Références

  • Titre : « Lettre à un jeune théologien »
  • Auteur : Paulo Freire
  • Revue : Militance et Recherche théologique, revue Parole et Société, 86e année, n°1, Strasbourg (France), 1978, p.72-74.
  • Date de l’article original : 1978
  • Période freirienne : Exil (1964-1979)

Catégorie : Articles et lettres

Lettre à un jeune théologien

En acceptant la position révolutionnaire qui défend scientifiquement la transformation des hommes et de la réalité, je suis convaincu de suivre la vraie voix chrétienne. Analysant le Nouveau Testament, comme le « Testament du nouveau », Moltmann(*) dit :

« Nous nous trouvons ici en présence d’une foi orientée eschatologiquement. Elle ne s’intéresse pas à un événement qui a eu lieu au début des temps et ne cherche pas non plus à expliquer pourquoi le monde existe et pourquoi il est tel qu’il est. Au contraire, elle est orientée vers un nouvel avenir et veut donc changer le monde plutôt que l’expliquer, transformer l’existence plutôt que l’éclairer. Cette attitude eschatologique envers le monde crée l’histoire au lieu d’interpréter la nature ! ».

Et plus loin :

« Depuis le début des temps modernes, les espoirs que quelque chose de nouveau viendrait de Dieu ont quitté l’Église et se sont incarnés dans les révolutions et le changement rapide. C’était le plus souvent la réaction et le conservatisme qui restaient dans l’Église. Ainsi, l’Église chrétienne est-elle devenue “religieuse”, elle a cultivé une tradition idéalisée ». «… Dans la tradition religieuse, les hommes se transforment en simple récepteur d’un vieux message. Dans le monde moderne, ils deviennent les pionniers du progrès, les promoteurs du futur, ceux qui découvrent de nouvelles possibilités ».

Nous devons donc devenir ceux qui découvrent ses nouvelles possibilités pour les transformer en réalité concrète.

Je suis sûr que les chrétiens ont une tâche considérable à accomplir dans ce domaine puisqu’ils peuvent dépasser les limites idéalistes et participer ainsi à la transformation révolutionnaire de la société au lieu de nier la contribution réellement importante de Marx. Chrétien ne signifie pas nécessairement être réactionnaire ;  être marxiste ne signifie pas non plus nécessairement être déshumanisant, de manière bureaucratique.

Le message chrétien n’est pas une invitation à rester passif en face de l’oppression, ni la pensée scientifique de Marx, un instrument démoniaque pour l’asservissement de l’homme.

Ainsi, Marx n’est-il pas responsable de la distorsion mécanique de son concept des hommes et la parole du Christ ne l’est pas non plus de notre lâcheté. Ceci est dû au fait que la première condition pour écouter, et pas seulement pour écouter, mais pour vraiment pratiquer la Parole de Dieu, est, selon moi, d’être disposé à s’engager dans le processus de libération des hommes. Mais, je le répète, un tel processus exige l’engagement historique, exige l’action transformatrice, qui suppose l’opposition des puissants de ce monde.

La Parole de Dieu, en dernière analyse,  m’invite à recréer le monde non pour la domination de mes frères, mais pour leur libération. Ainsi, je ne peux entendre cette parole, si je ne veux pas la « vivre » pleinement.  Si je l’entends de cette manière, c’est y devenir sourd. Cela veut dire qu’entendre la Parole de Dieu n’est pas un acte passif de fausse dévotion, ni un acte dans lequel nous devenons des vases vides que cette parole doit remplir. La Parole de Dieu n’est pas quelque chose que je garde en moi comme si elle était quelque chose de statique. Cette parole ne pourrait être salvatrice si nous nous contentions de la recevoir. En tant que parole salvatrice, elle est une parole libératrice que les hommes doivent reprendre historiquement.

Les hommes doivent devenir les sujets de leur salut et de leur libération.

De cette manière, le Tiers-Monde –  non dans le sens géographique mais plutôt dans le sens du monde de la dépendance et du silence — peut entendre la Parole de Dieu. Pour que le Premier Monde entendre la Parole de Dieu, il doit d’abord faire l’expérience de Pâques. C’est-à-dire qu’il est indispensable qu’il meure en tant que Premier Monde pour renaître en tant que Tiers-Monde. C’est seulement dans le Tiers-Monde — dans le sens où je le prends ici — qu’une théologie utopique peut surgir, une théologie qui dénonce et annonce ce qui suppose prophétie et espérance. Une théologie qui est liée à la bourgeoisie ne peut pas être utopique, prophétique, ni porteuse d’espérance. Au contraire, c’est une théologie qui donne naissance à un homme passif et adapté, dans l’attente d’une vie meilleure dans un « ciel » que la théologie sépare du monde…

De la même manière que le Verbe s’est fait chair, de même on ne peut s’approcher du Lui que par les hommes, et ainsi la théologie doit partir de l’anthropologie.

La théologie utopique prophétique doit être ainsi associée à l’action culturelle pour la libération et donc à la conscientisation. L’éducation théologique ne devrait être qu’une sorte d’action culturelle pour la libération par laquelle des hommes doivent dépasser leur compréhension de Dieu en tant que mythe dont ils deviennent aliénés, par une autre compréhension :  celle dans laquelle Dieu, comme présence dans l’histoire, n’empêche cependant pas les hommes de » faire l’histoire » : l’histoire de leur libération. Pour cette raison, quoique je ne sois pas théologien, je me trouve parmi ceux qui, au lieu de regarder la théologie comme un anchronisme, pensent qu’elle a un rôle important à jouer. Mais pour pouvoir jouer ce rôle important, il est nécessaire que le théologien prenne l’histoire de l’homme comme point de départ de sa réflexion.

(*)Jürgen Moltmann (né le 8 avril 1926 à Hambourg) est l’un des plus importants théologiens réformés allemands du XXe siècle [note de bibliofreire].

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