
Références
- Titre : « Un message pour la libération »
- Auteur : Paulo Freire
- Revue : Lettre n° 140, Temps présent, Paris, avril 1970, p. 11-15.
- Date de la conférence originale : 1970
- Période freirienne : Exil (1964-1979)
Catégories : Conférences et séminaires
Notes : Il s’agit de notes prises et ordonnées par Miguel Donabin lors d’une conférence donnée par Paulo Freire à Cuernavaca (Mexique), dans le Centre interculturel de documentation (CIDOC), au début de l’année 1970.
Un message pour la libération
[Introduction de l’éditeur] D’Amérique latine nous recevons : Voici des notes que j’ai trouvées intéressantes, qui ont été prises lors d’une série de conférences de Paulo Freire, Brésilien très connu pour ses méthodes d’alphabétisation en Amérique latine, actuellement en exil, pour des raisons évidentes pour celui qui lira ce document.
Après avoir lu ce travail de M. Donabin, j’ai pensé à la Lettre. La pensée de Paulo Freire a une portée révolutionnaire, c’est ce que découvrent maints chrétiens révolutionnaires en Amérique latine aujourd’hui. L’« éducation » est peut-être un concept déjà colonisé par l’école, cette école qui partout se révèle comme un instrument de domestication; alors qu’au XIXe siècle l’on a cru que l’école publique, gratuite, universelle mettrait fin à la division des classes sociales, l’on voit aujourd’hui qu’elle fait partie intégrante du système, que l’école est l’instrument privilégié du système… Les étudiants de mai 1968 l’ont compris. Il n’est pas nécessaire, pour les lecteurs de la Lettre, de rendre explicite le fait que l’application d’une philosophie comme celle que Paulo Freire pourrait sonner le glas de l’école actuelle en tant que système de domestication des classes populaires par l’élite, élite de notre société de consommation. L’idéologie de l’école est bien enracinée, le mythe de l’école comme institution démocratique est encore trop vivant ; il faudrait démythiser l’école, montrer que le processus de sélection des élites privilégiées n’est pas un accident, c’est le but même d’un système, même si celui-ci est bien caché sous la rhétorique démocratique de l’égalité d’accès à la classe dominante… et pour quelques-uns qui arrivent, combien sont abandonnés, convaincus de leur « échec » ?
J. R.
Bolivie.
D’après les exposés de Paulo FREIRE au C.I.D.O.C. du 26 au 31 janvier 1970
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Définitions
Paulo Freire n’aime pas utiliser le mot éducation, qui se dit aussi bien du « dressage » ou « domestication » que de la « promotion personnelle ». Il préfère parler d’action culturelle, ce qui lui permettra de parler d’A.C. pour la libération ou d’A.C. pour la domestication.
Il accepte comme définition de l’A.C. la formule de Mao Tsé-Toung : « faire le saut de la connaissance sensible à la perception raisonnable de la Réalité ».
Ceci s’obtient au moyen de la réflexion qui est ad-miration de l’objet perçu. Cette réflexion amènera dialectiquement à une praxis, qui est l’action provoquée par la réflexion; cette action, à son tour, appellera une nouvelle réflexion, et ainsi de suite…
Ce processus réalise la conscientisation que l’on peut définir « le développement de la réflexion critique » ou l’« insertion critique de l’homme dans l’Histoire et la Culture ».
La culture étant « l’action transformante de l’homme sur la nature » (faire une cruche d’argile est autant « culture » que composer une symphonie, la seule différence est d’ordre esthétique !)
(Ce paragraphe peut être difficile à comprendre à première lecture; il veut définir les principaux mots du vocabulaire philosophique utilisé par Paulo Freire. À la fin de l’article, il sera sans doute beaucoup plus clair ! )
*L’homme en-relation-avec-le-monde prend conscience de lui-même et arrive, en dépassant la perception sensible des faits et des choses, à l’acte de connaissance par la réflexion qui est la source de son activité intelligente.
*Il se découvre souvent « conscience opprimée », engagé dans le cycle de la violence et de la domestication qui ne peuvent lui donner la liberté à laquelle il aspire… et qu’il ne peut atteindre qu’en communion avec d’autres hommes.
