
Références
- Titre : « Quand les opprimés du monde interpellent la mission »
- Auteur : Paulo Freire
- Revue : Peuples du monde (Magazine de la mission universelle) n°48, Paris, février 1972, p.37-40.
- Date de la conférence originale : 1972
- Période freirienne : Exil (1964-1979)
Catégories : Conférences et séminaires
Notes : Il s’agit d’un compte-rendu d’une conférence de Paulo Freire lors d’une session organisée à l’intention de missionnaires par l’Institut œcuménique au service du développement des peuples (INOPED). Ce texte fait partie d’un dossier intitulé « Paulo Freire, “Oppresseurs ou opprimés, de quel camp êtes-vous ?” » qui comprend également un résumé de l’expérience d’alphabétisation conduite par Paulo Freire (p.40-42) ainsi qu’un entretien avec le pédagogue brésilien (p.42-43).
Quand les opprimés du monde interpellent la mission
La voix de Paulo Freire nous vient tout droit du monde des opprimés. Du temps où personne ne songeait encore à l’appeler « le prophète », le jeune Paulo, ayant perdu son père, apprenait à voler pour manger. Il était né à Recife, la grande ville du Nordeste brésilien, ce même Recife où dom Helder Camara est aujourd’hui archevêque. Freire et Camara sont inséparables dans la pensée de beaucoup, inséparables aussi de tout ce mouvement de rénovation chrétienne, né voici quelques années au Brésil, et dont nos enfants apprendront l’histoire.
Sommaire
Un éducateur « traître »
Mais c’est du temps qu’il pensait avoir le droit de rendre plus conscient son peuple, tandis qu’il l’alphabétisait, que date le choix définitif de Freire pour le camp des opprimés… Il a vu et il a compris — entre tant d’autres choses — pourquoi des pères et des mères du Nordeste pouvaient donner de l’eau-de-vie à leurs bébés. Ainsi, les bébés affamés s’endorment. Les parents peuvent croire qu’ils leur ont donné la paix. Dans cette illusion, ils peuvent eux-mêmes puiser le courage de survivre. En ces jours-là, Freire apprit qu’il n’est de pire aliénation, pour un homme opprimé, que de donner sa foi aux histoires, jetées comme des aumônes, d’un Dieu qui aime l’homme mais qui ne donne jamais aucun signe humain de son amour. Paulo Freire, après le coup d’État de 1964, qui destitua le président Goulart, fut arrêté comme subversif international, traître du Christ et du peuple brésilien. Après 4 jours d’interrogatoires, il put se réfugier à l’ambassade de Bolivie. C’est aujourd’hui un exilé. Au moment de son arrestation, un plan national prévoyait l’installation, par Freire, de 20 000 cercles de culture, capables d’atteindre 2 millions d’analphabètes par an. L’alphabétisation étant liée au Brésil au droit de vote — pour être électeur, il faut savoir lire et écrire — il est évident que la carte politique du pays allait se modifier. Le coup d’État intervint à temps !, et mit un terme à un effort qui durait, pour Paulo Freire, depuis 15 ans. Plus que les paysans qui ont perdu, avec cet homme, l’une de leurs meilleures chances de libération, le monde occidental a eu de la chance… Mais les choix du Brésilien sont demeurés les mêmes.
Après 4 ans d’alphabétisation au Chili (l’expérience se poursuit), Paulo Freire partit enseigner 1 an la conscientisation à l’université de Harvard, USA. Aujourd’hui, ce catholique, père de 5 enfants, ce laïc qui croit en la prière et le dit publiquement, dirige à Genève le département pour le renouveau de l’éducation, au très protestant Conseil œcuménique des Églises.
Renouveau de l’éducation chrétienne ? En août 1971, une nouvelle passait inaperçue. Réunie à Lima, au Pérou, l’assemblée du Conseil mondial de l’éducation chrétienne demandait des changements radicaux, dans les buts et les méthodes. Les éducateurs, ce jour-là, affirmèrent que les écoles servent finalement à maintenir le statu quo dans des sociétés injustes. Elles forment des hommes indifférents et conformistes, non des hommes vivant dans la foi.
Celui « qui n’est pas encore chrétien »
En Europe, à travers ses tournées de conférences, dans une Afrique qu’il découvre merveilleusement proche de lui, chaleureuse, une Afrique où il a eu le bonheur de fêter ses 50 ans, Paulo Freire continue son combat pour la libération des hommes. Sa position est simple. Celle d’un homme « qui veut devenir chrétien parce qu’il ne l’est pas encore ». La présence de Dieu dans l’histoire ne lui interdit pas de faire l’histoire. Elle l’y invite.
