
Références
- Titre : « Lettre aux animateurs culturels »
- Auteur : Paulo Freire
- Revue : Document IDAC n°18, Genève (Suisse), 1979, p.29-33.
- Date de l’article original : 1979
- Période freirienne : Exil (1964-1979)
Catégorie : Articles et lettres
Lettre aux animateurs culturels
1. L’alphabétisation des adultes en tant qu’acte politique
Notre tâche, qui est de faire en sorte qu’un grand nombre de nos camarades, surtout dans les campagnes, puissent lire et écrire — ce qu’on leur interdisait de faire dans le régime colonial — est avant tout une tâche politique. La décision même d’alphabétiser les masses est déjà en soi un acte politique. Il faut donc que nous soyons vigilants, face aux insinuations qu’on nous fait, tantôt naïvement, tantôt astucieusement, dans le but de nous convaincre que l’alphabétisation est un problème technique et pédagogique, qui ne doit nullement être mélangé avec la politique.
En effet, il n’y a point d’éducation, partant point d’éducation des adultes, qui puisse être neutre. Toute éducation a, en soi, une intentionnalité politique. Tel est le sens du message adressé par le Président de la République, le camarade Pinto da Costa(*), lors du premier séminaire national d’alphabétisation d’adultes, en décembre 1976 :
« Apprendre aux adultes à lire et à écrire leur propre réalité, en les amenant à penser le monde de manière critique et à s’y insérer avec une conscience toujours plus lucide de leur propre réalité en transformation, telle est la tâche fondamentale de l’éducateur politique. L’alphabétisation, a ajouté le président, en tant que méthode culturelle de conscientisation, doit avoir un caractère essentiellement politique. Elle doit servir à former des êtres conscients, profondément doués de sens critique, et à créer des révolutionnaires capables d’affronter sans vaciller les difficultés qui peuvent se dresser dans la voie de la construction d’une nouvelle société. » (…)
Telle est la raison pour laquelle, en tant qu’éducateur-éduqué du Peuple, nous devons essayer de clarifier toujours davantage notre option politique et d’être vigilants afin de garder une cohérence entre l’option théorique que nous proclamons et la pratique que nous réalisons. Être tout le temps conscient des buts et des destinataires de notre travail éducatif. Et cette clarté ne peut qu’augmenter dans la mesure où nous nous engageons, de façon militante et critique, dans la pratique et, à travers elle, nous apprenons comment mieux travailler.
2. L’alphabétisation des adultes en tant qu’acte de connaissances
Étant un acte politique, l’alphabétisation des adultes, comme toute éducation, est aussi un acte de connaissance. Ce que nous voulons dire par là est très simple : dans toute relation entre éducateur et éduqué, l’enjeu est toujours quelque chose qu’on cherche à connaître.
Dans l’éducation coloniale, l’éducateur nous transmettait « sa » connaissance et notre rôle était celui d’ » avaler » cette connaissance qui, de plus, faussait notre réalité en fonction des intérêts du colonisateur. Ainsi, l’alphabétisation coloniale « enseignait » le b + a = ba que l’analphabète répétait pour mémoriser.
Dans une société où le « silence n’est plus possible », le rôle de l’animateur culturel, dans son rapport avec les adultes qui s’éduquent à l’intérieur du cercle de culture, ne peut plus être celui de quelqu’un qui transfère la connaissance, mais doit devenir celui de quelqu’un qui, à travers le dialogue, essaie d’apprendre avec les autres participants de l’expérience.
En enseignant quelque chose aux adultes, l’animateur, à son tour, apprend lui aussi quelque chose d’eux. Dans l’éducation révolutionnaire, qui doit remplacer peu à peu l’éducation coloniale à tous les niveaux, il n’est pas possible de séparer l’acte d’enseigner et l’acte d’apprendre, l’acte d’éduquer de celui d’être éduqué.
3. L’alphabétisation des adultes dans le cadre de la reconstruction nationale
Il est évident, mais redisons-le encore une fois, que les finalités, les objectifs, le contenu et la méthode qui caractérisent notre travail d’alphabétisation des adultes comme un acte de connaissance et comme un acte politique, ne peuvent pas être les mêmes que ceux d’une alphabétisation réalisée dans une société où les ouvriers et les paysans sont réduits au silence par les classes dominantes.
Chez nous, l’alphabétisation des adultes est l’effort pour aboutir à ce qu’animateurs culturels et adultes qui s’alphabétisent réussissent ensemble « à lire et à écrire leur propre réalité, en réfléchissant de manière critique sur leur monde et en s’insérant avec une conscience lucide dans la réalité en transformation ».