*Certains prétendent l’éduquer, mais en fait tentent de le domestiquer. .. et il se laisse parfois faire ! … mais l’action culturelle pour la libération ne saurait le promouvoir sans sa libre participation.
*La méthode Paulo Freire est avant tout problématisation, afin de donner vie aux paroles qu’emploient les hommes et par là les introduire dans une atmosphère d’amour, c’est-à-dire de dialogue. N’y a-t-il pas là un rapprochement avec la vocation chrétienne ?
L’Homme
L’homme est un être inachevé(1) ainsi il n’y a pas à exiger qu’il se comporte comme tel ou tel modèle donné; pourtant, on peut bien désirer qu’il y tende ! … En outre, il faut accepter le fait qu’il participe à divers milieux (sociologique, religieux, culturel…) qui le marquent naturellement.
Devant la réalité
La première attitude de l’homme devant la réalité n’est pas la connaissance, mais l’ingénuité. À son degré de conscience le plus bas, l’homme simple (que nous connaissons par exemple dans les classes prolétaires, souvent dans les classes paysannes, parfois dans les classes populaires des centres urbains) a du mal à se distinguer de la nature. La réalité est en effet d’abord pour l’homme la situation concrète clans laquelle il peut développer son activité et d’où lui viennent ses perceptions sensibles. Cependant, la première chose qui le différencie des animaux est que ces derniers s’adaptent à la nature, tandis que l’homme, même le plus « primitif », essaie d’adapter la nature, de l’humaniser. On peut dire que les hommes ont une relation-avec-le-monde, alors que les animaux n’ont qu’un contact avec lui. Si la pure sensibilité des faits ne lui donne pas leur signification, dans une deuxième étape, l’homme découvre que le monde est un « non-MOI ». C’est sa relation au monde (= le TU) qui lui permet de prendre conscience de son « JE ». Le « JE » et le « TU » naissent dialectiquement ensemble(2). De même que la relation au monde permet à l’homme de se détacher de la nature, c’est sa relation aux autres qui lui permettra de prendre conscience de sa place dans la communauté humaine (il n’y a pas de prise de conscience seul, mais ensemble dans l’action).
Prise de conscience
La prise de conscience est l’attitude fondamentale de l’homme dans et avec le monde. Mais bien que toute conscience soit « conscience de quelque chose », la prise de conscience n’est toujours pas la connaissance… et par ailleurs il faut souvent beaucoup de temps pour prendre conscience de tout ce que nous vivons.
L’acte de connaissance
Dans le champ de vision de la conscience humaine, il y a un certain nombre d’éléments perceptibles… Parmi eux, certains sont déjà perçus en soi de façon détachée. En prenant du recul par rapport à eux, en les ad-mirant, on commence à les connaître (ce qui est tout à fait différent du « savoir » que l’on reçoit éventuellement par transmission dans l’enseignement, sans réaliser nécessairement pour autant une « expérience cognitive » !). L’acte de connaissance implique le double contexte : du concret (la réalité) et de la théorie (la compréhension critique de cette réalité); la codification (dessin, signe, écriture… ) étant une médiation entre ces deux contextes.
La réflexion
Cette admiration dont nous avons parlé est la réflexion. Un homme peut ressentir la faim sans savoir pourquoi il a faim de façon plus profonde que parce qu’il n’a pas mangé. Si les hommes ne sont pas capables de faire une analyse critique de leurs actions (qui transforment le monde), ils sont dans une impasse… et c’est le cas général de la conscience opprimée (dont nous parlerons bientôt). C’est à travers l’ad-miration d’une perception passée (ou la réflexion sur une situation déjà vécue) que les hommes comprennent peu à peu la réalité… Si cette connaissance est vraie, il y a un engagement, c’est-à-dire que la connaissance se concrétise dans une action : la réflexion amène la praxis (car ce ne sont pas les paroles qui transforment, mais l’action !).
