
Références
- Titre : « L’alphabétisation et le rêve possible »
- Auteur : Paulo Freire
- Revue : Perspectives (revue trimestrielle de l’éducation de l’UNESCO) volume 5/2, Paris, 1976, p.70-73.
- Date de l’article original : 1976
- Période freirienne : Exil (1964-1979)
Catégories : Articles et lettres / Publications de l’UNESCO
L’alphabétisation et le rêve possible
[Introduction de l’éditeur] Paulo Freire (Brésil). Éducateur. Consultant auprès du Conseil œcuménique des Églises (Genève). Ancien directeur de la Commission nationale de culture populaire, puis du Plan national d’alphabétisation des adultes au Brésil. Auteur notamment de : L’éducation, pratique de la liberté; Pédagogie des opprimés.
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Il existe une croyance naïve, plus ou moins généralisée, dans le pouvoir de l’éducation institutionnalisée en tant que levier de la transformation de la réalité, croyance naïve que certains de mes critiques affirment que je partage.
L’éducation systématique n’est pas celle qui façonne la société d’une certaine manière; c’est au contraire la société qui, suivant sa propre conformation, façonne l’éducation en fonction des intérêts de ceux qui détiennent le pouvoir dans cette société.
Aucune société ne s’organise à partir du système éducatif existant en son sein, auquel incomberait la tâche de façonner un certain profil de l’être humain qui serait chargé ensuite d’assurer la bonne marche de la société. En réalité, le système éducatif se forme et se réforme au sein de la propre pratique sociale correspondant à une société donnée.
Reconnaître, d’une part, le rôle indiscutable que ce système éducatif joue dans la conservation ou la reproduction du modèle de société dont il est issu et, d’autre part, que ceux qui passent par ce système n’obtiennent pas tous les mêmes résultats ne nous autorise pas à accorder au système éducatif un pouvoir qu’il ne possède pas: celui de créer une société, comme s’il était une instance supérieure à celle-ci.
Ce n’est pas, par exemple, l’éducation bourgeoise qui a créé la bourgeoisie, issue d’une situation historique concrète. C’est pour cela précisément que l’éducation bourgeoise en tant que système n’aurait pas pu s’instituer si la bourgeoisie n’avait pas été au pouvoir. Cela signifie que la transformation radicale d’un système éducatif est conditionnée par la transformation radicale de la société dont il est l’expression et l’instrument. Mais, précisément parce que les transformations sociales ne sont pas un fait mécanique, mais historique, constituant un fait humain, elles impliquent une pratique consciente qui correspond nécessairement à une certaine éducation.
De nombreuses personnes ont la naïveté de penser, je le répète, que cette éducation est l’éducation systématique de la société qu’on prétend transformer. En vérité l’éducation systématique, dans une société répressive dont elle est issue et sur laquelle elle agit en tant qu’instrument de contrôle social, a pour rôle de préserver cette société. Par conséquent, la concevoir comme un levier de libération, c’est inventer les règles du jeu et attribuer à l’éducation, comme nous l’avons dit plus haut, une autonomie qu’elle n’a pas dans le processus de transformation sociale sans lequel la libération n’est pas concevable en tant qu’aspiration permanente.
Cette naïveté n’exprime pas seulement un moment de la conscience aliénée, où le réel prend l’apparence de l’illusoire et l’illusoire celle de la réalité, mais renforce cette aliénation. Dans notre cas, le réel est exactement la non-autonomie de l’éducation systématique, c’est-à-dire de la scolarisation, dans le processus de transformation de la société dont elle est issue. Il est illusoire d’attribuer un tel rôle à l’éducation. Dans la perspective naïve à laquelle je me suis référé ci-dessus, l’illusoire se convertit en « réel possible » et l’acceptation du réel en une sorte de « pessimisme destructif ». Il n’y a cependant aucun pessimisme chez ceux qui se libèrent par la critique de ces illusions. Au contraire, ceux qui se libèrent de ces illusions et accèdent ainsi à une perception de plus en plus claire des relations dynamiques entre société et éducation n’ont aucune raison de prendre une position négative.
Cette clarté de perception, qui ne leur est pas donnée en cadeau, mais qui se forge au fur et à mesure de leur pratique consciente, les amène à découvrir le rôle véritable de l’éducation dans le processus libérateur, c’est-à-dire à découvrir la place qui est la sienne et les modes différents, mais reliés entre eux, de ce processus correspondant à des moments également différents et également reliés entre eux de ce même processus.
Je crois qu’il serait bon de revenir sur certaines des affirmations faites jusqu’ici. Que voulais-je dire, exactement, en me référant aux formes différentes et reliées entre elles qu’une éducation libératrice doit prendre à des moments également différents et reliés entre eux du processus de libération ?