Quand le président parle de « lire et écrire la réalité », il se réfère au besoin de saisir notre réalité environnante non pas comme une chose statique, figée, à laquelle on doive simplement s’adapter, mais comme quelque chose en mouvement, en devenir. Quand il parle de « réfléchir de manière critique » sur le monde, il se réfère à la nécessité que nous ressentons tous de comprendre la raison profonde qui explique les faits, les choses de la réalité. Quand il parle décrire la réalité, en s’y insérant de façon consciente, il fait allusion à l’action transformatrice des hommes et des femmes sur la réalité environnantes. Transformation du monde naturel par le travail qui consiste à défricher les champs, ensemencer, cultiver et récolter ; à transformer l’argile en brique, le cuir en chaussures, le tronc de l’arbre tombé en bois, le bois en planche, les planches en bateau avec lesquels on pêche le poisson qu’on vend et qu’on mange. Transformation aussi de l’autre monde — le monde social, politique et culturel, ce monde de l’organisation de la société, qui ne peut pas être compris sans saisir quel est le mode de production qu’elle pratique, quel est le régime d’utilisation sociale des forces productives. Car la reconstruction de notre société, faite avec le peuple, se fonde sur la réorientation du régime de l’utilisation sociale de nos forces productives.
C’est tout cela la » lecture » de la réalité, tout ce qui implique aussi la liaison entre l’alphabétisation, la production, la santé, et les programmes concrets d’action dans les communautés, en articulation avec les comités de base du Mouvement.
Cette conception de l’alphabétisation en tant action culturelle signifie aussi que les animateurs et animatrices ne terminent pas leur travail quand il quitte la séance du cercle de culture. Au contraire, leur travail se prolonge dans la communauté et leur action dans le cercle de culture n’est qu’un moment. Il est fondamental que les animateurs et animatrices vivent avec le peuple, qu’ils s’habituent à « lire » aussi la réalité du peuple pour être capables d’en discuter, dans les cercles de culture, avec les adultes. Car, en fin de compte, les cercles de culture ne sont rien d’autre que des centres où le peuple discute ses problèmes, s’organise et planifie des actions concrètes correspondant à l’intérêt collectif.
Et justement parce que nous définissons l’alphabétisation des adultes comme une action culturelle au service de la reconstruction de notre pays — et non pas comme un simple apprentissage de la lecture et de l’écriture – il peut y avoir des occasions où notre travail avec la population devra se centrer, dans un premier moment, sur la « lecture », la « re-lecture » et l’écriture de la réalité et non pas sur l’apprentissage de la langue(1).
Que voulons-nous dire par cela ? Que, dans certains cas, la priorité peut être l’organisation de la population pour analyser sa réalité et les problèmes de la communauté dans les domaines de la production de la santé, etc. Pour y trouver des solutions collectives. Autrement dit, la priorité peut revenir un travail de mobilisation de la population pour la stimuler à s’organiser, par exemple, autour d’une coopérative de production agricole ou autour d’une action de combat contre la malaria. Les actions de développement de ce type peuvent, parfois, se prolonger pendant longtemps avant que la population ne ressente vraiment le besoin de s’alphabétiser. Dans ces situations, c’est l’expérience vécue de « lire », « relire » et « écrire » sa réalité qui amènera, un moment donné, la communauté à vouloir aussi lire et écrire des mots, quand l’acquisition de cette connaissance aura gagné une signification réelle.
Dans d’autres cas, l’action culturelle commence par l’alphabétisation même. Mais il est alors essentiel qu’à partir de l’apprentissage de la langue, on suscite l’engagement de la population dans des projets ayant trait à la transformation de sa réalité. Il faut, en effet, établir un dynamisme et une interaction entre les cercles de culture et les expériences de transformation de la réalité de telle sorte qu’ils puissent activer et se relancer mutuellement.
Car, pour tout dire, c’est seulement dans la mesure où l’alphabétisation des adultes sera entreprise et perçue en tant qu’acte politique et acte de connaissance, en étroite liaison avec la production et la santé, et non pas comme un simple exercice mécanique de mémorisation de syllabes et de mots, qu’elle réussira à s’insérer et à contribuer vraiment au processus de reconstruction nationale.
Notes
*Manuel Pinto da Costa exerça les fonctions de président de la République de Sao Tomé-et-Principe de 1975 à 1991 [note de bibliofreire].
(1)Cette proposition que Paulo Freire fait ici dans le sens d’une inversion du processus éducatif, dans lequel la mobilisation de la population pour améliorer sa vie quotidienne précéderait l’étape de l’alphabétisation linguistique, découle de l’expérience vécue en Guinée-Bissau où — comme on le verra plus en détail dans le chapitre suivant — les obstacles linguistiques nous ont amenés à repenser l’ensemble de notre démarche d’intervention dans le domaine de l’éducation des adultes (Note de l’IDAC)