La conscience opprimée
Le cheminement précédent n’est pas si aisé à la conscience opprimée qui — dans notre société de domination — est l’état fondamental de la quasi-totalité des hommes que nous sommes amenés à aider à se libérer (personne ne sauve personne. personne ne se sauve seul : voir plus loin). La conscience opprimée se sait opprimée… mais elle ne sait pas pourquoi ; elle s’enferme dans la « culture du silence » (ce grand obstacle des « éducateurs » qui veulent les aider à se promouvoir !).
La conscience opprimée peut se caractériser par :
– un grand complexe d’infériorité devant « celui qui sait »,
– une certaine débilité (« je ne sais pas… »), ou manque de confiance en soi,
– elle croit surtout à l’invulnérabilité du fort qui l’opprime… et va jusqu’à la servilité (pour tenter peut-être de se le concilier un peu).
Au total, une totale insécurité existentielle et une grande instabilité émotionnelle qui, à l’occasion, se sublimeront dans la violence, si l’occasion favorable s’en présente(3). C’est que la conscience opprimée est duale, c’est-à-dire qu’elle est à la fois opprimée et opprimante (sur les plus faibles qu’elle) ; son modèle, le « fort », est en effet l’oppresseur… et apprenant par l’expérience que « le paraître est, dans notre société, plus essentiel que l’être », elle cherchera s’il est possible à passer d’un camp dans l’autre ! (Les exemples sont nombreux — que souvent nous jugeons darement sans comprendre — d’exploités qui se changent en exploiteurs encore plus durs, s’il est possible, que ceux qui les oppriment.) Cependant cela n’empêche pas la conscience opprimée de se sentir facilement coupable lorsqu’elle finit ou participe de quelque façon à une action qui pourrait la libérer au moins partiellement de son joug (c’est une chose que devraient comprendre les guérilleros dans leur réflexion sur leur insuccès à convaincre les paysans de les suivre ou même simplement de les aider !).
Ces quelques caractères sont utilisés par l’oppresseur pour une meilleure oppression : il profite du facile sentiment de culpabilité pour annihiler tout germe de réaction; il utilise surtout les slogans en profitant de l’instabilité émotionnelle de la conscience opprimée (penser seulement à la publicité commerciale, ou à la démagogie politique…), sachant que plus il domestiquera ces gens, plus ils seront facilement maniables ensuite.
Sans anticiper, pour le moment, le type de relation à tenir avec la conscience opprimée, notons simplement que même pour leur bien et leur libération, on ne peut pas utiliser le slogan (la conscience opprimée est le « ring » où se battent les slogans de droite et de gauche : elle peut à peine compter les points !). Se souvenir aussi que devant nous, ils auront naturellement tendance à chercher la « réponse qui devrait nous plaire » plus que la « réponse à la question que nous leur posons » (ils croient facilement qu’ils doivent découvrir ce que nous leur avons caché pour un moment !). Notre premier travail, en fait, sera d’apprendre à reconnaître leurs réactions très variées… si nous voulons les comprendre au lieu de les contrer avec la meilleure bonne volonté du monde.
« Or, toute mon expérience m’a peu à peu convaincu que personne ne libère personne ; que personne ne se libère,… mais que les hommes se libèrent ensemble, en communion seulement ; que personne ne sauve personne, que personne ne se sauve… mais que les hommes se sauvent ensemble, en communion. Se libérer, se sauver, c’est transformer et non attendre : nous devons être le sujet avec les autres de notre salut et non son objet ; si je ne suis pas le sujet de mon salut, c’est une farce ! ».
La liberté
En effet, on ne peut apprendre la liberté dans une situation d’oppression que nous risquerions de maintenir si nous ne cherchons pas attentivement en nous les caractères de conscience opprimante que nous avons tous (invasion culturelle : nous avons tant de choses importantes à leur faire connaître ! Nous savons tellement mieux et plus efficacement résoudre tel problème ! Nous avons finalement tellement plus d’expérience qu’eux !).
Tout en faisant les nuances nécessaires, ceci est applicable dans la famille à l’« éducation » des enfants. Les parents doivent se demander si leur éducation n’est pas de caractère opprimant : ils doivent se souvenir que le fondement de l’autorité est la liberté bien conçue, parce que sinon ils n’apprendront jamais la liberté à leurs enfants ! Les enfants doivent pouvoir vivre leur vie, doivent pouvoir exister (l’existence est plus que la vie !) : s’il y a des précautions à prendre, il faut aussi savoir respecter leur légitime autonomie.