« Au lieu de s’incarner, de se faire homme lui-même, Dieu, pour nous aider dans notre tâche de libération, aurait pu se contenter de distributions, de remèdes… mais Dieu, dit Paulo Freire, n’est pas une industrie pharmaceutique. Son amour ne se contente pas d’aspirine. Beaucoup de chrétiens ingénus d’aujourd’hui voudraient, eux, se rendre quittes, vis-à-vis des opprimés et de Dieu, à grandes doses d’aspirine et d’assistantialisme. »
Peut-on nier, demande encore Freire, qu’une certaine façon d’imposer le christianisme, et la présence du Christ lui-même, enfonce aujourd’hui encore des hommes dans leur aliénation, au lieu de les libérer, de les révéler à eux-mêmes ? L’évangélisation doit trouver d’autres chemins.
« Le Christ, de son vivant, ne s’est jamais imposé aux autres… Les peuples peuvent, sans doute, accepter le Christ sans renoncer à leur histoire, à leur culture ancestrales. Ne pas les laisser accomplir ce cheminement eux-mêmes, c’est culturellement les envahir, leur faire violence. »
Choisir les opprimés, ce n’est pas non plus prêcher les exigences de l’amour aux oppresseurs, en leur laissant la certitude qu’ils garderont tous les pouvoirs. « Jamais, au cours de l’histoire, on n’a vu un tyran renoncer à une injustice à cause des yeux tristes de ses victimes. »
« La première condition pour pratiquer aujourd’hui la parole de Dieu, écrit Paulo Freire dans une lettre inédite à un jeune théologien, est selon moi d’être disposé à s’engager dans le processus de libération des hommes. Mais, je le répète, un tel processus exige l’engagement historique, l’action transformatrice qui suppose l’opposition des puissants de ce monde.
« Depuis le début des temps modernes, les espoirs que quelque chose de nouveau viendrait de Dieu ont quitté l’Église et se sont incarnés dans les révolutions et les changements rapides. C’étaient, le plus souvent, la réaction et le conservatisme qui restaient dans l’Église. Ainsi, l’Église chrétienne est-elle devenue “religieuse”… Dans la tradition religieuse, les hommes se transforment en simples récepteurs d’un vieux message. Dans le monde moderne, ils deviennent les pionniers du progrès, les promoteurs du futur, ceux qui découvrent de nouvelles possibilités ».
La Pâque du Premier monde
Pourtant, l’éducateur brésilien se refuse à donner un quelconque programme pour missionnaire en mal de conscientisation :
« Votre réponse à l’appel des classes dominées doit s’exprimer, pour être prophétique, par un choix déclaré, public… Si vous voulez aller plus loin, définir à la place des opprimés le programme d’action à mettre en place, vous n’êtes plus dans une dimension prophétique. Vous êtes un papa. Un assistantialiste ».
Le partage de vie, qui va jusqu’à l’identification de son âme avec l’âme du peuple, est vécu, aujourd’hui, par de nombreux missionnaires. Et Paulo Freire, pour ses amis, aime évoquer ses souvenirs émerveillés.
Un bidonville de Santiago-du-Chili. Avec tendresse, les gens ont donné à l’une des 3 religieuses qui habitent parmi eux, un surnom qui sonne de très choquante façon à des oreilles bourgeoises espagnoles. Elles est « la petite sœur de la rue » et Paulo Freire qui l’entend parler, dans sa propre langue, avec les gens, ne la comprend pas. Elle a pris leurs tournures de phrases et leurs intonations. Un bal populaire quelque part. Un religieux y présente son supérieur à un paysan :
— Nous sommes amis, dit le supérieur.
— De toute façon, répond celui-ci, je veux vous dire une chose. Quand Pierre est arrivé ici, il était « le curé ».
Quelque temps après, il était le curé Pierre, maintenant il est seulement Pierre.
« Pour que le premier monde entende la Parole de Dieu, écrit encore Freire, dans sa lettre à un jeune théologien, il est indispensable qu’il meure en tant que premier monde pour renaître en tant que tiers-monde. »
La Pâque va-t-elle revenir, historiquement, à l’actualité ?
Un brésilien devant l’Afrique
« En Afrique, je n’ai pas seulement senti les fleurs de ces arbres qui poussent aussi au Brésil, j’ai senti la destruction de l’âme africaine. L’Afrique croit qu’elle est libérée à cause de son indépendance politique. En fait, le processus d’aliénation culturelle que traverse l’Afrique est épouvantable. L’homme africain est violé, trompé, exploité, maltraité… et cela au nom d’une aide qu’on lui accorde d’une main et qu’on lui retire de l’autre… On interdit à l’homme africain d’être, d’exprimer, à sa manière, son monde à lui. On le veut semblable à un objet tandis qu’on le distrait avec quelques petits bonbons au chocolat ».