Références

  • Titre : « L’éducation en vue de la libération »
  • Auteur : Paulo Freire
  • Revue : Mensuel n°19, revue du Conseil oecuménique des Églises (COE), Genève, juillet 1975, p.3-5.
  • Date de l’article original : 1975
  • Période freirienne : Exil (1964-1979)

Catégorie : Articles et lettres

L’éducation en vue de la libération

Genève (SOEPI) —On comprendra aisément que, pour un homme habitué à parler plutôt qu’à écrire et formé à l’enseignement de la philosophie à l’université, il soit difficile de se limiter à quelques réflexions sur un thème d’une telle envergure. Aussi demanderais-je au lecteur de considérer cet article comme un entretien et de me pardonner si je répète ici ce que j’ai dit ailleurs. J’essaierai d’éclairer et de développer l’argumentation que j’ai précédemment présentée, et cela non pas de manière systématique, mais en répondant aux questions que pose le sujet lui-même et en les traitant dans l’ordre où elles me viennent à l’esprit.

Je commencerai par une remarque négative. Je ne crois pas que les systèmes d’éducation institutionnalisés puissent servir de levier à la Libération. Il ne faut naturellement pas négliger le lien qui existe entre l’éducation et la politique, il serait non seulement irréaliste, mais aussi dangereux d’essayer de le rompre. Dissocier dans sa pensée l’éducation du pouvoir qui l’établit, la détacher de la réalité qui la nourrit, c’est réduire d’une part l’éducation au règne des idées et des valeurs abstraites, et de l’autre la condamner à être le dépositaire de comportements figés.

Ce n’est pas l’éducation qui, d’une certaine manière, façonne la société, mais la société qui, s’étant formée et orientée dans un certain sens, institut un système éducatif conforme aux valeurs qui la guide. Ce n’est pas nécessairement un processus mécanique ; les gens réagissent de manière différente et toutes les sociétés ne se ressemblent pas. Mais une société qui façonne son système éducatif de manière qu’il réponde aux vœux de ceux qui détiennent le pouvoir trouve dans l’éducation un moyen de préserver ce pouvoir. Le pouvoir qui crée un système éducatif à son image ne tolérera jamais que l’éducation soit utilisée contre lui-même. Aussi ne pourra-t-il jamais y avoir de transformation radicale du système éducatif tant que la société elle-même ne sera pas transformée.

Par exemple, ce n’est pas l’éducation des classes moyennes qui a créé les classes moyennes. Celles-ci sont apparues à un moment de l’histoire où les conditions matérielles étaient propices à leur avènement. Elles ont saisi cette occasion pour s’emparer du pouvoir et ont ensuite institué un système d’éducation propre à façonner leurs idéaux. La transformation de la société n’est ni prédéterminée ni inéluctable. Elle dépend des êtres humains qui inscrivent leur propre changement dans l’histoire.

Le pouvoir aux opprimés

C’est pourquoi on ne peut parler de l’éducation en vue de la libération sans parler d’un changement de nature politique. L’éducation en vue de la Libération implique, à mon sens, l’organisation politique des opprimés en vue de leur accession au pouvoir. Ce n’est qu’à partir de ce moment qu’il sera possible d’avoir un nouveau type d’enseignement tenant compte de la réalité des possibilités latentes de chacun des membres de la société. L’éducation doit donc penser aux implications de son action et aux changements — aux révolutions — qui sont nécessaires.

J’ajouterai tout de suite que cette réalité n’a rien qui puisse rendre pessimiste l’éducateur. Mieux il comprendra les processus à l’œuvre dans la société, plus vive sera sa perception des relations dynamiques qui existent entre la société et l’éducation. L’éducateur peut faire beaucoup, bien qu’il n’ait pas, dans chaque situation donnée, de directives précises auxquelles il puisse se référer. Chacun doit découvrir ce qui convient à son propre milieu et chercher à le faire passer dans les faits.

C’est pourquoi il importe de reconnaître ses limites et de les accepter humblement sans se laisser abattre par le pessimisme ni chercher à manipuler les gens sous l’impulsion d’un opportunisme cynique. On fait, dans l’histoire, ce qui est historiquement possible et non pas toujours ce que l’on aimerait faire.

Les obstacles sont de taille. Je travaille souvent, pour ma part, avec des étudiants qui ont été habitués à considérer le savoir comme un produit de consommation. Pour eux, le professeur est auréolé de respectabilité et d’autorité. Ainsi, lorsqu’on essaie d’aborder différemment l’enseignement, de telle manière que tous, étudiants et « professeurs », cherchent à comprendre l’aliénation dans la vie quotidienne, que chacun perçoit sans percevoir, on se heurte immédiatement à une résistance. Ils sont peu accoutumés à se remettre en cause. Cependant, si l’on ne veut pas que la discussion théorique soit faussée, il faut être soi-même engagé dans les événements de la société.

