant fraternellement, résoudraient leurs difficultés par des tables rondes ou autour d’un bon whisky.

Au fond, cette vision idéaliste, qui ne sert que les oppresseurs, est bien la même que Niebuhr a condamnée avec véhémence — que ce soit dans le domaine religieux ou séculier
— en recourant au terme de « moraliste »(3).

Une telle mythification de la conscientisation, en Amérique latine ou ailleurs, — peu importe qu’elle soit le fait des « naïfs » ou des « subtils » — constitue naturellement un
obstacle au processus de libération et non une aide. Obstacle parce qu’en vidant la conscientisation de son contenu dialectique et en la transformant ainsi en panacée, on la
met, répétons-le, au service des oppresseurs ; obstacle encore parce que cette défiguration idéaliste amène bien des groupes latino-américains sérieux, surtout de jeunes, à tomber dans l’erreur opposée, soit dans l’objectivisme mécaniste.

Par réaction au subjectivisme aliénant qui est cause de cette déviation, ces groupes ont fini par nier le rôle de la conscientisation dans la transformation de la réalité, niant ainsi la dialectique conscience-monde. Ils ne perçoivent plus, par exemple, la différence entre la conscience des nécessités de classe et la conscience de classe(4). Entre les deux, il y a une espèce de hiatus dialectique à résoudre. Le subjectivisme et l’objectivisme mécaniste en sont tous deux incapables.

Ces groupes ont cependant raison lorsqu’ils affirment, tout comme nous, qu’on ne peut pas modifier la conscience en dehors de la praxis. Il faut cependant souligner que la praxis par laquelle la conscience se transforme n’est pas pure action mais action et réflexion. D’où l’unité entre pratique et théorie, unité dans laquelle toutes deux se constituent, se font et se refont dans un mouvement permanent qui va de la pratique à la théorie et de celle-ci à une nouvelle pratique.

La praxis théorique est celle que nous réalisons lorsque nous prenons de la distance à l’égard de la praxis réalisée (ou en cours de réalisation) concrètement afin d’y voir plus clair. C’est bien pourquoi la praxis théorique n’est authentique que si on ne rompt pas le mouvement dialectique entre elle et la praxis qui en découle dans un contexte particulier. Il en résulte que ces deux formes de praxis sont deux moments inséparables d’un même processus par lequel nous connaissons en termes critiques. Cela signifie, en d’autres termes, que la réflexion n’est véritable que si elle renvoie, comme le souligne Sartre, au concret sur lequel nous l’exerçons.

C’est dans ce sens que la conscientisation – associée ou non au processus d’alphabétisation, peu importe – ne peut pas être un bla-bla-bla aliénant, mais doit être un effort critique de révélation de la réalité, ce qui implique nécessairement un engagement politique. Il n’y a pas de conscientisation si de sa pratique ne résulte l’action consciente des opprimés comme classe sociale exploitée en lutte pour sa libération(5). D’autre part, personne ne conscientise personne. L’éducateur et le peuple se conscientisent eux-mêmes grâce au mouvement dialectique qui relie la réflexion critique à l’action antérieure à la lutte en cours.

Éducation en vue de la libération

Une autre dimension de la mythification de la conscientisation, qu’elle soit réalisée par les « naïfs » ou par les « subtils », c’est leur tentative de convertir la fameuse « éducation pour la libération » en un problème purement méthodologique, transformant les méthodes en quelque chose de neutre. De cette manière on vide — ou prétend vider — tout le contenu idéologique de l’action éducative et l’expression « l’éducation pour la libération » n’a plus de sens.

En vérité, dans la mesure où ce type d’éducation se réduit à un ensemble de méthodes et de techniques par lesquelles éduqués et éducateurs regardent la réalité sociale — quand ils la regardent — pour simplement la décrire, cette éducation est aussi « domesticatrice » que n’importe quelle autre. L’éducation pour la libération n’est pas celle qui cherche à libérer les élèves des tableaux noirs pour leur offrir des projecteurs(6). Bien au contraire, elle se propose, en tant que praxis sociale, de contribuer à libérer les êtres humains de l’oppression qui les étouffe dans la réalité objective. Par la même, c’est une éducation politique, aussi politique que celle qui, servant les élites au pouvoir, se proclame cependant neutre. Et donc une telle éducation ne peut pas être mise en pratique, de façon systématique, avant la transformation radicale de la société(7). Seuls les « innocents » sont capables d’espérer que les élites au pouvoir encouragent un type d’éducation qui les dénonce, plus encore que les contradictions dans lesquelles ils se trouvent pris(8). Une telle naïveté révèle aussi la dangereuse sous-estimation de la capacité et de l’astuce des élites. Et donc une éducation libératrice ne peut être mise en pratique, dans le cas précis, qu’en dehors du système ordinaire et avec grande prudence, par ceux qui, dépassant leur « naïveté », s’engagent dans un vrai processus de libération.

Toutes ces découvertes, un nombre important de chrétiens est en train de les faire en Amérique latine ; et comme nous l’avons affirmé précédemment, elles exigent d’eux une prise de position : ou qu’ils transforment leur « naïveté » en « subtilité » et qu’ainsi ils assument consciemment l’idéologie de la domination ou, au contraire, qu’ils s’engagent réellement en vue de la libération des opprimés, en faisant corps avec eux. Nous avons dit aussi en commençant que s’ils renonçaient à leur adhésion inconditionnelle aux classes dominantes, leur apprentissage nouveau avec le peuple constituerait un défi inédit dont les réponses impliqueraient des risques jusqu’alors inconnus.

De fait, au cours de ce que nous appelons leur nouvel apprentissage, de nombreux chrétiens commencent bientôt à remarquer que, tant qu’ils exerçaient des actions d’un genre purement palliatif, dans le domaine social, mais aussi dans le domaine spécifiquement religieux, (en soutenant, par exemple, avec ardeur des maximes telles que « la famille qui prie unie reste unie »), on les louait pour leurs vertus chrétiennes.

Mais au moment où, par leur propre expérience, ils commencent à s’apercevoir que la famille qui prie unie a besoin de maison, de travail libre (9), de pain, de vêtements, de services sanitaires, d’éducation pour ses enfants, de s’exprimer et d’exprimer son monde en créant et en se recréant ; qu’elle a besoin d’être respectée dans son corps, dans son âme, dans sa dignité, pour rester unie autrement que dans la souffrance et la misère ; à partir de ce moment précis, s’ils avouent cette perception nouvelle qu’ils ont de la réalité, ils voient leur propre foi mise en doute par ceux qui recherchent encore davantage de pouvoir dans le domaine politique, économique ou ecclésiastique, en vue de dominer la conscience d’autrui.

