Références

  • Titre : « Paulo Freire, éducateur de la conscience populaire »
  • Auteur : Paulo Freire
  • Revue : Croissance des Jeunes Nations n°105, Paris (France), novembre 1970, p.33-34.
  • Date de l’article original : 1968
  • Période freirienne : Exil (1964-1979)

Catégories : Articles et lettres / Autobiographie

Notes : il s’agit d’extraits d’une lettre que Paulo Freire adressa à l’ex-député brésilien Marcio Moreira Alvès en 1968. La version complète de la lettre a été publiée sous le titre : « Paulo Freire par lui-même », dans : Conscientisation, Recherche de Paulo Freire, Document de travail INODEP, Colmar, éditions d’Alsace, 1971, p.10-12.

Paulo Freire, éducateur de la conscience populaire

[Introduction de l’éditeur] Ce texte est une lettre de Paulo Freire à l’ex-député brésilien Marcio Moreira Alvès. Elle a été publiée dans le livre O Crist de Povo (le Christ du pauvre), Rio de Janeiro, 1968, et traduite avec l’accord de Marcio Moreira Alvès.

PAULO FREIRE est un des plus éminents Brésiliens d’aujourd’hui. La révolution de 1964 a mis fin à son œuvre au Brésil, à l’intérieur du M.E.B. (Mouvement d’éducation de base). D’abord exilé au Chili, il vit aujourd’hui à Genève. Paulo Freire est un homme qui a la passion de la « montée humaine ». Il voulait non seulement alphabétiser, mais en même temps conscientiser. « Nous voulions une alphabétisation qui soit elle-même un acte de création capable de déclencher d’autres actes de création. Nous avons rejeté l’hypothèse d’une alphabétisation purement mécanique. Nous avons pensé l’alphabétisation en termes de prise de conscience ». II ne s’agit pas de faire de l’enseignement de la lecture un moyen pour une conscientisation ultérieure, mais de réaliser la conscientisation dans l’acte par lequel l’analphabète apprend à lire et à écrire. Le travail se fait à partir de mots générateurs, appartenant au langage habituel de l’analphabète, évoquant ses conditions de vie et à partir desquelles on peut embrayer sur des problèmes concernant la région, le Brésil lui-même et la vie des hommes qui passent de l’état d’objet à celui de sujet conscient.

***

Je suis né le 19 septembre 1921 à Recife, rue Encanamente, quartier de Casa Amarela. Mon père : Joaquim Temistocles Freire, de Rio Grande do Norte, officier de police militaire de Pernambouc, spirite, encore qu’il n’assistat point aux réunions, homme bon, intelligent, capable d’aimer. Ma mère : Edeltrudes Neves Freire, de Pernambouc, catholique, douce, bonne, juste. Lui , mort il y a longtemps, m’a marqué pour toujours. Elle, encore vivante et patiente, toujours confiante en Dieu, et en sa bonté. Avec eux, j’ai appris le dialogue que je cherche continuellement à réaliser avec le monde, avec les hommes, avec Dieu, avec ma femme, avec mes enfants. Avec le respect de mon père pour la foi religieuse de ma mère. j’ai appris à respecter de bonne heure les options des autres. Je me rappelle encore aujourd’hui la tendresse avec laquelle il m’entendit lui dire que je voulais faire ma première communion. J’avais opté pour la religion de ma mère, mais j’avais son appui pour réaliser ce choix. Les mains de mon père n’étaient pas faites pour frapper ses enfants mais pour leur apprendre à réaliser.

Touchée par la crise économique de 1929 ma famille alla habiter Jabatâo, où il lui paraissait moins difficile de survivre… Un matin d’avril 1931, nous arrivâmes à notre nouvelle maison, où j’allais vivre des expériences qui me marquèrent profondément. À Jabatâo, je perdis mon père, à Jabatào j’eus faim et je compris la faim des autres. À Jabatâo, je devins homme, étant encore un enfant, par la souffrance, la douleur qui par ailleurs ne me fit jamais désespérer. À Jabatâo, à 10 ans, je commençais à penser qu’il y avait beaucoup de choses qui allaient mal dans le monde des hommes. Et tout en étant encore un enfant, je me demandais que faire pour en sortir.
Avec d’énormes difficultés, je réussis mon examen d’admission au Gymnase, à l’âge de 15 ans, quand j’écrivais encore rato avec deux RR. Mais, à 20 ans, je lisais déjà les œuvres des grammairiens portugais et brésiliens et je commençais l’étude de la philosophie et de la psychologie du langage tandis que je devenais professeur de portugais au gymnase, je commençais alors la lecture d’œuvres de base de la littérature brésilienne et de littératures étrangères. Comme professeur de portugais, je donnais satisfaction au goût spécial que j’avais pour l’élude de ma langue, en même temps que j’aidais mes frères plus âges à soutenir la famille.

