Références

  • Titre : « Éducation et conscientisation »
  • Auteur : Paulo Freire
  • Revue : Développement et Civilisation n°23, IRFED (Institut de Recherche et de Formation en vue du Développement harmonisé), Paris (France), septembre 1965, p.18-22.
  • Date de l’article original : ?
  • Période freirienne : Exil (1964-1979)

Catégorie : Articles et lettres

Éducation et conscientisation

[Introduction de l’éditeur] Dans cet article, Paolo Freire, qui fut jusqu’en avril 1964, Directeur du Service d’Extension Culturel de l’Université de Recife et de la Campagne d’alphabétisation projetée sur le plan fédéral, reprend ses thèses sur l’éducation qui ont déjà fait l’objet de plusieurs publications au Brésil. Basées sur une connaissance approfondie des structures mentales, sociologiques et politiques de ce pays, ces thèses, valables pour toutes les sociétés, rejoignent plusieurs idées fondamentales que nous avons développées dans notre numéro de mars 1965 (*). C’est dans la mesure, disions-nous, où chaque être humain a la possibilité de « mener » son existence que la société à laquelle il appartient adopte des structures conformes au mieux-être de tous. Paolo Freire expose ici les bases théoriques et les résultats d’une expérience d’alphabétisation, prélude à une prise de conscience, par ceux qui en ont été les bénéficiaires, de leur dignité d’homme et du rôle qu’ils jouent et peuvent jouer dans le développement de leur société. Sur cette notion de « conscientisation » et sur son expérience brésilienne, Paolo Freire prépare actuellement un ouvrage dont la première édition serait publiée au Brésil.
(*)N°21 : « Développement communautaire, Animation et Participation créatrice ». Ce numéro peut être commandé au siège de la revue.

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Aucune action éducative ne peut se passer d’une réflexion sur l’homme ni d’une analyse des conditions de son milieu culturel. Il n’y a pas d’éducation en dehors des sociétés humaines ; il n’y a pas d’homme « dans le vide ». L’homme est un être de racines tempo-spatiales. De là vient qu’il est, selon l’heureuse expression de G. Marcel un être « situé et daté ». « L’instrumentalité » de l’éducation – quelque chose de plus que la simple préparation des cadres techniques en fonction de la vocation de développement d’une région – dépend de l’harmonie obtenue entre la vocation ontologique de cet être « situé et daté » et les conditions particulières de cette datation de l’homme est celle d’être sujet et non objet, elle ne peut se réaliser que dans la mesure où , partant de conditions favorables et réfléchissant sur les conditions tempo-spatiales, on se plonge en elles et on les mesure avec un esprit critique. Plus l’homme sera porté réfléchir sur sa situation, sur son enracinement tempo-spatial, plus il en « émergera » consciemment « chargé » d’engagement dans toute sa réalité, réalité devant laquelle, en tant que sujet, il ne doit pas être simple spectateur, mais à l’intérieur et à partir de laquelle il doit intervenir toujours davantage.

L’éducation n’est un instrument valable que si elle établit une relation dialectique avec le contexte de la société à laquelle elle s’applique, une fois intégrée à ce contexte dans lequel l’homme est enraciné et qui, à son tour, lui donne des couleurs particulières. Si elle ne correspond pas à ce contexte, si elle est plaquée, l’éducation devient « aliénée » et, partant, inopérante. Cela signifie nécessairement le dépassement du faux dilemme humanisme-technologie. À une époque toujours plus technologique comme la nôtre, une éducation qui ne tiendrait pas compte des possibilités techniques de l’homme serait aussi inefficace que celle qui, dominée par l’obsession de la spécialisation, oublierait son côté humaniste, le développement de la capacité critique de l’homme, grâce à laquelle il devient sujet. La première ferait perdre la bataille du développement ; la seconde amènerait l’homme à perdre « l’adresse de l’amour », l’inscrivant dans l’anonymat et la massification d’où, pour sortir, une fois de plus il aura besoin de réflexion, de réflexion sur sa condition même d’être « massifié ».