À mesure que leur nouvel apprentissage les amène à saisir de plus en plus clairement la réalité dramatique du peuple et qu’ils adhèrent à un nouveau type d’action déjà moins « assistancialiste », ils deviennent des figures « diaboliques » (10) au service d’une force démoniaque internationale qui menace la « civilisation occidentale et chrétienne » – civilisation qui n’a vraiment pas grand’chose de chrétien.

Alors ils découvrent, par leur propre expérience qu’ils n’avaient jamais été neutres ni impartiaux au temps de leur « naïveté ». Mais à ce moment, beaucoup prennent peur : ils n’ont pas le courage d’assumer le risque existentiel d’un engagement historique, alors ils retournent aux illusions idéalistes mais dans le camp des subtils, cette fois-ci.

Ils ont cependant besoin de justifier leur retour. Ils proclament alors qu’il faut défendre les masses populaires « incultes et incapables » pour qu’elles ne perdent pas leur croyance en Dieu si belle, si douce, si édifiante, qu’il faut les protéger du « mal subversif des faux chrétiens qui louent la révolution culturelle chinoise et prônent la révolution cubaine. Ils s’enrôlent pour la « défense de la foi », quand en vérité c’est en défense de leurs intérêts de classe qu’ils s’unissent, subordonnant leur foi à ceux-ci.

Ils doivent alors insister sur la “neutralité » de l’Église dont la tâche fondamentale doit être, selon eux, de concilier l’inconciliable en favorisant au maximum la stabilité sociale. Alors ils « châtrent » l’Église de sa dimension prophétique et celle-ci ne porte plus, comme témoignage, que celui de sa peur : peur du changement, de la transformation radicale du monde injuste, de crainte de se perdre dans les incertitudes de l’avenir. Et cependant, une Église qui refuse son insertion historique n’en est pas moins insérée dans l’histoire. En fait, ceux qui proclament que l’Église est hors de l’histoire se contredisent dans la pratique, se rangeant aux côtés de ceux qui refusent aux classes dominées la possibilité d’ÊTRE. Et donc, en craignant de se perdre dans les incertitudes de l’avenir, en voulant éviter le risque que l’avenir implique toujours puisqu’il doit être construit et non reçu, l’Église se perd alors réellement. Elle ne peut donc pas s’expérimenter dans l’unité de la dénonciation d’un monde injuste et de l’annonce d’un monde plus juste à édifier par la praxis historico-sociale des opprimés. De cette manière, pas plus que les classes sociales dominantes (dont elle est l’alliée), elle ne peut être authentiquement utopique, prophétique, chargée d’espoir (11). En se privant de sa vision prophétique, elle s’engage dans la voie du formalisme dans des rites bureaucratiques où l’espérance, sans visée sur l’avenir, n’est plus qu’une abstraction aliénée et aliénante. Au lieu de stimuler le voyageur, elle l’invite à s’arrêter. Au fond, c’est une Église qui s’interdit de faire la « Pâque » dont elle parle. C’est une Église « mourant de froid », incapable de répondre aux aspirations d’une jeunesse inquiète, utopique et biophile, à laquelle on ne peut plus parler un langage médiéval, et que ne peut intéresser la discussion sur le sexe des anges, car le drame de son histoire la défie. Jeunesse qui, pour sa grande part, sait très bien que le problème fondamental de l’Amérique latine, ce n’est pas la « paresse du Peuple » ou son « infériorité » ou son manque d’éducation, mais l’impérialisme, et que cet impérialisme n’est ni une abstraction ni un « slogan » mais une réalité tangible, une présence envahissante, destructrice. Tant que cette contradiction fondamentale n’est pas surmontée, l’Amérique latine ne peut pas se développer, elle ne peut que se moderniser(12). Car il n’y a pas de véritable développement des sociétés dépendantes sans libération.

Une théologie de la libération

De nombreux théologiens latino-américains qui poussent toujours plus loin leur engagement historique avec les opprimés, parlent aujourd’hui à juste titre d’une théologie politique de la libération plutôt que d’une théologie du « développement » pris dans le sens de modernisation. Ces théologiens peuvent commencer à répondre aux inquiétudes d’une génération qui opte pour la transformation révolutionnaire de son monde plutôt que pour la conciliation de l’inconciliable. Ils savent très bien que seuls les opprimés, en tant que classe sociale à qui la parole est interdite, peuvent devenir utopiques, prophètes et messagers de l’espoir, dans la mesure même où leur avenir n’est pas simplement la répétition corrigée de leur présent. Leur avenir, c’est la concrétisation de leur libération(13) sans laquelle ils ne peuvent pas être. Eux seuls peuvent dénoncer l’« ordre » qui les écrase et, transformant cet « ordre » dans la praxis, annoncer un monde nouveau à refaire constamment.

C’est pourquoi leur espérance n’est pas une invitation à l’arrêt (qu’on retrouve non seulement chez les traditionalistes mais aussi dans la modernisation aliénante). Leur espérance est un appel à la « marche », non une « marche » errante de qui renonce ou fuit mais la « marche » de qui prend l’histoire en main, la fait et se refait en elle. « Marche » qui finalement est leur nécessaire passage dans lequel ils doivent “mourir’ en tant que classe opprimée pour renaître en tant que classe en libération.

Ce passage cependant — soulignons-le une fois de plus — ne peut être fait « dans » leur conscience mais dans l’histoire. Personne ne fait le passage seulement dans l’« intériorité » de son être.

Mais il y a aussi tous ceux, de plus en plus nombreux, qui renonçant ou non à leurs options chrétiennes, s’engagent toujours plus à fond pour la cause de la libération des classes dominées. Leur expérience leur enseigne qu’être chrétien ne signifie pas nécessairement être réactionnaire, comme être révolutionnaire n’implique pas toujours être « démoniaque ». Être révolutionnaire signifie être contre l’oppression, contre l’exploitation et en faveur de la libération des classes opprimées(14), bien concrètement et non en termes idéalistes. Dans leur nouvel apprentissage, ils s’aperçoivent finalement qu’il ne suffit pas de dire du bout des lèvres que les hommes et les femmes sont des êtres humains si on ne fait rien objectivement pour leur permettre d’expérimenter leur condition de personnes. Ils apprennent que ce n’est pas par les bonnes œuvres ou, selon l’expression de Niebuhr, les œuvres « humanitaires » que les classes opprimées peuvent s’incarner comme personnes. Ils ont surmonté les premiers obstacles auxquels beaucoup de leurs compagnons de passage n’ont pas résisté, ce qui ne veut pas dire cependant que tous soient capables de supporter les épreuves plus dures auxquelles ils peuvent s’attendre.