Mais si je réussis à amener les étudiants à comprendre ce qui se passe, à apercevoir clairement l’aliénation qu’ils sentent confusément, et à saisir les raisons de cette aliénation, j’ai le sentiment d’avoir fait quelque chose de positif. Je n’imagine pas que j’ai fait la révolution, car c’est un processus de longue haleine qui ne peut survenir du jour au lendemain. Mais dans la mesure où chacun peut inciter l’autre à chercher le pourquoi des choses, à dépasser la réalité du train de 8h47 pour découvrir ce qu’elle cache, à comprendre le pourquoi de ses réactions, la contribution est positive.

Il convient de rappeler ici une fois de plus que lorsque je parle de libération, d’oppression, de liberté, d’éducation, je ne parle pas de catégories métaphysiques ou théoriques abstraites, mais bien d’actes historiques réels. De même, lorsque je parle d’hommes et de femmes, je parle d’individus réels, et non de personnages idéalisés. Je m’efforce de parler de la réalité quotidienne et de la perception qu’ont les gens, en chair et en os, des événements qui marquent leur situation sociale. Il n’existe pas de royaume où la liberté soit absolue, de sorte que la lutte pour la libération est un processus sans fin qui se déroule dans l’histoire. Aucune révolution n’est parfaite, la révolution est permanente.

Quelle révolution permanente ?

Ainsi, que l’éducation ait pour but de soutenir le pouvoir des groupes dirigeants ou d’aider une nouvelle société à prendre forme, c’est un acte politique. Les latino-américains, les Chinois ou les Africains ont peut-être plus de facilité à s’en rendre compte. Beaucoup d’Européens et d’Américains croient que l’éducation est neutre, que la science et l’éducation sont des disciplines neutres au service de l’humanité. L’expérience que nous avons de la domination capitaliste depuis qu’elle existe vient contredire cette thèse. L’éducation n’a jamais été et ne sera jamais neutre.

Il ne s’ensuit pas, cela va sans dire, que toutes les sociétés doivent recourir aux mêmes méthodes et tactiques pour se libérer. Tout dépend du moment de son histoire que la société est en train de vivre et du rapport de forces dans cette société. Ces deux éléments dictent le type de confrontation qui devra nécessairement précéder la libération. Par exemple, on ne parlera pas dans les mêmes termes de l’éducation libératrice dans une société où les inégalités socio-économiques sautent aux yeux et dans une société industrialisée. Les contradictions d’une société qui vante la démocratie et l’égalité, mais dans laquelle la majorité vit dans la pauvreté à cause d’une minorité violente qui lui fait subir les pires formes d’oppression, sont tout à fait différentes de celles de certaines sociétés industrialisées.

Les données de la situation restreignent nécessairement l’action. On ne pourrait pas aujourd’hui, par exemple, ouvrir des millions d’écoles au Brésil pour préparer la population à une nouvelle société. En revanche, si c’était dans le but de manipuler les Brésiliens et de leur inculquer l’idéologie du groupe dominant, cette initiative serait parfaitement acceptée. Le sort des Brésiliens ne sera guère amélioré lorsqu’ils sauront mieux aménager leur maison ou qu’ils auront une meilleure hygiène.

Dans d’autres cas, il est possible de travailler avec les paysans. Au Costa Rica, par exemple, l’éducateur doit commencer par pénétrer autant que possible la réalité costaricienne et les rapports de force dans ce pays. Comment ce pays se voit-il ? Quelles sont ses données de base ? Quelles sont ses relations avec les puissances du monde ? Une fois que l’on sait cela, on peut discerner ce qu’il serait possible de faire et de voir comment on peut amener les gens à saisir que c’est en comprenant leur situation qu’ils parviendront à maîtriser la réalité. Même en procédant ainsi, il est peu d’endroits où les puissants ne se sentiront pas immédiatement menacés par une telle action. L’éducateur risque non seulement d’être tué, mais aussi d’amener d’autres personnes à la mort.

Dans les pays industrialisés, il faut recourir à d’autres stratégies. L’oppression ne s’exerce pas par la violence et la répression physique ; au contraire, ces sociétés se caractérisent par la prospérité, l’efficacité et l’ordre, que les moyens de diffusion contribuent à faire régner en masquant la réalité. Le système éducatif et les moyens de diffusion deviennent des instruments perfectionnés de contrôle de la société.