L’Homme en tant qu’être de relations

Cet être « daté et situé » ontologiquement inachevé — sujet par vocation, objet par distorsion — découvre qu’il n’est pas seulement dans la réalité, mais avec elle. La réalité est objective, indépendante de lui, possible à connaître, et c’est parce qu’il n’est pas seulement en elle, qu’il a des relations avec elle.
Les relations qu’il noue dans et avec cette réalité présentent des caractères essentiels qui les distinguent des purs contacts, de la sphère animale. Par cela même, le concept de relations, de la sphère purement humaine, implique des notions de pluralité, de critique, de conséquence et de temporalité. Il y a une pluralité dans les relations de l’homme avec le monde dans la mesure où il répond aux défis de ce même monde dans sa grande variété, dans la mesure où il ne s’épuise pas dons un modèle-type de réponse. Sa pluralité ne s’exerce pas seulement par rapport aux différents défis que lui porte son contexte, mais par rapport à un même défi.
Dans le jeu constant de ses réponses, il s’altère dans l’acte même de répondre. Il s’organise, choisit la meilleure réponse, agit. Dans les relations de l’homme avec le monde, il y a une pluralité dans la singularité même. La critique intervient aussi dans ses relations. La captation qu’il fait des données objectives de sa réalité est essentiellement critique et non purement réflexe, comme il arrive souvent dans la sphère de contacts.
De plus, c’est encore l’homme, et lui seul, qui est capable de transcender, de discerner, de séparer les orbites existentielles différentes, de distinguer un « moi » d’un « non-moi », de nouer des relations immatérielles, de se situer par rapport à son Créateur.
C’est dans sa capacité de discerner que s’enracinera la conscience de sa temporalité, qu’il gagne précisément quand, pénétrant le temps, jusqu’alors à une seule dimension pour lui, il atteint le hier, reconnaît l’aujourd’hui et découvre le demain. Dans l’histoire de sa culture, sa première découverte aura été celle de ce temps à plusieurs dimensions 1.
« L’Excès » de temps sous lequel vit l’homme illettré compromet sa propre temporalité, qu’il parvient seulement à discerner lorsque sont remplies les conditions ici exposées ; avec la conscience de sa temporalité, il acquiert celle de son historicité. Il n’y a pas historicité pour le chat à cause de l’incapacité de celui-ci de discerner et de transcender, qui le noie dans un temps unidimensionnel, dans un aujourd’hui éternel, duquel il n’a pas conscience.

Toutes les caractéristiques des relations que l’homme noue avec sa réalité et dans sa réalité font d’elles quelque chose de conséquent. À la vérité, c’est déjà presque un lieu commun d’affirmer que la position normale de l’homme dons le monde, mais avec lui, ne se réduit ·pas à une simple passivité.
Créant et recréant, s’intégrant aux conditions de son contexte, répondant aux défis, s’auto-objectivant, discernant, l’homme s’avance dans un domaine qui lui est exclusif, celui de l’histoire et de la culture 2.
Son intégration l’enracine et lui donne la conscience de la temporalité. N’eut été cette intégration, qui est un signe de ses relations, et qui se perfectionne dons la mesure où elle se criticise, il n’eût été qu’un être d’ajustement ; l’histoire et la culture, ses domaines, n’auraient pas eu de sens ; il leur aurait manqué la marque de la liberté. Et c’est parce qu’il s’intègre, dans la mesure où il « se relationne » et ne fait pas que s’ajuster ou s’accommoder que l’homme crée, recrée et décide.
Entre des êtres qui ne sont que des individus juxtaposés, il ne peut y avoir que des questions et des réponses particulières, à l’état réflexe, sans .« conséquence ».
On observe encore que l’homme dynamise son monde à partir de ses relations avec lui et en lui, créant, recréant et décidant. Il lui ajoute ce quelque chose dont il est lui-même l’auteur. Il temporalise les espaces géographiques ; il fait sa culture. Et il est encore la machine créatrice de ces relations de l’homme avec le monde, qui ne permet pas, sinon en termes relatifs, l’immobilité des sociétés ni des cultures.

Homme et Époque

Dans la mesure où l’homme crée, recrée et décide, les époques historiques vont se formant et se reformant. Et c’est en créant, recréant et décidant qu’il participe de ces époques. De là vient qu’il le fait mieux chaque fois que, s’intégrant à leur esprit, il s’approprie leurs thèmes, fondamentaux, reconnaît leurs tâches concrètes. Se révèle, dès ce moment-là, la nécessité permanente d’une attitude critique, qui, seule, lui permettra de saisir les thèmes et les tâches de son époque, pour s’y s’intégrer. Une époque, d’un autre côté, se réalise dans la mesure où ses thèmes sont captés et ses tâches accomplies 3. Elle est dépassée dans la mesure où thèmes et tâches ne correspondent plus désormais à de nouveaux besoins naissants.
Une époque historique représente, ainsi, une série d’aspirations, de besoins, de valeurs, en quête d’accomplissement. Façons d’être, de se comporter, attitudes plus ou moins généralisées, auxquelles seuls les clairvoyants opposent des doutes et suggèrent des reformulations.
Le passage d’une époque à une autre se caractérise par de fortes contradictions qui s’approfondissent, jour après jour, entre les valeurs naissantes en quête d’affirmation, d’épanouissement, et les valeurs d’hier, en effort de préservation.