À un certain moment du processus, la violence des oppresseurs s’exerce presque exclusivement sur la classe ouvrière, épargnant la plupart du temps les intellectuels engagés (car en dernière analyse, ils appartiennent au même bloc que les classes dominantes) ; à d’autres moments, cette violence se fait sentir de façon indiscriminée. Ce moment provoque le retrait de quelques-uns, leur silence, leur rentrée dans les rangs, mais en même temps de nouveaux engagements de la part de certains autres. Une des différences fondamentales entre ceux qui partent et ceux qui restent, c’est que ces derniers assument l’existence comme la tension dramatique entre le passé et l’avenir, la mort et la vie, entre rester et partir, créer et ne pas créer, entre dire la parole et le silence mutilant, entre l’espérance et le désespoir, entre être et ne pas être. C’est une illusion de penser que nous, êtres humains, pouvons échapper à cette tension dramatique. Nous n’avons pas le droit de nous submerger dans la « dramaticité » de notre vie ; cela signifierait notre perte dans la trivialité du quotidien(15). En fait, si je me perds dans le quotidien, je perds en même temps la perception de la signification dramatique de mon existence. J’aurai tendance à devenir fataliste ou cynique. De même, si j’essaie d’émerger du quotidien pour assumer le caractère dramatique de mon existence, mais si en même temps je ne m’engage pas historiquement, je n’ai pas d’autre issue que de tomber dans un intellectualisme vide et également aliéné ; alors l’existence se présente à moi comme quelque chose de désespéré et d’impossible. Je n’ai pas d’autre moyen de dépasser les trivialités du quotidien que ma praxis historique qui est elle-même sociale et non individuelle. C’est seulement dans la mesure où j’assume totalement ma responsabilité dans le jeu de cette tension dramatique que je me fais présence consciente au monde.

Ainsi donc, je ne peux pas accepter d’être simple spectateur. Je dois au contraire exiger ma place dans le processus de transformation du monde. Alors la tension dramatique entre le passé et l’avenir, la mort et la vie, l’espérance et le désespoir, entre être et ne pas être, n’est plus une espèce d’impasse mais elle est perçue pour ce qu’elle est réellement : un défi permanent auquel je dois répondre. Et ma réponse ne peut être autre chose que ma praxis historique ou, en d’autres termes, ma praxis révolutionnaire.

La révolution cependant ne liquide pas la tension dramatique de notre existence. Elle résout les contradictions antagoniques qui rendent la tension plus dramatique. Mais justement parce qu’elle participe de la tension, elle est aussi permanente qu’elle.

Dans l’histoire, il est impossible de penser à l’instauration d’un règne de paix imperturbable. L’histoire est « devenir », elle est événement humain. Mais au lieu de me sentir déçu et effrayé par la découverte critique de la tension où je me trouve en tant qu’être humain, je découvre au contraire en elle la joie d’être.

Cependant, je ne peux réduire la tension dramatique à ma seule expérience existentielle. Naturellement, je ne peux nier la singularité de mon existence, mais cela ne signifie pas que mon existence personnelle ait une signification absolue en elle-même, isolée des autres existences. Au contraire, c’est dans l’intersubjectivité, médiatisée par l’objectivité, que mon existence gagne son sens. Le « j’existe » ne précède pas le « nous existons », il se constitue en lui. La conception individualiste et bourgeoise de l’existence humaine ne réussit pas à en saisir la base sociale et historique. Le fait que les hommes et les femmes créent leur propre existence appartient à l’essence de l’humanité et cet acte est toujours social et historique, même s’il a ses dimensions personnelles.

L’existence n’est pas désespoir, mais risque. Je ne peux être si je n’existe dangereusement. Mais si l’existence est historique, le risque existentiel n’est pas simplement une catégorie abstraite, il est historique lui aussi. Cela signifie que si exister est toujours et partout se risquer, les manières de se risquer et l’efficacité du risque varient d’une personne à l’autre et d’un lieu à un autre. Je ne me risque pas au Brésil comme un Suisse à Genève, même si nous suivons l’un et l’autre la même ligne politique. Notre réalité historico-sociale conditionne notre manière de nous risquer. Vouloir atteindre l’universalité du contenu et de la forme du risque existentiel est une illusion idéaliste que nul homme pensant dialectiquement ne peut accepter.

Cette manière dialectique de penser constitue un des défis fondamentaux lancés à ceux qui ont fait l’option dont nous parlons dans cette partie de notre travail. Ce n’est pas toujours facile, même pour ceux qui s’identifient au peuple, de dépasser une formation de petits bourgeois individualiste et intellectuelle, qui établit une dichotomie entre la théorie et la pratique, entre le transcendant et le mondain (16), le travail intellectuel et le travail manuel. Leur marque de petits bourgeois s’exprime constamment par des attitudes, des comportements où les classes dominées apparaissent comme de purs objets de leur « révolutionarisme impatient ».

Le rôle des Églises

En essayant d’analyser maintenant plus à fond le rôle des Églises en Amérique latine, et spécialement leur rôle éducatif, nous devons revenir sur quelques-unes des affirmations faites dans le corps de cet essai. En premier lieu, sur leur impossibilité d’être politiquement neutres, ce qui revient à répéter que les Églises ne peuvent échapper à la nécessité d’une option. Et c’est pourquoi, nous ne pouvons discuter du rôle des Églises dans l’abstrait, métaphysiquement, puisque leur option conditionnera toute leur approche de l’éducation — sa conception, ses objectifs, ses méthodes, ses processus et moyens auxiliaires de toutes sortes.

Ce conditionnement affecte aussi bien la formation théologique des dirigeants de l’Église militante que toute l’éducation dispensée par les Églises. La réflexion théologique elle-même n’y échappe pas.

Dans une société de classes, c’est nécessairement l’élite au pouvoir qui détermine l’éducation et par conséquent ses objectifs. Ceux-ci ne peuvent évidemment s’opposer à ses intérêts. Comme nous l’avons dit plus haut, il serait suprêmement naïf d’imaginer que cette élite pourrait encourager ou admettre, de quelque manière, une éducation qui serait assez stimulante pour inciter les opprimés à découvrir la « raison d’être » de la structure sociale. Ce à quoi on peut s’attendre dans le meilleur des cas, c’est à la permission de parler d’une telle éducation et, de temps à autre, à quelques expériences, susceptibles d’être supprimées immédiatement si elles menacent le statu quo.