L’éducation
Il est temps maintenant de parler des deux façons de pratiquer l’« éducation ». Il y a l’éducation-pour-la-domestication (ou « dressage », dont l’école est une bonne illustration) et l’éducation-pour-la-libération. Je préfère parler d’action-culturelle-pour-la-domestication ( = ACD) et d’action-culturelle-pour-la-libération ( = ACL).
Le système scolaire est la systématisation de la domestication : l’éducateur y est le seul sujet de l’AC, l’éduqué n’étant que l’objet qu’il manipule; c’est l’inversion de la praxis : l’école force l’homme à s’adapter à elle, au lieu de se laisser transformer par lui ! L’école emphatise la lutte, la rivalité entre les élèves (par les conseils du professeur, le système de notes, les concours, l’élimination naturelle…). Le système scolaire programme tout (sans tenir compte des éléments perçus par la conscience de chacun) et oblige tout le monde à accepter un rythme qui n’est généralement pas le sien. De toute façon, on ne peut faire un programme libérateur, car qui dit programme préétabli, nie par le fait même le dialogue avec l’éduqué. Aussi je n’hésite pas à dire : « il faut fermer l’école ! »… ce qui ne veut pas dire qu’il ne soit pas nécessaire de connaître.
Un autre exemple parfait de l’ACD est le cinéma, qui est encore plus efficient que l’école, mais n’a heureusement pas son caractère monopolistique et obligatoire : en regardant un film, je ne le transforme pas en élément de ma connaissance, c’est lui qui me transforme généralement en acteur de l’histoire !
La « bourgeoisie »
Ce système scolaire est par ailleurs soutenu par la classe dominante ou « bourgeoise », qui dit par exemple à qui veut l’entendre que « réussit celui qui lutte ! ». Mais, issu de famille bourgeoise, je dois vous dire que si j’ai réussi, ce n’est pas tellement pour avoir lutté, mais pour avoir été de classe moyenne, et je connais des camarades qui ont lutté bien plus que moi pour ne rien atteindre, parce qu’ils n’étaient pas d’un milieu qui pouvait les porter. Cette société entretient le mythe de l’école et la conception élitiste de la culture et du savoir.
Parler de réforme à propos du système scolaire est une conception tout aussi bourgeoise qui a peur de la transformation radicale qui seule pourra donner des solutions aux problèmes. L’homme est un être de transformation et non d’adaptation : c’est ce qui le différencie de l’animal !
Tous, par ailleurs, nous avons des marques de domestication bourgeoise en nous : pourquoi, par exemple (en citant un fait qui venait de se produire quelques instants plus tôt), nous sommes-nous extasiés devant cette poésie d’un analphabète qui n’avait que quelques semaines d’alphabétisation… sinon parce qu’au fond, nous pensons que c’est quelque chose d’impossible ou d’extraordinaire pour cette « sorte d’homme »(4) ?
L’action culturelle pour la libération
Celle-ci, au contraire, ne veut qu’aider l’éduqué à se libérer. Elle va donc rejeter consciemment toutes les méthodes qui participent volontairement ou non de l’AC. Domestication : c’est pour cela qu’il était important d’en parler avant.
L’ACL est fondée sur l’amour, qui est un acte libre engendrant la liberté. Contrairement à ce que l’on croit généralement, le contraire de l’amour n’est pas la haine, mais la crainte(5). Aussi, il ne peut y avoir de « tabou » dans une ACL, et s’il y a parfois des « non », ils doivent toujours pouvoir être justifiés. Dans l’ACL, l’éduqué est le sujet de son salut et de sa libération… Mais, comme nous le disions, il ne le peut seul : c’est seulement ensemble que nous nous sauvons(6).
La méthode de Paulo Freire
Vous comprenez peut-être mieux pourquoi j’ai refusé de parler plus tôt de ce que l’on appelle ma méthode ! Elle est en effet beaucoup plus qu’une technique et peut aussi bien être utilisée pour la domestication que pour la libération. On ne peut éduquer sans avoir sa philosophie de l’homme et du monde. C’est un mensonge de parler d’éducation neutre, et c’est en fait le moyen de mieux l’utiliser à ses fins !
