Références

  • Titre : « De l’assistance à la libération »
  • Auteur : Paulo Freire
  • Revue : Vers un développement solidaire (bulletin d’information romand de l’association pour la Déclaration de Berne) n°9, Lausanne, septembre 1973, p.7-8.
  • Date de la conférence originale : 1971
  • Période freirienne : Exil (1964-1979)

Catégories : Conférences et séminaires

Notes : Il s’agit de notes prises pendant l’exposé de Paulo Freire à Paris le 13 mai 1971.

De l'assistance à la libération

[Note de l’éditeur] D’après des notes prises pendant l’exposé fait par Paulo Freire à Paris, le 13 mai 1971

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Je ne suis pas un économiste : je vous parle du développement et du sous-développement en éducateur. On ne trouve pas l’explication du sous-développement en lui-même. « Il n’a pas de raison d’être »(1). L’explication se trouve dans le développement : ce qui existe, c’est une réalité concrète, objective, un ensemble, à l’intérieur duquel se trouvent deux pôles : développement et sous-développement. Ce n’est que dans le rapport étroit entre ces deux pôles que se trouve l’explication du sous-développement.

Cet ensemble, à l’intérieur duquel existe cette relation, je l’appelle la dépendance. En dehors d’elle, je ne peux pas comprendre le sous-développement, ni le dépassement du sous-développement. D’ailleurs, je ne peux pas comprendre le sous-développement ni le dépassement du sous-développement d’un point de vue strictement technique ou économique. Derrière tout modèle de développement, il y a une option politique ou idéologique.

Modernisation et Développement

Si tout développement implique l’idée de modernisation, l’idée de modernisation n’implique pas nécessairement l’idée de développement. L’un des caractères du développement c’est l’existence d’un centre de décision politique, culturelle et historique interne à la société en transformation. La modernisation, au contraire, c’est la transformation d’une société dont le centre de décision politique et culturelle se situe soit totalement à l’extérieur d’elle-même, soit à l’intérieur, mais entre les mains des « élites » : les masses populaires sont, de toute façon, écartées de la décision, et n’en sont que l’objet.

Les États-Unis d’Amérique sont le type de cette société modernisée. De même, certaines sociétés latino-américaines se modernisent (soit sous le contrôle, soit d’après les modèles, soit selon les choix idéologiques pris par l’impérialisme nord-américain) mais ne se développent pas. Dire, par exemple, que le Brésil se développe est faux : ce qui se passe, c’est une modernisation du centre sud du Brésil. Si l’on pense développement, on pense nécessairement processus de libération : processus de développement et processus de libération sont étroitement liés. Si nous acceptons cette façon de voir les choses, il n’y a pas à chercher d’autre voie pour dépasser le sous-développement.

Devant ces problèmes, nous ne pouvons rester neutres : aucune action n’est neutre. Notre choix ne peut non plus être neutre : ou bien nous acceptons que le développement implique la libération de l’être sous-développé, et donc qu’il est un processus de libération, ou bien nous comprenons le développement de façon passive, comme la simple modernisation d’une société. Processus de libération, il implique la participation des masses, qui deviennent acteurs de la transformation de leur société. Modernisation, il peut améliorer les formes d’assistance : au lieu de dix assistantes sociales, par exemple, nous en aurons cent. Mais une société modernisée, dans laquelle les masses ne sont pas acteurs, est une société qui se forme à l’image de la métropole.

Développement et libération

Nous sommes placés devant une situation qui est un défi : la situation du sous-développement. Cette situation, je peux l’appeler aussi une situation-limite. Au-delà de toute situation-limite, il existe quelque chose que j’appelle « l’inédit-viable »(2), c’est-à-dire quelque chose qui n’a pas encore été « édité » par la société, qu’elle ne connaît pas encore, mais qui est cependant viable. Cet « inédit viable », c’est exactement ce qui se construit, ce qui est créé, élaboré par la « praxis » (3) des hommes. « L’inédit viable » d’une société sous-développement, c’est son développement. C’est l’avenir d’un peuple.

Société dépendante et société impérialiste

Si l’on veut étudier comment la participation populaire se manifeste dans la transformation d’une société, il faut se souvenir que rien, en ce domaine, n’est neutre. Devant chaque projet, il faut se poser la question : projet de modernisation ou projet de développement ?