C’est pourquoi le Conseil épiscopal latino-américain (CELAM) peut parler d’« éducation libératrice » dans presque tous ses documents officiels ; tant que celle-ci ne sera pas mise en pratique, il ne lui arrivera sans doute rien de bien sérieux. De toute façon, cela ne nous étonnerait pas (bien que nous n’en sachions rien actuellement) que CELAM doive un jour souffrir de dures restrictions de la part de l’élite au pouvoir, et ce par l’intermédiaire de l’Église antiprophétique dont nous avons parlé. Cette Église qui « meurt de froid » dans le sein tiède de la bourgeoisie ne peut certainement pas tolérer des idées, fussent-elles à l’état verbal seulement, que l’« élite » considère comme « diaboliques ».

Notre tâche serait simplifiée si, dans notre examen de cette question du rôle des Églises en Amérique latine sur le plan de l’éducation, nous rencontrions une certaine cohérence entre Église et Évangile. Dans ce cas, il suffirait d’analyser les conditions de dépendance où se trouvent les sociétés latino-américaines (à l’exception de Cuba et, dans une certaine mesure du Chili) et on en déduirait une stratégie d’action pour les Églises. La vérité cependant est autre, et nous ne pouvons pas penser dans le vide.

Il est impossible de parler en termes objectifs d’un rôle unifié, cohérent, des Églises latino-américaines dans le domaine éducatif. Au contraire, il y a des rôles distincts, antagoniques même, suivant la ligne politique — manifeste, cachée ou déguisée — que les différentes Églises assument historiquement.

L’Église traditionaliste, pour commencer par elle, est encore très marquée des empreintes colonialistes. C’est une Église missionnaire au pire sens du mot, gagneuse d’âmes nécrophile. D’où son goût masochiste à tellement parler de péché, de feu éternel, de perdition sans recours. Le domaine mondain, séparé du monde de la transcendance, est le « bouge » dans lequel les êtres humains doivent payer leurs péchés. C’est pourquoi, plus on souffre, plus on se purifie pour atteindre le ciel, la paix éternelle. Le travail n’est pas, dans cette optique, l’action des hommes et des femmes sur le monde, action transformatrice et re-créatrice, mais le prix à payer pour être humain.

Dans cette ligne traditionaliste — peu importe qu’elle soit protestante ou catholique romaine — l’Église se fait « refuge des masses », selon l’expression du sociologue suisse Christian Lalive(17). Cette conception du monde, de la vie, satisfait la conscience fataliste et craintive des opprimés à un certain moment de leur expérience historique. Ils y trouvent une espèce de baume à leur fatigue existentielle. C’est pourquoi, plus les masses populaires opprimées sont immergées dans la culture du silence, avec toute la violence que cela implique de la part des oppresseurs, plus elles auront tendance à « se réfugier » dans de telles Églises(18). Plongées dans la culture du silence ou l’unique voix que l’on puisse entendre est celle des classes dominantes, elles trouvent dans cette Église une espèce d’« utérus » dans lequel elles se « protègent » contre l’agressivité de la société. Par ailleurs, en méprisant ce monde et en le qualifiant de monde de péché, de vice et d’impureté, elles se « vengent » en quelque sorte de leurs oppresseurs qui sont les « maîtres » de ce monde. C’est comme si elles disaient à ces maîtres : « Vous êtes puissants, mais le monde sur lequel vous régnez est mauvais et nous le rejetons ». Constituées en classe subordonnée à qui la parole est interdite, les masses retrouvent dans le « refuge » l’illusion de « parler » en formulant leurs prières en vue du salut.

Cependant, rien de cela ne résout les problèmes concrets des opprimés. Leur catharsis les aliène encore plus dans la mesure où elle dirige leur colère contre le monde et non contre le système social qui ruine le monde. Ainsi, prenant le monde lui-même comme antagoniste, ils tentent l’impossible qui est de renoncer à la médiation du monde dans leur passage. Ils veulent ainsi arriver à la transcendance sans passer par la mondanité ; ils veulent la méta-histoire sans faire l’expérience de l’histoire ; ils veulent le salut sans connaître la libération. La souffrance qu’ils endurent en étant dominés leur fait accepter cette anesthésie historique dans l’espoir qu’ils seront ainsi fortifiés pour lutter contre le démon et le péché ; ils laissent en paix les causes réelles de leur oppression. Ainsi ils ne peuvent entrevoir, au-delà des situations concrètes, leur « inédit viable », l’avenir comme projet de libération qu’ils doivent créer eux-mêmes.

Cette Église de type traditionnel se trouve généralement dans les sociétés retardées, « fermées », n’ayant qu’un minimum de marché interne, exportatrices de matières premières, sociétés principalement agricoles dont la culture du silence constitue un trait fondamental. De même que des structures sociales archaïques persistent dans ces sociétés en modernisation, l’Église traditionaliste se maintient également telle quelle. On constate la force de ce traditionalisme religieux (19) jusque dans les centres urbains qui se transforment sous l’impact de l’industrialisation.

Une seule chose peut vaincre définitivement la nécessité de prendre l’Église comme « refuge des masses » : c’est le changement qualitatif de la conscience populaire. Et ce changement qualitatif, répétons-le, ne s’opère « dans » la conscience ni automatiquement ni mécaniquement.

Par ailleurs, la modernisation technologique ne rend pas nécessairement les masses populaires plus critiques puisque, n’étant pas neutre, elle obéit à l’idéologie qui la commande.

Pour toutes ces raisons et pour bien d’autres encore qu’il serait trop long d’analyser ici, la ligne traditionaliste à laquelle nous nous référons est indiscutablement l’alliée des classes dominantes, qu’elle en soit consciente ou non. Le rôle que ces Églises peuvent jouer (et jouent) dans le domaine éducatif est donc nécessairement conditionné par leur vision du monde, de la religion, des êtres humains et de leur « destin ». Leur conception de l’éducation et son application ne peuvent être que paralysantes, aliénées et aliénantes. Seuls ceux qui gardent cette perspective « naïvement » et non « subtilement » ont des chances de s’en sortir par la praxis ; ils assument alors un engagement tout différent à l’égard des classes dominées et deviennent ainsi réellement prophétiques.