Je m’éloignai de l’Église

À cette époque étant donné le fossé que, dans ma naïveté, je ne pouvais pas comprendre, entre la vie et l’engagement qu’elle exige et ce que disaient les prêtres dans leurs sermons du dimanche. Je m’éloignai de l’Église – jamais Je Dieu – pendant un an, ce qui causa une grande souffrance à ma mère. Je revins à l’Église à travers surtout le souvenir de lectures de Tristan d’Atayde, pour lequel, depuis lors, je nourris une solide admiration. À ces lectures s’ajoutèrent immédiatement celles de Maritain, de Bernanos, de Mounier et d’autres.

Cédant à une irrésistible vocation de père de famille, je me mariais à 23 ans, en 1944. avec Elza Maia Costa Oliveira, aujourd’hui Elza Freire, originaire de Recife, catholique, elle aussi. Avec elle, je continuais le dialogue que m’avaient appris mes parents. Cinq enfants nous naquirent : trois filles et deux garçons, avec lesquels nous augmentâmes notre surface de dialogue.

À Elza, professeur d’enseignement primaire, puis directrice d’école, je dois beaucoup. Son courage, sa compréhension, sa capacité d’aimer, son intérêt pour tout ce que je fais, son aide jamais refusée et présente sans que j’ai même eu à la solliciter m’ont toujours aidé dans les situations les plus difficiles.
Après un exercice de courte durée de la profession d’avocat, j’allais travailler dans une institution dite de Service Social – SESI – et je repris mon dialogue avec le peuple, alors que j’étais maintenant devenu un homme. En dirigeant la Division d’Éducation et de Culture du SESI de Pernambouc et, par la suite, dans sa Superintendance de 1946 à 1954, je fis les premières expériences qui me conduiraient plus lard à la méthode dont je réalisai les recherches initiales dans le Mouvement de Culture Populaire de Recife, en 1961.
J’en fus l’un des fondateurs et sa consolidation se fit dans le Service d’extension culturel de l’Université de Recife, dont je fus le premier directeur.

Un subversif international

Le coup d’État (de 1964) non seulement liquida tout l’effort que nous faisions dans le domaine de l’éducation des adultes et de la culture populaire (et pas seulement de leur alphabétisation) mais encore me conduisit en prison (comme tant d’autres personnes liées à cet effort) pour près de 70 jours et me soumit à des interrogatoires qui durèrent quatre-vingt-trois heures, sans compter celles qui m’attendaient encore à l’I.P.M. à Rio, d’où j’allais demander asile à l’ambassade de Bolivie en septembre 1964. Dans la majorité des interrogations auxquelles je fus soumis, ce que l’on voulait prouver, outre «mon ignorance absolue », c’était le danger que je représentais. Je fus considéré comme un subversif international un « traître au Christ et au peuple brésilien ». « Niez-vous, demandait l’un des interrogateurs, que votre méthode est semblable à celle de Staline, de Hitler, de Péron et de Mussolini ? Niez-vous qu’avec votre prétendue méthode, ce que vous vouliez, c’était bolchéviser le pays ? (…) ». Il leur était impossible de comprendre une chose qui était pour moi sacrée : un chrétien est un homme dans le monde et avec le monde, de manière que, engagé dans le monde, il le dépasse. Il leur était impossible de comprendre qu’un chrétien ait la prétention de défendre le peuple de l’injustice. Tout effort d’humanisation de l’homme était vu comme sa négation : une déshumanisation.
Ce qui me paraît très clair dans toute mon expérience, dont je suis sorti sans haine et sans désespoir, c’est que s’abat sur nous une vague menaçante d’irrationalisme – forme ou distorsion pathologique d’une conscience naïve (primitive) ? Elle est souverainement dangereuse par la dose de manque d’amour qui la nourrit et par la force mystique qui l’anime.

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