En premier lieu, il me paraît important d’insister sur le fait que, lorsque nous parlons de libération, d’oppression, de violence, de liberté, d’éducation, nous ne nous référons pas à des catégories abstraites, mais historiques. Ainsi, lorsque je parle de la femme ou de l’homme je parle d’êtres situés dans l’histoire et non d’idées abstraites. Je parle d’êtres dont la conscience se trouve intimement liée à leur vie réelle et sociale. Par ailleurs, puisqu’il ne m’est pas possible de préfigurer un champ historique existant en tant que royaume de la liberté absolue, je me réfère à la libération comme à un processus permanent au sein de l’histoire. C’est dans ce sens aussi que la révolution véritable et permanente est une révolution qui a été et qui n’est plus, puisque pour être elle doit être en devenir.
De sorte que le processus de libération et l’action éducative qui doit participer à ce processus varient du point de vue des méthodes, des tactiques, du contenu non seulement de société à société, mais aussi à l’intérieur d’une même société, en fonction du moment historique où elle se situe; elle varie aussi en fonction de la manière dont se présentent en son sein les rapports de force, en fonction des niveaux de confrontation entre les classes à l’intérieur du processus de libération.
Une chose est l’effort éducatif libérateur au sein d’une société où les clivages socio-économiques sont visibles à l’œil nu, où les contradictions sont évidentes et où la violence exercée contre les classes dominées par la classe dominante se situe à un niveau grossier et primaire, et autre chose est le même effort dans une société capitaliste hautement modernisée, ayant un niveau élevé de « bien-être social », dans laquelle les contradictions existantes sont moins facilement perceptibles et où la « manipulation des consciences » exerce un rôle d’une importance indiscutable dans l’occultation de la réalité. Dans ce dernier cas plus que dans le premier, et pour des raisons évidentes, le système éducatif devient hautement sophistiqué en tant qu’instrument de contrôle social.
Autre chose encore est le même effort à l’intérieur d’une société qui a connu une transformation radicale. Dans le premier cas, c’est-à-dire quand une société n’a pas souffert de transformation révolutionnaire et dont le caractère de classe continue d’exister, que ses contradictions soient évidentes ou non, prétendre que l’éducation systématique soit l’instrument de changement de ses structures est faire preuve de la naïveté critiquée plus haut. Dans une société de ce type l’éducation libératrice s’identifie en termes prépondérants à un processus d’organisation consciente des classes dominées en vue de la transformation des structures oppressives. Par conséquent, cette éducation, au sein de laquelle le développement d’une conscience lucide de la réalité n’est possible que par la critique de celle-ci présuppose une action pratique à l’intérieur de cette réalité et sur elle.
Dans le second cas, où une nouvelle société commence à se constituer par la transformation révolutionnaire de l’ancienne société, transformation qui, ne s’opérant pas d’une manière mécanique, est pénible et difficile, les choses se passent d’une manière d’autant plus différente que le nouveau pouvoir sera mieux capable de rejeter la tentation du « consommisme » qui caractérise essentiellement le mode de production capitaliste. Avec l’apparition de nouvelles relations humaines, reposant sur une réalité matérielle différente et dépassant dans ce cas les anciennes dichotomies typiques de la société bourgeoise, telles que la dichotomie entre travail manuel et travail intellectuel, entre pratique et théorie, entre enseigner et apprendre, peut apparaître un nouveau système éducatif. De cette manière, l’éducation libératrice qui, dans l’étape antérieure, s’identifiait à un processus d’organisation des classes ou des groupes dominés pour la transformation des structures oppressives sans laquelle la libération ne peut pas se concrétiser devient maintenant un effort systématique au service des idéaux de la nouvelle société. Ces idéaux, évidemment, sont antagoniques à ceux de l’ancienne classe dominante qui se sent opprimée du simple fait de ne plus être capable d’opprimer. C’est seulement dans la mesure où le nouveau pouvoir se consolide que prend forme une nouvelle pratique sociale et que peut disparaître progressivement la nostalgie du pouvoir chez l’ancienne classe dominante.
Si le système éducatif de l’ancienne société avait pour tâche de conserver le statu quo, maintenant l’éducation doit devenir un élément essentiel du processus de libération permanente. Il en résulte qu’il n’est pas possible de nier, sinon par naïveté ou par calcul, le caractère politique de l’éducation. En conséquence, les problèmes de base de la pédagogie ne sont pas strictement pédagogiques, mais bien politiques et idéologiques.
Je voudrais insister sur l’impossibilité, à mes yeux évidente, pour le système éducatif d’être considéré comme un levier de la transformation sociale. À aucun moment, cependant, je n’ai nié de manière absolue l’utilité de faire des efforts sérieux à l’intérieur du système.