L’Église modernisante

Certaines Églises abandonnent cette perspective traditionaliste pour adopter petit à petit une nouvelle attitude. L’histoire de l’Amérique latine nous montre que cette nouvelle position s’ébauche peu à peu là où les structures traditionnelles sont remplacées par des éléments modernisants. Les masses populaires, jadis presque complètement « immergées » dans le processus historique (20) commencent à « émerger » à la suite de l’industrialisation. La société change elle aussi. Des défis nouveaux se présentent aux classes dominées, exigeant d’elles des réponses différentes.

Les intérêts impérialistes qui conditionnent cette transition sont de plus en plus agressifs, utilisant des moyens variés de pénétration et de contrôle de la société dépendante. À un moment donné, l’accent mis sur l’industrialisation fait naître une « idéologie du développement » de caractère nationaliste qui plaide entre autres pour le pacte entre la « bourgeoisie nationale » et le prolétariat montant.

Les économistes latino-américains ont été les premiers à analyser ce processus et ils sont rejoints par des sociologues et quelques éducateurs. Ensemble, ils préparent et mettent en pratique le concept de la planification sociale.

C’est alors que la Commission économique pour l’Amérique latine — CEPAL — exerce une influence décisive non seulement par ses missions techniques, mais aussi par son adhésion à la politique du « développement ». À la CEPAL s’ajoute plus tard la contribution de l’Institut latino-américain de planification économique et sociale — ILPES — un organisme des Nations Unies qui a pour tâche la formation d’économistes pour tout le continent.

Rien de cela cependant ne se produit par hasard ou « en l’air ». Ce processus est une partie intrinsèque de l’histoire que l’Amérique latine vit avec plus ou moins d’intensité suivant les endroits. Tout ce mouvement complexe, comme les différentes perspectives qui se dessinent à cette époque pour répondre au « retard » de l’Amérique latine, n’est ni le fruit du hasard, ni le résultat de quelque caprice.

Les intérêts économiques impérialistes déjà cités (par exemple la nécessité d’étendre des marchés) forcent l’élite nationale, presque toujours l’expression locale d’une élite étrangère, à chercher des moyens d’améliorer les structures archaïques sans que leurs intérêts soient frustrés. L’important cependant, du point de vue de l’impérialisme et de ses alliés nationaux, c’est que ce processus réformiste, appelé publicitairement « développement » n’affecte pas les points capitaux des relations entre la société matrice (la métropole) et les sociétés dépendantes. Cela signifie : « Développement » dans la dépendance. De cette façon, évidemment, le lieu des décisions politiques, économiques, culturelles concernant la transformation de la société dépendante doit rester dans la métropole, sauf pour certains points qu’on peut lui déléguer car ils ne modifient pas son état de société subordonnée.

C’est bien pourquoi les sociétés latino-américaines, à l’exception de Cuba depuis sa révolution et, jusqu’à un certain point du Chili, se modernisent au lieu de se développer au sens réel du mot. Le développement de l’Amérique latine ne se réalisera que dans la mesure où sera résolue la contradiction fondamentale dans laquelle se cristallise son état de dépendance. Cela signifie que la prise de décision concernant le changement doit reposer dans les mains des masses opprimées de la société concernée ; elle doit être indépendante d’une élite bourgeoise. C’est dans ce sens que le développement est libération et cela à deux niveaux : la société dépendante dans son ensemble se libère de l’impérialisme, et les classes sociales opprimées se libèrent des classes sociales oppressives. En effet, le développement véritable est impossible dans une société de classes.

Le processus d’expansion impérialiste engendre des faits inédits de caractère politique et social. La transition que la société dépendante subit implique la présence contradictoire côte à côte d’un prolétariat en cours de modernisation et d’un prolétariat traditionnel ; d’une petite bourgeoisie technico-professionnelle et d’une classe moyenne traditionnelle (21), d’une Église traditionnelle et d’une Église en cours de modernisation : d’une éducation livresque, « fleurie », et d’une éducation technico-professionnelle exigée par l’industrialisation.

C’est que — contrairement à ce que pensent les « mécanistes » — le passage d’une étape à l’autre ne se réalise pas automatiquement. Il n’y a pas de frontières géographiques rigides entre ces étapes ; les deux dimensions coexistent dans la transition.

Le prolétariat présent dans la phase de modernisation vit une nouvelle expérience historique — celle de la transition ; cela engendre un nouveau style d’action politique : le popularisme. Ses dirigeants jouent le rôle de médiateurs entre les classes populaires montantes et les classes dominantes (22). Le popularisme est donc impensable si les masses populaires n’ont pas encore fait leur montée ; c’est pourquoi il joue surtout dans les centres urbains et n’affecte pas les zones latifundiaires puisque les masses paysannes s’y trouvent encore « submergées ».

D’autre part, dans le cadre historique où il naît, le popularisme a une tendance typique à développer des actions à caractère d’assistance, d’où découle son caractère manipulateur : les masses populaires montantes sont intensément conditionnées par toute leur expérience de la culture du silence (23).

Durant le processus de leur montée, elles n’ont évidemment aucune conscience de classe, car elles ne pouvaient pas en avoir dans le stade antérieur, celui de leur immersion. Elles semblent aussi ambiguës que le popularisme qui leur répond : d’un côté elles revendiquent ; de l’autre elles acceptent les formules d’assistance et de manipulation. C’est pour cette raison aussi que les Églises traditionalistes survivent dans la transition, même dans les centres urbains modernisés. Et ces Églises choisissent souvent de rehausser leur prestige. En effet, lorsque l’étape du popularisme sera passée, il pourrait bien y avoir une nouvelle phase caractérisée par des régimes militaires violents. La répression « réactive » alors dans les masses populaires les anciens comportements caractéristiques de la culture du silence, et les conduit à se réfugier dans l’Église. Cette Église, coexistant auprès de celle qui se modernise, se modernise elle aussi sous certains aspects, grâce à quoi elle devient plus efficace dans son traditionalisme.