Transit

C’est à une telle époque que nous appliquerons le terme de « transit »4. On vérifie qu’une qualité fortement dramatique imprègne les changements dont se nourrit la société ; il y a drame parce qu’il y a provocation. Le transit est un temps d’options. Il implique réellement une marche que fait la société à la recherche de nouveaux thèmes, de nouvelles taches ou, plus précisément, de son objectivation.
Les changements progressent dans une période donnée, sans affecter celle-ci profondément. C’est qu’ils s’accomplissent à l’intérieur d’un jeu normal, résultant de la recherche même de plénitude nécessaire à ces nouveaux thèmes. Et quand ceux-ci commencent à se vider et à perdre leur signification et qu’émergent de nouveaux thèmes, la société commence le passage à une autre époque. Dans ces phases, plus que jamais. l’intégration devient indispensable. Plus que jamais devient indispensable le développement d’un esprit critique 5, grâce auquel l’homme peut se défendre contre les dangers des irrationalismes, qui trouvent leur nourriture dans une forte dose « d’émotionalité », caractéristique de ces phases de transition.

Brésil-Société en Transit

Le Brésil vit exactement le transit d’une société d’une époque à une autre, passage d’une société « fermée » à une société « ouverte » 6. Il ne s’agit pas d’une société totalement « fermée », ni encore totalement « ouverte »,mais d’une société en train de s’ouvrir. Ce transit est précisément le passage d’une époque qui se vide à une autre en train de se former. De là vient son double aspect conservateur et novateur ; la vieille société qui se vide cherche sa conservation dans un étalement de plus en plus large, tandis qu’en son sein même s’élabore la nouvelle société. La société brésilienne est sujette, de ce fait, à des reculs dans son transit, dans la mesure où les forces qui incarnaient la vieille société, dans la vigueur de ses pouvoirs, arrivent à faire obstacle, sous une forme ou sous une autre, à la naissance de la nouvelle société, laquelle s’oppose aux privilégiés, quelles que soient leurs origines, dont les intérêts sont contraires à ceux de l’homme brésilien.

Démocratisation fondamentale

Avec l’entrée de la société brésilienne en transit. s’est installé chez nous le phénomène que Manheim appelle « Démocratisation Fondamentale » , impliquant une activation croissante du peuple dans son processus historique. Ce peuple se trouvait, dans la phase antérieure de fermeture de notre société, immergé dans ce processus. Avec l’ouverture de la société et son entrée dans le transit, il émerge. Si, dans l’immersion, il était simplement spectateur du processus, dans l’émersion il décroise les bras, renonce à l’expectative et exige l’ingérence. Désormais, il ne se contente pas d’assister, il veut participer, il veut décider. Bien sûr, il est ingénu, il n’est pas organisé, car il n’a jamais fait encore l’expérience du dialogue, des décisions, mais il émerge. Et plus il prétend participer, plus s’enrégimentent les forces réactionnaires qui se sentent menacées dans leurs principes. Nous sentons donc toujours plus grande la nécessité d’une éducation qui n’oublie pas, d’un côté, la vocation ontologique de l’homme, celle d’être sujet, de l’autre les conditions particulières de notre société en transit, intensément changeante et contradictoire. Une éducation qui tente de saisir l’homme brésilien dans sa phase d’émersion et de l’amener à s’insérer dans son processus historique avec une attitude critique ; une éducation qui par cela même, libère par la « conscientisation » 7 et non pas comme celle qui est encore en cours chez nous, qui domestique et accommode ; une éducation qui lente de promouvoir cette ingénuité caractéristique de l’émersion vers une attitude critique grâce à laquelle l’homme choisit et décide.
Cependant, dans la mesure où, dans le transit brésilien, le climat émotionnel s’intensifie et où se fortifie l’irrationalisme sectaire de droite, cette éducation devient toujours plus difficile. Car plus elle signifie un effort dans le sens de l’homme-sujet, plus grandissent les menaces envers les privilégiés. Aux yeux de l’irrationalisme sectaire, l’humanisation de l’homme est ou contraire sa déshumanisation. Tout effort dans ce sens est une action subversive.

Encore une fois l’homme et le monde

Nous sommes partis du fait que la position normale de l’homme, consiste à n’être pas seulement dans la réalité mois avec elle, à nouer avec elle des relations permanentes , qui se traduisent par un accroissement concrétisé dons le domaine culturel. Placé devant le monde, l’homme établit la relation sujet-objet, d’où découle la connaissance, qui s’exprime par un langage. Or, cette relation est également faite par l’illettré, par « l’homme brut ». La différence entre la relation que celui-ci noue dans ce domaine et la nôtre réside dans le fait que pour lui la captation d’une donnée objective se fait par une voie avant tout sensible ; la nôtre se fait suivant une voie avant tout réfléchie. De la première « captation » surgit une compréhension surtout « magique » 8 de la réalité, de la seconde une compréhension surtout critique. Cependant, de même qu’à toute compréhension de quelque chose correspond, tôt ou tard, une action, de même, à une compréhension avant tout magique va correspondre une action magique elle aussi.

