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Catégories : Conférences et séminaires

Notes : Séminaire de Paulo Freire sur la Conscientisation et l’Alphabétisation des adultes, Rome, 17 au 19 avril 1970.

Vision du monde [1]

On pense généralement que je suis l’auteur de cet étrange vocable “conscientisation” parce qu’il est le concept central de mes idées sur l’éducation ». En réalité, il a été créé par une équipe de professeurs de l’Institut Supérieur des Études du Brésil, vers les années 64. On peut citer parmi eux le philosophe Alvaro Pinto et le professeur Guerreiro. En entendant pour la première fois le mot conscientisation, je perçus immédiatement la profondeur de sa signification, car j’étais absolument convaincu que l’éducation, comme pratique de la liberté, est un acte de connaissance, une approche critique de la réalité.

Dès lors, ce mot fit partie de mon vocabulaire. Mais ce fut Helder Camara qui se chargea de le répandre et de le traduire en Anglais et en Français.

Une des caractéristiques de l’homme est qu’il est le seul à être homme. Seul, il est capable de se distancier du monde. Seul l’homme peut s’éloigner de l’objet pour l’admirer. En objectivant ou en admirant — admirer pris ici dans le sens philosophique — les hommes sont capables d’agir consciemment sur la réalité objectivée. C’est précisément cela la « praxis humana », l’unité indissoluble entre mon action et ma réflexion sur le monde.

Dans un premier temps la réalité ne se donne pas aux hommes comme objet connaissable par leur conscience critique. En d’autres termes, dans l’approche spontanée que [‘homme fait du monde, la position normale fondamentale n’est pas une position critique mais c’est une position ingénue. À ce niveau spontané, l’homme en s’approchant de la réalité fait simplement l’expérience de la réalité dans laquelle il est, et qu’il recherche.

Cette prise de conscience n’est pas encore la conscientisation, celle-ci étant le développement critique de cette prise de conscience. La conscientisation implique donc que l’on dépasse la sphère spontanée d’appréhension de la réalité, pour une sphère critique dans laquelle la réalité se donne comme objet connaissable et dans laquelle l’homme assume une position épistémologique.

La conscientisation est ainsi le test d’ambiance de la réalité. Plus on se conscientise, plus on « dévoile » la réalité, et plus on pénètre l’essence phénoménale de l’objet en face duquel on se trouve pour l’analyser. Pour cette raison même, la conscientisation ne consiste pas à « être en face de la réalité » en assumant une position faussement intellectuelle. Elle ne peut exister en dehors de la praxis, c’est-à-dire, en dehors de l’acte « action-réflexion ». Cette unité dialectique constitue, de manière permanente, le mode d’être ou de transformer le monde qui caractérise les hommes.

Pour cette raison même, la conscientisation est engagement historique. Elle est aussi conscience historique : elle est insertion critique dans l’histoire, elle implique que les hommes assument le rôle de sujets qui font et refont le monde. Elle exige que les hommes créent leur existence avec le matériau que la vie leur offre…

La conscientisation nous invite à assumer une position utopique en face du monde, position qui convertit le conscientisé en « facteur utopique ».

Pour moi, l’utopique n’est pas ce qui est irréalisable ; l’utopie n’est pas idéalisme ; c’est la dialectisation des actes de dénoncer et d’annoncer, l’acte de dénoncer la structure déshumanisante et d’annoncer la structure humanisante. Pour cette raison l’utopie est aussi engagement historique.

L’utopie exige la connaissance critique. C’est un acte de connaissance. Je ne peux dénoncer la structure déshumanisante si je ne la pénètre pas pour la connaître. Je ne peux annoncer si je ne connais pas. Mais entre le moment de l’annonce et la réalisation de l’annonce, il y a quelque chose qui doit être mis en valeur : c’est que l’annonce n’est pas l’annonce d’un projet mais l’annonce d’un avant-projet, car c’est dans la praxis historique que l’avant-projet se fait projet. C’est en agissant que je peux transformer mon avant-projet en projet; dans ma bibliothèque j’ai un avant-projet qui se fait projet au moyen de la praxis et non au moyen du bla-bla-bla.

En outre, entre l’avant-projet et le moment de la réalisation ou de la concrétisation du projet, il y a ce temps qui s’appelle temps historique ; c’est précisément l’histoire que nous devons créer avec nos mains et que nous devons faire : c’est le temps des transformations que nous devons réaliser; c’est le temps de mon engagement historique.

Pour cette raison, seuls les utopistes, — que fut Marx sinon un utopiste ? Que fut Guevara sinon un utopiste ? — peuvent être prophétiques et porteurs d’espérance.

Seuls, peuvent être prophétiques, ceux qui annoncent et dénoncent, en étant engagés en permanence dans un processus radical de transformation du monde pour que les hommes puissent être plus. Les hommes réactionnaires, les hommes oppresseurs ne peuvent être utopistes. Ils ne peuvent être prophétiques, et parce qu’ils ne peuvent être prophétiques ils ne peuvent avoir d’espérance.

La conscientisation est évidemment liée à l’utopie, elle implique l’utopie. Plus nous sommes conscientisés, plus par l’engagement même de transformations que nous assumons nous sommes annonciateurs et dénonciateurs. Mais cette position doit être permanente : à partir du moment où nous dénonçons une structure déshumanisante sans nous engager dans la réalité, à partir du moment où nous parvenons à la conscientisation du projet, si nous cessons d’être utopistes, nous nous bureaucratisons ; c’est le danger des révolutions, quand elles cessent d’être permanentes. Une des réponses géniales est celle de la rénovation culturelle, cette dialectisation qui n’est pas à proprement parler d’hier, ni d’aujourd’hui, ni de demain mais qui est une tâche permanente de transformation.

La conscientisation c’est cela : prendre possession de la réalité; pour cette raison et à cause de l’enracinement utopique qui l’informe, c’est un déchirement de la réalité. La conscientisation produit la démythologisation. C’est évident et impressionnant, mais jamais les oppresseurs ne pourront provoquer la conscientisation pour la libération ; comment démythologiser si j’opprime ? Au contraire, parce que je suis oppresseur, j’ai tendance à mystifier la réalité qui se donne à la saisie des opprimés pour lesquels alors cette saisie se fait de manière mythique et non critique. Le travail humanisant ne pourra être autre que le travail de démystification. Pour cela même, la conscientisation est l’approche la plus critique possible de la réalité, la dévoilant pour la connaître et pour connaître les mythes qui trompent et qui aident à maintenir la réalité de la structure dominante.

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