On a vu que le processus de modernisation de la société dépendante ne se traduit jamais par des changements fondamentaux quant à ses relations avec la société matrice, et que l’apparition des masses ne signifie pas en soi leur conscience critique ; de même — il est important de l’observer —, la ligne modernisante des Églises ne signifie pas non plus leur engagement historique à l’égard des classes opprimées dans le sens de leur réelle libération. Interpellée par l’efficacité d’une société qui modernise ses structures archaïques, l’Église modernisante perfectionne sa bureaucratie pour être plus efficace dans ses activités sociales — ses bonnes œuvres — et ses activités pastorales. Elle remplace les moyens empiriques par des procédés techniques. Ses anciens « centres de charité » dirigés par des laïcs — dans l’Église catholique les « Filles de Marie » — prennent le nom de « Centres communautaires », sous la direction d’assistantes sociales. Les hommes et les femmes qui auparavant étaient connus par leurs noms sont aujourd’hui des numéros sur des fiches.

Les moyens de communication de masses (qui sont en fait des moyens de faire des « communiqués » aux masses) deviennent une attraction irrésistible pour les Églises. Mais
ce qu’il faut condamner dans l’Église « moderne » modernisante, ce n’est pas sa préoccupation, bonne en soi, de perfectionner ses instruments de travail, mais l’option politique trop évidente qui conditionne sa modernisation. Pas plus que les Églises traditionalistes (dont elle est une version nouvelle), elle n’est engagée à l’égard des opprimés, mais à l’égard de l’élite au pouvoir. C’est pourquoi elle défend les réformes de structures et non la transformation radicale des structures ; elle parle d’ » humanisation du capitalisme » et non de sa totale suppression.

Les Églises traditionalistes aliènent les classes sociales dominées en les encourageant à considérer le monde comme mauvais. L’Église modernisante les aliène de façon différente, en défendant les réformes qui maintiennent le « statu quo ». En réduisant des expressions telles que « humanisme », « humanisation », à des catégories abstraites, elle les vide de leur signification réelle. Ces termes deviennent de purs slogans qui ne font que servir les forces réactionnaires. En vérité, il n’y a pas d’humanisation sans libération, de même qu’il n’y a pas de libération sans transformation révolutionnaire de la société de classes dans laquelle toute humanisation est impossible. La libération ne se concrétise que lorsque la société est transformée, non lorsque ses structures sont simplement modernisées.

Tant que l’Église modernisante ne va pas au-delà de quelques changements périphériques, tant qu’elle plaide en faveur de mesures de caractère néocapitaliste, elle n’aura d’audience que parmi les « naïfs » ou les « subtils », la jeunesse à qui le drame de l’Amérique latine lance un défi ne peut, du moment qu’elle n’est ni « naïve » ni « subtile », accepter l’invitation que lui adresse l’Église modernisante à incarner des positions conservatrices et réformistes. Elle ne se contente pas de refuser cet appel ; mais celui-ci l’incite à assumer des attitudes qui ne sont pas toujours valables, comme par exemple la position objectiviste que nous avons analysée dans une autre partie de cet article.

En assumant les positions conservatrices refusées par la jeunesse, les Églises ne contredisent pas leur « modernisme » : la modernisation que nous analysons est éminemment conservatrice : elle réforme pour mieux préserver le « statu quo ». Dans ce sens, les Églises donnent l’impression d’« avancer », alors qu’en fait, elles font du « sur place ». Elles créent l’illusion de la marche, tandis qu’elles se stabilisent. Elles meurent parce qu’elles refusent de mourir.

C’est le type d’Église qui dirait encore au Christ aujourd’hui : « Pourquoi partir, Maître, si tout ici est si beau, si bon ? » Son langage cache au lieu d’éclairer. Il parle de « pauvres » ou de « classes moins favorisées » et non de classes « opprimées ». Mettant au même niveau l’aliénation des classes sociales dominantes et celle des classes dominées, il prétend méconnaître leur contradiction antagoniste résultant du système qui les crée. Mais si le système aliène les unes et les autres, il les aliène de façon différente. Les classes dominantes s’aliènent dans la mesure où, sacrifiant l’ÊTRE à un faux AVOIR, elles se rassasient de pouvoir et ainsi cessent d’être ; les classes dominées parce que, empêchées d’accéder à un certain AVOIR, elles finissent par ne plus ÊTRE, ayant trop peu de pouvoir. Faisant du Travail une marchandise, le système crée ceux qui l’achètent et ceux qui le vendent. L’équivoque des « naïfs » et la subtilité des « subtils » consistent à affirmer qu’une telle contradiction est une question purement morale.

En empêchant, dans la logique du système, les classes dominées d’être, les classes dominantes cessent elles-mêmes d’ÊTRE. Le système lui-même leur interdit de surmonter la contradiction, d’envisager tout mouvement qui mette fin à leur aliénation et à celle des classes dominées. Seules ces dernières sont historiquement appelées à une telle tâche. Les classes dominantes comme telles ne peuvent le faire. Ce qu’elles font — dans leur limite historique — c’est réformer, moderniser le système (en fonction de nouvelles exigences que le système leur permet de percevoir) pour le maintenir, ce qui a pour résultat l’aliénation de tous.

Dans les conditions où l’Église modernisante agit, sa conception de l’éducation, de ses objectifs, son application, doivent constituer un tout cohérent dans sa politique générale. C’est pourquoi, même lorsqu’elle parle d’éducation libératrice, elle est conditionnée par sa vision de la libération et ne peut donc penser qu’à une tâche individuelle à réaliser par un changement de la conscience et non par la praxis historique et sociale. Ainsi, elle finit toujours par remettre l’accent sur des méthodes considérées comme neutres. L’éducation libératrice se réduit finalement, pour l’Église modernisante, à libérer les élèves du tableau noir, des classes statiques, des programmes axés sur des manuels en leur offrant des projecteurs ou d’autres accessoires audio-visuels, des classes plus dynamiques et un nouvel enseignement technico-professionnel.

L’Église prophétique

Finalement, aussi ancienne que le christianisme lui-même sans être traditionnelle, aussi neuve que lui sans être modernisante, une Église différente apparaît bien qu’encore balbutiante, en Amérique latine : l’Église prophétique. Combattu à la fois par les Églises traditionnelles et modernisantes, ainsi que par les élites au pouvoir, ce mouvement prophétique, utopique et chargé d’espoir, refuse les bonnes œuvres et les réformes palliatives, et s’engage à l’égard des classes sociales dominées pour transformer radicalement la société.

Rejetant toute forme statique de pensée, la ligne prophétique, contrairement aux Églises antérieurement analysées, accepte d’être en devenir afin d’ÊTRE. Justement parce qu’elle pense en termes critiques, elle ne se conçoit pas comme neutre et ne cache pas non plus son option. C’est pourquoi elle ne sépare pas non plus la mondanité de la transcendance ni le salut de la libération. Elle sait également que ce qui compte, ce n’est pas le « je suis », « je sais », « je me libère », « je me sauve », ni même le « je t’enseigne », « je te libère », « je te sauve », mais au contraire le : « nous sommes », « nous savons », « nous nous sauvons ».