En effet, si le développement coïncide avec libération, la transformation de nos sociétés exige de sortir de l’état de dépendance : développement et libération nationale signifient alors la même chose. La participation populaire est la même dans l’un et l’autre cas.

Si, au contraire, ces deux termes ne coïncident pas, il ne s’agit plus que d’une transformation « modernisante » de la société dépendante sous le contrôle de la société métropole. Ce type de transformation se fait nécessairement sans la participation des
masses. C’est un schéma technocratique, et il n’est besoin que de technocrates pour le réaliser.

Je veux instaurer un régime néo-capitaliste dans cette société sous contrôle de la métropole capitaliste qui a besoin d’étendre son marché de consommation, comme elle a également besoin d’envoyer dans la société dominée ses machines démodées : ce qu’il me faut dans ce cas, ce sont de bons techniciens de publicité, un bon moyen de communication avec les masses (en réalité un mécanisme dirigé vers les masses) en fonction des impératifs de la production : il s’agit de créer des besoins. J’insisterai, en parole, sur les libertés civiques et politiques de tous, je parlerai de l’aspect humaniste de cette nouvelle société : l’essentiel, c’est de garder entre les mains le moyen de manipuler les masses populaires. J’affilierai ma société au bloc des nations occidentales et chrétiennes, opposées à la masse démoniaque des sociétés matérialisées. (Je ne sais pas qui est le plus matérialiste des deux blocs…) Sans être spécialiste, il suffit d’avoir vécu un peu dans le Tiers monde pour comprendre ce qui détermine finalement les attitudes des « élites » de tous ces pays du « Premier monde » qui veulent imposer des modèles de société aux autres.

« Premier monde » et « Tiers monde »

En utilisant l’analyse marxiste de la société, je m’aperçois, entre autres choses, qu’il y a dans le Tiers monde des gens qui appartiennent au « Premier monde ». Ce sont les « élites » du Tiers monde, qui finalement pensent et agissent comme si elles étaient du Premier avec les mêmes modèles culturels, politiques, etc.

Je m’apercevrai également qu’à l’intérieur du Premier monde, il y a eu du Tiers monde : les marginalisés, les migrants… Cette façon dialectique d’analyser tout ceci met à ma disposition des concepts qui me permettent de comprendre le monde où nous sommes.

Il est facile de comprendre comment les « élites » (l’élite au pouvoir) dans le Tiers monde sont le prolongement des « élites » au pouvoir dans le Premier monde. Ce sont les groupes noirs des États-Unis qui m’ont appris cela. J’ai parlé aux États-Unis à différents groupes ; chaque fois qu’il y avait des noirs dans l’assemblée, après un quart d’heure d’exposé, l’un d’eux me disait : « Je vous comprends très facilement, car je suis également du Tiers monde ».

Le Tiers monde, c’est le « monde du silence », où il est interdit aux hommes de prononcer les mots qui les expriment. Il y a un aspect théologique de la parole. La parole, ce n’est pas dire : « Bonjour, Monsieur ? Comment ça va ? », c’est s’exprimer de façon authentique, c’est transformer le monde en tant qu’acteur de son histoire et non pas comme un être silencieux, obéissant, exploité, domestiqué et aliéné, considéré comme subversif et dangereux dès qu’il essaie de s’exprimer par la parole. J’ai également appris aux États-Unis que les dominés du Tiers monde sont doublement dominés, tandis que les dominés du Premier monde ne sont dominés qu’une seule fois.

Les dominés du Tiers monde participent à une société dépendante et subissent en même temps l’exploitation de l’élite qui est au pouvoir dans leur société.

Les dominés du Premier monde participent à l’ensemble de leur société qui domine ; c’est ce qui explique l’idée qu’ils ont du monde. À un certain moment de l’histoire, ils sont conditionnés par l’idéologie de la classe dominante de leur société : cette idée leur fait croire, à eux, dominés du Premier monde, qu’ils sont supérieurs aux dominés du Tiers
monde. Le résultat, c’est que, dans le premier moment de leur prise de conscience, ces deux types de dominés ne peuvent cependant pas se comprendre.