Organisation réfléchie de la pensée

Ce que nous devrions faire, alors, serait à la manière de Paul Lengrand, de tenter l’organisation réfléchie de la pensée de l’homme du commun. Placer, comme dit Lengrand, entre comprendre et agir, un nouveau terme: Penser. Faire que l’homme se sente capable de dépasser la voie surtout sensible de captation des données de la réalité, par une voie surtout réfléchie. Si cela était fait, nous l’amènerions à remplacer la captation magique par une captation toujours plus critique et, ainsi, nous l’aiderions à assumer des formes d’action critique elle aussi, identifiées avec le climat du transit, répondant aux exigences de la démocratisation fondamentale.
Nous l’insérerions dans le processus historique, d’où résulteraient son renoncement au rôle de simple objet et son exigence d’être ce qu’il est par vocation = sujet.

Comment faire ?

La réponse nous paraît être :
a) dans une méthode active, de dialogue critique, et provoquant une attitude critique,
b) dans la modification du contenu des programmes de l’éducation,
c) dans l’usage de techniques, comme celle de la réduction et de ma codification. Seule une méthode active de dialogue pourrait le rendre participant.

Qu’est-ce que le dialogue ? 9. C’est une relation horizontale de A avec B. Elle naît d’une motrice critique et engendre l’attitude critique (Jaspers). Elle se nourrit d’amour, d’humilité, d’espérance, de foi, de confiance.
C’est pourquoi seul le dialogue fait communiquer ; et quand deux êtres communiquent avec amour, avec espérance, avec une confiance mutuelle, une relation de sympathie s’installe entre eux et c’est alors que leur conscience critique devient féconde. Le dialogue est l’indispensable chemin, dit Jaspers, « non seulement dans les questions vitales pour notre organisation politique, mais dans tous les sens de notre être ». « C’est seulement par la vertu de la croyance, cependant, continue-t-il, que le dialogue a stimulation et signification: par la croyance en l’homme et en ses possibilités, par la croyance en un seul qui veut amener à l’union de tous ; par la croyance que je n’arriverai à être moi-même que quand les autres aussi arriveront à être eux-mêmes ».
C’est le dialogue que nous opposons à l’anti-dialogue 10, dont notre formation historico-culturelle est tout imprégnée et qui est tellement présent et en même temps tellement contraire au climat du transit. L’anti-dialogue, qui implique une relation de A sur B est l’opposé de tout cela. Il est sans amour ; il est acritique et n’engendre pas l’attitude critique, justement parce que sans amour. Il n’est pas humble ; il est sans espérance, arrogant, auto-suffisant. En lui se brise la relation de « sympathie » entre ses pôles, qui caractérise le dialogue. À cause de tout cela, l’anti-dialogue ne communique pas, il fait des « communiqués » 11.

Notes

1 Cf. Khaler Erich : Historia Universal del Hombre.
2 Khaler Erich, op. cit.
3 Freyer Hans: Teoria de la Época actual.
4 Transit: ensemble des phénomènes qui font qu’une réalité sociale se transforme.
5 Importante la lecture de Barbu Zevedei : Democracy and Dictatorship and Problems of Historical Psychology.
6 Sur la société fermée: Popper Karl -The open society and its enemies.
7 Développement de la prise de conscience.
8 La compréhension « magique » résulte d’un certain étouffement de la capacité de capter le défi, étouffement qui ne permet pas une visualisation translucide du défi, dont les données sont confondues. Cette compréhension est caractéristique d’un type de conscience que nous appelons « intransitive ». « L’intransitivation » de la conscience n’implique pas une fermeture de l’homme en lui-même, écrasé, alors, par un temps et un espace tout puissants. Dans un essai qui doit être dans peu de temps publié en portugais, dans lequel nous approfondissons tous les points qui dans cet article furent seulement effleurés, nous analysons les divers degrés de captation, de la plus haute importance pour une compréhension plus complète de notre action éducative.
9 Dialogue Horizontal = Relation Je -Tu – Deux sujets : A avec B = communication avec Amour Humble Critique Plein d’espoir Confiant Créateur
Relation de « sympathie » en quête de quelque chose
10 Anti-dialogue = Vertical -relation moi -« Chose » -sujet-objet.
A sur B = communicado – relation de « sympathie » à la recherche de quelque chose, sans amour, sans humilité, a-critique, sans espérance, sans confiance, incréateur.
11 Voir Jaspers Karl: Raison et anti-raison de notre temps.

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