Cette attitude prophétique ne peut être comprise une fois de plus, que comme une expression de la réalité concrète de l’Amérique latine, spectaculaire et provocante. Elle apparaît au moment où les contradictions de la société latino-américaine deviennent évidentes. On découvre alors que la révolution est la voie par laquelle les classes sociales opprimées se libéreront ; et aussi que le coup d’État militaire est une option réactionnaire.

Les chrétiens prophétiques d’Amérique latine peuvent diverger entre eux, (surtout quant à l’action à entreprendre) mais de façon générale, on peut les décrire comme étant ceux qui ont renoncé à l’innocence pour rejoindre les classes opprimées et persévérer dans leur engagement. Protestants ou catholiques — et du point de vue prophétique, cette différence n’a pas grande signification — ecclésiastiques ou laïcs, ils ont tous dû parcourir une route d’expériences difficiles pour passer de leurs visions idéalistes à une vision dialectique de la réalité. Ils se sont laissé enseigner non seulement par leur praxis avec le peuple, mais aussi par l’exemple courageux d’une bonne partie de
la jeunesse. Ils voient maintenant que la réalité, qui est processus et non fait statique, est pleine de contradictions et que les conflits sociaux ne sont pas des catégories métaphysiques, mais l’expression historique des contradictions qui se confrontent. Donc toute tentative de résoudre les conflits, si elle ne vise pas à surmonter les contradictions qui les causent, ne fait que les étouffer et sert les classes dominantes.

La position prophétique exige une analyse critique des structures sociales dans lesquelles ont lieu les conflits ; ses adhérents doivent recourir aux sciences politico-sociales qui, n’étant pas neutres, impliquent une option idéologique.

La perspective prophétique n’équivaut pas à une fuite dans un monde de rêves inaccessibles ; elle exige la connaissance scientifique du monde tel qu’il existe réellement. Car dénoncer la réalité présente et annoncer sa transformation radicale en une autre réalité, capable d’engendrer des hommes et des femmes nouveaux implique l’acquisition, par la praxis, d’une nouvelle connaissance de la réalité. Les classes dominées doivent prendre part à cette dénonciation et à cette annonciation. Cela ne peut se faire sans leur concours. La position prophétique n’est pas du style petit-bourgeois. Elle sait très bien que l’authenticité de son action implique un processus permanent qui n’atteint son point maximum que lorsque les classes dominées deviennent, par la praxis, prophétiques, utopiques et chargées d’espoir, donc révolutionnaires. Une société qui fait l’expérience d’une révolution permanente ne peut pas se passer d’une vision prophétique permanente, sans quoi elle stagnerait et cesserait d’être révolutionnaire (24).

De même, aucune Église ne pourra être réellement prophétique tant qu’elle sera le « refuge des masses » ou l’agent de la modernisation et du conservatisme. L’Église prophétique n’est pas le « refuge » des opprimés, car elle les aliène encore davantage par de fausses dénonciations. Au contraire, elle les convie à un nouvel Exode. L’Église prophétique n’est pas non plus celle qui, en se modernisant, stagne. Le Christ n’était pas conservateur. L’Église prophétique, tout comme Lui, doit être sans cesse marchante, toujours mourante, et toujours renaissante. Pour être, elle doit toujours être en devenir. Aussi l’Église prophétique doit-elle accepter une existence en tension frappante entre le passé et l’avenir, entre rester et partir, dire la parole et garder le silence, entre être et ne pas être. Il n’y a pas de prophétie sans risque.

Dans le climat historique, intensément provocant de l’Amérique latine où cette attitude prophétique apparaît dans la praxis de nombreux chrétiens, une féconde réflexion théologique est également en gestation, et c’est bien nécessaire. La théologie dite du développement cède le pas à la théologie de libération, théologie prophétique, utopique, chargée d’espoir. Peu importe qu’elle ne soit pas encore bien systématisée. Ses thèmes lui sont offerts par la situation désespérée des sociétés dépendantes, exploitées, envahies. Elle est stimulée par la nécessité de surmonter les contradictions qui expliquent et produisent cette dépendance. Étant prophétique, la théologie de libération ne peut entreprendre de concilier l’inconciliable.

À ce moment de l’histoire, la théologie ne peut passer son temps à discuter de « sécularisation », au fond, une forme moderne de « sacralisation »(25), ni essayer de nous entretenir de la « Mort de Dieu », qui révèle souvent une tendance acritique de pure adaptation de l’homme « unidimensionné et dépolitisé des sociétés opulentes », comme le souligne Hugo Assmann dans un excellent ouvrage publié récemment (26).

Il nous faut ajouter, même si nous nous écartons apparemment de notre thème spécifique, que cette attitude prophétique face au monde et à l’histoire, n’est pas l’apanage exclusif de l’Amérique latine ou d’autres régions du tiers monde. Cette attitude prophétique n’est pas un exotisme de « sous-développés » : d’abord la position chrétienne originale est elle-même toujours et partout prophétique. Seul le contenu particulier de son témoignage varie au gré des circonstances historiques. Deuxièmement, le concept de tiers monde est idéologique et politique, et non géographique. Ce qu’on appelle le premier monde porte en lui son tiers monde qui est en contradiction avec lui. Et le tiers monde possède son premier monde représenté par l’idéologie de la domination et le pouvoir des classes dominantes. Le tiers monde est, en dernière analyse, le monde du silence, de l’oppression, de la dépendance, de l’exploitation, de la violence exercée par les classes dominantes sur les classes opprimées. Les Européens et les Nord-Américains des sociétés technologiques n’ont pas besoin d’aller en Amérique latine pour devenir prophétiques. Il leur suffit de se rendre à la périphérie de leurs grandes villes, sans « naïveté » ni « subtilité » : ils y rencontreront suffisamment de stimulants pour se livrer à quelque réflexion. Ils trouveront en face d’eux diverses expressions du tiers monde. Ils pourront alors commencer à comprendre les préoccupations qui suscitent la position prophétique en Amérique latine.

Ainsi, il apparaît clairement que le rôle éducatif de l’Église prophétique en Amérique latine doit être totalement différent de celui des autres Églises analysées précédemment. L’éducation doit s’instaurer comme méthode d’action transformatrice, comme praxis politique au service de la libération permanente des êtres humains. Celle-ci, répétons-le, ne se réalise pas seulement dans les consciences mais suppose une modification radicale des structures, processus au cours duquel les consciences se transforment, elles aussi.