Cette méthode, vous la trouverez exposée dans de nombreux livres ; ne me demandez pas de vous la décomposer en 1er, 2e, 3e,… c’est son esprit qui compte le plus. Si vous avez l’« esprit », vous ferez de l’ ACL; si vous vous en tenez à la « lettre » de ma méthode, j’ai bien peur que ce ne soit un échec.
J’accepte cette description qu’en ont faite ces jeunes du Groupe de Mexico (présents aux exposés) : « C’est une analyse de la société, une critique de la relation oppresseur-opprimé, une théorie de la connaissance qui s’appuie sur un axiome » : « Je n’apprends pas seul, mais nous apprenons ensemble ! » Le plus facile de la méthode est la technique, mais le plus important et l’unique chose utile pour la mener à bien est sa philosophie.
S’il faut résumer cette méthode en une seule attitude, ce sera le fait de problématiser. L’ACD transmet des connaissances, les fait ingurgiter, donne des réponses à des questions qui ne sont pas posées et se révèle par suite non seulement irrespectueuse du sujet (qui apprend) qu’elle transforme en objet, mais elle est de plus peu efficiente pour un grand nombre. Il faut « informer », parce qu’il est certain que les éduqués ne peuvent tout trouver eux-mêmes (encore qu’il ne faille pas décider trop vite de ce qu’ils ne sont pas capables de trouver ensemble !). Cependant, s’il faut informer, il faut d’abord problématiser, c’est-à-dire faire prendre conscience d’une question, et aider l’éduqué à approcher autant qu’il le peut de la réponse : ainsi l’information se transforme en appréhension (voir quelques exemples dans le paragraphe suivant).
« Faire parler les mots ! »
Aucun groupe de conscientisation-alphabétisation ne peut partir avec un manuel en main : sinon ce serait déjà de la bureaucratisation : de l’école !
Il faut d’abord chercher ce que nous appelons les mots générateurs, c’est-à-dire un certain nombre de mots chargés émotionnellement dans le groupe précis où nous travaillons et à partir desquels nous pouvons faire œuvre de conscientisation en amenant les gens à parler sur des situations codifiées (photos ou dessins) ou mieux, si possible, sur des situations réelles (par exemple, en plein travail des champs : « Qu’est-ce que nous faisons ? Qu’est-ce que nous faisions ? »). Les mots générateurs peuvent être déterminés à partir des thèmes que les gens lancent eux-mêmes au cours des discussions sur ces situations, au cours des réunions de sensibilisation… Ils sont souvent imprévus, mais il est important d’y prêter attention. En ACL, l’éducateur ne doit pas imposer son « univers verbal » (ce qui serait de l’invasion culturelle), mais il doit au contraire s’intégrer et respecter celui du groupe dans lequel il travaille. Il reste cependant que pour la réussite de l’alphabétisation, ces mots doivent posséder une certaine richesse sémantique et que des mots de trois syllabes paraissent les meilleurs pour les possibilités qu’ils apportent lors de la création de nouveaux mots (temps de la synthèse).
Après ce premier travail d’investigation des mots générateurs et de sensibilisation du groupe, nous pouvons commencer le travail de décodification à raison d’une séance par mol. Partant d’une codification photo ou image, on passe à l’écriture, puis on fait prendre conscience des morceaux (= syllabes), on fait observer les familles de chaque morceau (c’est-à-dire la famille vocalique correspondant à la consonne de chaque syllabe).
ATTENTION ! ce serait de l’ACD que de montrer, par exemple, à propos du mot trabajo (travail) la « famille » « BA-BE-BI-BO-BU », et de la faire répéter, de plus en plus fort, maintenant tout seuls, maintenant de mémoire !!! En ACL, après avoir fait reconnaître l’élément connu : BA, il convient de demander par exemple si tous les éléments de la famille sont identiques : la réponse est : « Non ! ils commencent tous pareil, mais ils finissent différemment ! » On peut alors demander s’ils vont se prononcer de la même façon ; le groupe répond que non ; c’est seulement à ce moment que l’éducateur va donner l’information : « BA- … -BU ». Si l’on a bien problématisé la première et la deuxième famille, les gens lisent d’eux-mêmes (au moins les plus éveillés) la troisième famille : « JA- … -JU ».