Les mythes de l’impérialisme

Les ouvriers français et allemands admettent, en règle générale, qu’ils sont supérieurs aux ouvriers portugais ou espagnols, ou italiens. Ils sont convaincus qu’ils appartiennent à une caste nationale supérieure et prophétique, qu’ils ont une espèce de mission. Ce n’est peut-être pas une règle générale ; il serait sans doute téméraire de l’affirmer…
Existe-t-il une explication scientifique à cela ? Sans doute. Mais il n’est pas possible de le comprendre si l’on ne raisonne pas également là d’une manière dialectique. Au nom d’une logique formelle, c’est impossible. Dans les rapports de dépendance dans lesquels vivent également ces ouvriers français, il leur arrive de se laisser envahir par les mythes de la
classe sociale supérieure. Ces mythes se sont constitués à l’intérieur de la société bourgeoise dans les rapports dialectiques « classe dominante – classe dominée ».

Une contradiction à résoudre

Réfléchissons là-dessus en chrétiens. Du point de vue de l’Évangile, il est évident qu’il y a là une profonde contradiction. Comment expliquer ce dualisme qui, à un moment donné, nous conduit à la messe, où nous proclamons la communion d’amour, et à un autre moment, nous amène à nous considérer comme supérieurs, créatures de la culture universelle, de l’histoire du monde, de l’intelligence ? On arrive à penser : ou bien les Africains étudieront à la Sorbonne, ou bien ils resteront ignorants. Et (permettez-moi aussi de vous le dire de penser aussi) : « Si, nous, les Français, nous n’apprenons pas à ces jeunes tribus à construire leur monde, ils ne le réussiront pas. » C’est en contradiction avec la foi que vous professez; c’est du pharisaïsme.

Si j’analyse scientifiquement cette attitude, si je l’analyse dialectiquement, je comprends ce qu’est une société de classes, et je découvre la raison de cette attitude. Pour moi, chrétien, il est essentiel que j’apprenne à « savoir aimer », que j’apprenne à comprendre scientifiquement la réalité dans laquelle je vis, cette réalité qui m’empêche précisément d’aimer. Pour aimer comme un vrai chrétien, dans la vérité, il faut que j’apprenne avec une science qui n’est pas neutre, comment transformer radicalement la société dans laquelle je ne peux aimer.

Les illusions idéalistes

Lorsqu’on se réunit pour parler développement, libération, etc., il faut se poser des questions sur les positions que nous prenons, surtout les chrétiens. Ces positions, je les catalogue sous le nom de « illusions idéalistes ». L’une de ces illusions, c’est de penser qu’il est possible de transformer le cœur de l’homme sans transformer la réalité sociale dans laquelle ce cœur ne peut fonctionner, c’est-à-dire ne peut aimer.

C’est une vieille thèse philosophique, celle de la philosophie subjective, idéaliste, solipsiste, d’après laquelle c’est la conscience de l’homme qui crée la réalité. C’est une thèse agréable, à l’eau de rose, qui consiste finalement à dire : « Il suffit d’avoir conscience de sa situation d’opprimé pour n’être plus opprimé » ou bien « prends conscience de ta dépendance et tu ne seras plus dépendant ».

Un Brésilien me disait : « Il n’y a aucun doute, quelqu’un qui découvre qu’il n’est pas libre est déjà libre. » Je lui ai répondu : « Je découvre aujourd’hui que je ne suis pas libre. Demain, je prends l’avion pour Rio et je rentre au Brésil. En arrivant à l’aéroport de Rio, la police me pose la question : « Vous êtes bien Paulo Freire ? ». Je réponds : « Oui ». La police m’arrête. Je dis : « Non, j’ai découvert en Europe que je n’étais pas libre et de ce fait je suis devenu libre ». Les policiers se diront : « Non seulement il est subversif, mais il est fou. » Et ils me mettront en taule. Pour celui qui découvre qu’il n’est pas libre, il n’existe qu’une seule voie pour le devenir, c’est de changer radicalement ce monde dans lequel il n’est pas libre…

(1) Hegel.

(2) Voir « Pédagogie de l’opprimé », au Seuil.

(3) Praxis = action, façon d’agir.

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