Le problème qui se pose à ceux qui, même à des niveaux différents, s’engagent dans un processus de libération en tant qu’éducateurs, à l’intérieur ou en dehors du système scolaire, mais toujours à l’intérieur de la société (stratégiquement en dehors du système, mais tactiquement à l’intérieur), c’est de savoir ce qu’il faut faire, comment, quand, avec qui, pourquoi, contre qui et en faveur de qui.
C’est pourquoi, en traitant à diverses occasions, comme maintenant, du problème de l’alphabétisation des adultes, je ne l’ai jamais réduit à un ensemble de techniques et de méthodes. Je ne les sous-estime pas, pas plus que je ne les surestime. Les méthodes et les techniques, de toute évidence indispensables, se font et se défont dans la praxis. Ce qui m’apparaît comme fondamental, c’est la clarté par rapport à l’option politique de l’éducateur ou de l’éducatrice, ce qui implique des principes et des valeurs qu’il ou qu’elle doit assumer, c’est-à-dire la clarté par rapport au « rêve possible» devant être concrétisé. Le « rêve possible» doit toujours être présent dans nos réflexions sur les méthodes et les techniques. Il existe une indestructible solidarité entre elles et ce « rêve possible ». Si, par exemple, l’option de l’éducateur ou de l’éducatrice est en faveur de la modernisation capitaliste, alors l’alphabétisation des adultes ne peut pas dépasser la préparation des adultes, d’une part, à lire des textes sans référence à leur contenu et, d’autre part, à mieux vendre leur force de travail sur ce qui ne s’appelle pas du fait du hasard le « marché du travail ». Si l’option de l’enseignant est autre, l’essentiel dans l’alphabétisation des adultes est que les analphabètes découvrent que ce qui est véritablement important n’est pas de lire des histoires aliénées ou aliénantes, mais de faire l’histoire tout en étant fait par elle.
Risquant de paraître schématiquement symétrique, je dirai que dans le premier cas les « apprenants » ne sont jamais appelés à porter un jugement critique sur les conditionnements de leur propre pensée, à réfléchir sur la raison d’être de leur propre situation, à faire une nouvelle « lecture » de la réalité qui leur est présentée comme quelque chose qui est et à laquelle ils doivent, tout simplement, s’adapter. La pensée-langage est coupée de la réalité objective ; les mécanismes d’absorption de l’idéologie dominante ne font jamais l’objet de discussion ; la connaissance est quelque chose qui doit être « consommé » et non fait ou refait. L’analphabétisme est considéré parfois comme une « mauvaise herbe », parfois comme une maladie, c’est pourquoi on en parle tantôt en termes de « liquidation », tantôt en tant que « plaie ».
Les analphabètes, dans le contexte général de la société de classe, sont des objets en tant qu’êtres opprimés auxquels il est interdit d’être et sont également de tels objets dans le processus d’apprentissage de la lecture et de l’écriture. C’est que dans ce processus les analphabètes ne sont pas invités à s’approprier une connaissance existante destinée à être approfondie à mesure qu’on prend conscience de ses limitations, mais à recevoir passivement une « connaissance préfabriquée » établie une fois· pour toutes.
Dans le second cas, au contraire, les apprenants sont invités à réfléchir. Dans cette approche, être conscient n’est pas une simple formule ou un « slogan ». C’est une manière d’être fondamentale propre aux êtres humains qui, tout en refaisant un monde qu’ils n’ont pas fait eux-mêmes, font leur monde et, dans ce faire et ce refaire, se refont eux-mêmes. Ils sont parce qu’ils deviennent.
L’apprentissage de la lecture et de l’écriture en tant qu’acte créateur implique nécessairement, dans cette approche, la compréhension critique de la réalité. L’appropriation de la connaissance existante que les analphabètes sont appelés à réaliser à partir de leur pratique concrète leur ouvre la possibilité d’une nouvelle connaissance qui, dépassant les limites antérieures, révèle la raison d’être des faits et démystifie les fausses interprétations de ceux-ci. Alors, lorsqu’il n’existe plus aucune séparation entre la pensée-langage et la réalité, la lecture d’un texte exige la « lecture » du contexte social auquel il se réfère. Il ne suffit pas de savoir lire, mécaniquement, qu’ « Ève a vu la vigne ». Il est nécessaire de comprendre quelle position occupe Ève dans son contexte social, qui cultive la vigne et à qui profite ce travail.
Les défenseurs de la neutralité de l’alphabétisation des adultes ne mentent pas lorsqu’ils accusent la clarification de la réalité dans le cadre de l’alphabétisation d’être un acte politique. Par contre, ils falsifient la vérité lorsqu’ils nient ce même caractère politique à l’occultation qu’ils font de la réalité.