C’est ensuite la présentation de la fiche de découverte (composée des trois familles juxtaposées) que l’on fait lire horizontalement (famille vocalique) et verticalement (ce qui permet, par une problématisation du même type que ci-dessus, de faire découvrir la notion de voyelle, que les gens appelleront le « son » ou la « partie vivante » du mot). Vient alors le moment de la synthèse où l’on invite les gens à composer des mots en se servant de deux ou trois morceaux pris au choix dans la fiche de découverte. Attention : là encore, il faut savoir attendre les réponses, il ne faut pas non plus imposer son propre vocabulaire (qui n’est peut-être pas compris). Et chaque fois que quelqu’un dit un « mot », il faut lui demander de l’expliquer (ainsi nous prenons conscience de nombreux mots que ces gens utilisent et dont nous ignorions totalement l’existence). En effet, le mot est un moyen d’expression; s’il est utilisé, tel mot existe, et nous devons l’accepter, n’en déplaise aux puristes ! Tout le monde a le droit de dire des mots, et pas seulement l’éducateur ou l’élite (comme cela se produit en ACD).
Et ainsi se résout en ACL l’opposition éducateur <-> éduqué, parce que l’éducateur est éduqué et l’éduqué devient éducateur. C’est que l’ACL est éminemment dialoguante, ce qui la distingue fondamentalement de l’ACD qui préfère « endoctriner » ! Mais là où il n’y a pas de dialogue, il ne saurait y avoir d’amour… et c’est le seul amour qui permet de rechercher ensemble la vérité.
Pour nous, chrétiens…
… ou qui nous disons tels, il y a une grande interpellation dans tout ce qui précède. Nous disons avoir la liberté et être sauvés, mais souvent nous dominons ou opprimons, non seulement à l’école, mais jusque dans notre foyer… C’est qu’il y a en nous quelque chose de la conscience opprimante. Nous devons faire mourir en nous le « bourgeois », pour ressusciter autre avec le peuple : saint Paul l’a dit en d’autres termes à propos du mystère pascal… Mais voilà, nous ne voulons pas mourir !
Par ailleurs, si nous croyons réellement au mystère de l’Incarnation, nous devons vouloir être nous-mêmes et aider les autres à être sujets de l’Histoire et du Temps. Cela nous oblige à être utopiques, c’est-à-dire à la fois à dénoncer l’oppression présente, mais aussi à annoncer la libération des pauvres(7).
Notes prises et ordonnées par Miguel DONABIN,
Cuernavaca, le dimanche 15 février 1970.
(1) Attention au « psychologisme » qui voudrait faire croire que l’homme est totalement formé ou déterminé à tel moment — généralement après la petite enfance — de sa vie !
(2) Contrairement aux deux théories opposées qui veulent faire de l’un l’antécédent de l’autre.
(3) La violence : il faut bien reconnaître que la violence ne commence jamais du côté de l’opprimé… Ce que nous appelons « violence », de façon assez hypocrite, n’est que l’expression que la conscience opprimée tente de donner de son « JE » en voulant rompre le carcan de violence dans lequel l’enferme la conscience opprimante. Il y a violence entre deux personnes quand l’une des deux transforme le « TU » en « IL ».
(4) Ou cet autre exemple d’une fort bonne personne, qui disait que la notion de « classe sociale » était un « mythe communiste », mais qui achetait des haricots de seconde qualité pour la nourriture de sa bonne ! Vous n’avez pas de bonne ? … Alors demandez-vous honnêtement si vous n’avez jamais dit à un « mauvais élève » : « Tu seras tout juste bon à faire un garde-barrière ! », ou quelque chose de semblable… et interrogez-vous sur le sens profond de cette expression.
(5) Voir l’Épître de saint Jean 4, 18.
(6) Cf. à ce sujet, la théologie chrétienne du « Salut ».
(7) Voir Isaïe 61, 1.