Du point de vue prophétique, peu importe le domaine spécifique sur lequel l’éducation s’exerce, elle sera toujours un effort de clarification du contexte concret dans lequel les enseignés-enseignants et les enseignants-enseignés sont éduqués et réunis par leur présence dans l’action. Il s’agit toujours d’une praxis démythifiante. Ainsi, nous pouvons conclure ce travail en revenant à l’affirmation par laquelle nous l’avons commencé : il n’est pas possible de discuter des Églises, de l’éducation, ni du rôle des premières par rapport à la seconde si ce n’est pas dans une perspective historique. Et c’est dans l’histoire que l’humanité est appelée à répondre au mouvement prophétique en Amérique latine.

Notes

(1) Niebuhr, Reinhold, Moral Man and Immoral Society, Charlas Scribner’s Son, New-York, 1960.

(2) Voir Fromm Erich, El Coralon del Hombre, Siglo XXI, Mexico.

(3) Se référant aux «moralistes », Niebuhr dit : « They do not recognise that when collective power, whether in the form of imperialism or class domination. exploits weakness. it can never be dislodged unless power is raised against it ». Et plus loin : « Modern religious idealists usually follow in the wake of social scientists in advocating compromise and accommodation as the way to social justice ». Œuvre citée, Introduction, p. XII et XIX.

(4) «For the purposes of the historian, I.e. the student of micro-history , or of history “as it happened” (and of the present “as It happens”), as distinct from the general and rather abstract models of the historical transformation of societies, class and the problem of class consciousness are inseparable. Class in the full sense only comes into existence at the historical moment when classes begin to acquire consciousness of themselves as such’. Hobsbawm E. J . Class consciousness in History : Aspects of History and
Class Consciousness, Edited by Islvan Mesaros, Routledge and Kegan Paul , London, 1971, p. 6.

(5) À ce propos, volt Lukacs Georg, Histoire et Conscience de Classe. Les Éditions de Minuit, Paris, 1960.

(6) Freire Paulo. Cultural Action. An Introduction in Conscientizatlon for Liberation, CICOP, Washington, 1971.

(7) Freire Paulo, Pedagogla del Opprimldo, Tierra Nueva, Montevideo, 1971.

(8) Un représentant de ces élites latino-américaines, répondant à la question d’un journaliste lors d’une Interview collective, dit plus ou moins ceci : « Je ne pourrais jamais permettre une pratique éducative qui, en réveillant les potentialités des masses populaires, me mettrait en situation difficile par l’impossibilité d’y répondre. Ce serait, conclut-II, demander la corde pour me pendre ».

(9) À propos du travail libre comme condition nécessaire de la liberté des êtres humains, voir « 15 Obispos hablam en prol del Tercer Mundo », CIDOC Informa, Mexico, 1967, Doc. 67/35, pp. 1-11.

(10) L’Archevêque prophétique de Olinda et Recife (Brésil), Dom Helder Camara, est aujourd’hui considéré comme une de ces terribles figures « démoniaques ». C’est toujours la même chose, les nécrophiles ne supportent jamais la présence des biophiles…

(11) « From the beginning of modern times , hopes far something new from God have emigrated from the Church and have been invested in revolution and rapid social change. It was most often reaction and conservatism that remained in the Church. Thus the Christian Church became “religious ». That is, she cultivated and apotheosized tradition. Her authority was sanctioned by what had been in force always and everywhere from the earliest times”. Moltmann Jürgen, Religion, Revolution and the Future. New-York, Charles Scribner’s Sons, 1969, pp. 5-6.

(12) Freire Paulo. op. Cit.

(13) En vérité, seuls les Opprimés peuvent concevoir un avenir complètement différent de leur présent, dans la mesure où ils parviennent à la conscience de classe dominée. Les oppresseurs, en tant que classe dominante, ne peuvent concevoir l’avenir que comme préservation de leur présent d’oppresseurs. Ainsi tandis que tout l’avenir des premiers réside dans la transformation révolutionnaire de la société, condition de leur propre libération, l’avenir des seconds suppose la simple modernisation de la société qui leur permet de maintenir la domination de leur classe.

(14) En ce sens naturellement, un révolutionnaire chrétien ou non chrétien ne peut pas accepter une Église qui, en se solidarisant par « naïveté » ou par « subtilité » avec les intérêts de la classe dominante, perd son caractère utopique et se vide de sa dimension prophétique. Dénoncer une telle Église n’est même pas nécessaire; elle se dénonce elle-même en défendant subrepticement ou non la classe dominante.

(15) Koslk, Karel : Dialéctica de lo Concreto, Mexico, Grijalbo, 1967.

(16) Ce terme se réfère ici à la condition d’Incarnation dans le monde.

(17) Cf. Haven of the Masses: A Study of the Pentecostal Movement in Chile (London, Lutterworth Press, 1969).

(18) Une analyse sociologique de ce fait en Amérique latine nous semble essentielle. L’important cependant est que le point de départ de la recherche ne soit pas le phénomène religieux en lui-même, mais les structures de classes sociales.

(19) Cf. Muniz de Souza, Beatriz : A Experiencla de Salvaçao : Pentecoatals em Sao Paulo, Sao Paulo, Duas Cidades. 1969.

(20) Freire Paulo, La Educacion como Practica de la Libertad, Tierra Nueva, Montevideo, 1971 . (En français : La Pratique de la liberté, Paris , Ed. du Cerf) .

(21) Voir Cardoso Fernando Henrique. Politique et développement dans les Sociétés Dépendantes, Editions Anthropos, Paris, 1971.

(22) Voir Weffort Francisco, Classes populares e Politica (Contribucao ao Estudo do Populismo), Universidade Sao Paulo, Sao Paulo, 1968.

(23) Freire Paulo. Cultural Action for Freedom, Harward Educational Review and Center for the Study of Development and Social Change, Cambridge, March 1970 ; et Londres, Penguin, 1972.

(24) Une vision prophétique n’est pas nécessairement le résultat d’une attitude religieuse.

(25) Il n’y a pas de société plus » sacrale » que la société bourgeoise. Elle réagit âprement à la moindre tentative de rupture d’avec les schémas considérés comme universels, éternels et parfaits.

(26) Opresion – Liberacion : Desafio a los Cristianos – Tierre Nueva. Montevideo, 1971.

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