Ce qui est le plus effrayant, c’est le degré de notre aliénation ; nous devenons des robots sans même nous en rendre compte, nous exécutons en automates des ordres informulés sans nous interroger sur la raison de notre comportement. Nous sommes déshumanisés, incapables d’exprimer nos sentiments ou même nos craintes. Nous avons peur de nous montrer humains. Nous sommes pris dans un cercle vicieux : nous dissimulons nos sentiments et souffrons ensuite parce que nous avons peur de les laisser voir ; nous essayons de surmonter la souffrance et nous finissons par devenir des névrosés.

L’amour que l’on porte aux animaux dans certains pays industrialisés me paraît très révélateur. Ce n’est pas qu’il ne faille pas, à mon avis, aimer les animaux, mais je vois dans cet amour autre chose. Il me semble que dans leur relation avec leur animal favori, certaines personnes trouvent une revanche sur la réalité. Un chien ne parle pas, ne pose pas de question ; il ne vous demandera jamais ce qu’il vous est arrivé aujourd’hui, il vous suit, en compagnon silencieux. Il répond à un besoin qui est en vous, mais je me demande si l’homme réagit là vraiment en être humain. La première chose à faire est de démasquer la réalité, de percer au jour ce qui se passe et ensuite d’agir conformément aux conclusions auxquelles on est arrivé.

La nouvelle société

Il est difficile de transformer, d’accomplir une révolution, mais seule une transformation radicale de la société permet un déroulement autre des choses. Dans la nouvelle société, capable de résister aussi bien à la tentation de la consommation qui caractérise la voie capitaliste qu’à celle de la manipulation, les êtres humains ont entre eux des relations tout à fait différentes parce qu’elles sont fondées sur une autre réalité matérielle. Il est peut-être alors possible de surmonter les vieilles dichotomies entre le travail manuel le travail intellectuel, entre la pratique et la théorie, entre le rôle de l’élève et celui de l’enseignant. C’est ainsi que s’édifie un nouveau système éducatif.

L’éducation libératrice, qui prépare la voix au changement en s’identifiant à la lutte des opprimés, pour vaincre les structures de l’oppression, devient un processus systématique qui sert les idéaux de la nouvelle société.

Si, dans le passé, l’éducation était vouée à servir le statu quo, elle est, dans la nouvelle société, à l’origine d’une Libération permanente. Cela ne va évidemment pas sans difficultés ni problèmes. Il existe des sociétés révolutionnaires qui, pendant des années, répètent les erreurs des anciens systèmes éducatifs quoique, ce faisant, elles soient en contradiction avec elles-mêmes. Le génie de la Chine a été précisément d’attacher une telle importance à l’éducation et à la culture.

Mais la révolution ne pourra jamais faire disparaître les tensions évidentes qui caractérisent la condition humaine. Tout en reconnaissant toutes les tentations auxquelles nous sommes exposés, j’ai la conviction, en tant que chrétien, que notre vocation est de créer et de recréer, de faire et de refaire. Je ne puis être passif ou indifférent devant le sort des hommes parce que je crois que nous avons une responsabilité à assumer, une tâche à accomplir pour l’avenir. Je crois en l’être humain et je crois qu’il a été appelé à devenir pleinement humain, à se libérer de l’injustice, de l’oppression et de l’aliénation.

Je n’oublierai jamais une conversation que j’ai eue l’année dernière avec un ouvrier de Detroit, la capitale de l’automobile et l’une des cités les plus automatisées du monde. Il déclara que je m’adressais à quelqu’un qui était machine à 50 %. Nous avions commencé à parler du stress de la vie à Detroit et de la criminalité dans cette ville où il y a plus de meurtres chaque année que dans l’ensemble de l’Europe occidentale. « Je suis machine à 50 %, me disait-il, et je parle à un ami qui est, lui aussi, machine à 50 %. Mes 50 % de machine vont dire quelque chose d’offensant à ses 50 % d’homme, alors que ses 50 % de machine font tuer mes 50 % d’homme ». Si la société socialiste se révèle incapable de refuser un tel engrenage nous continuerons à nous déshumaniser.

C’est une des raisons pour lesquelles j’admire la Chine qui a su rejeter ce type de société et c’est pourquoi je conseille toujours aux dirigeants africains qui viennent me voir de ne pas suivre la voie de l’Occident. S’ils le font, il n’y a plus de solutions. Tout notre espoir est dans les questions que nous nous posons : Sommes-nous ou non dans le système scolaire ? Que faire pour promouvoir la libération ? Comment ? Quand ? Avec qui ? Dans quel but ? Contre quoi ? Pour qui ?

Paulo Freire

Traduit de l’anglais
Service linguistique, COE

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