Références

  • Titre : « Le processus d’alphabétisation politique »
  • Auteur : Paulo Freire
  • Revue : IDOC international (revue interconfessionnelle de documentation), édition française, n°40, Paris (France), février 1971, p.47-60.
  • Date de l’article original : 1970
  • Période freirienne : Exil (1964-1979)

Catégorie : Articles et lettres

Notes : il s’agit d’un article écrit par Paulo Freire pour la revue allemande Lutherische Monatshefte, en octobre 1970.

Le processus d'alphabétisation politique

[Introduction de l’éditeur] Comme le dit le texte, il s’agit d’un article écrit par Paulo Freire, pour la revue allemande Lutherische Monatshefte, en octobre 1970. Paulo Freire travaille actuellement au département Éducation du Conseil œcuménique des Églises, à Genève. Pour mieux connaître sa pensée, le lecteur peut se reporter à IDOC n° 29, p. 29-63.

***

Quand j’ai accepté d’écrire cet article pour Lutherische Monatshefte, j’ai pris ce thème comme un défi. L’ayant pris comme un défi, j’étais obligé de prendre une attitude critique et non seulement passive vis-à-vis de lui.
Une attitude critique implique, en retour, une pénétration jusqu’à la réalité la plus intime du thème, de manière à le dévoiler, à le mettre en lumière de plus en plus. Cet article, constituant la réponse que je cherche à donner au défi que j’ai accepté, sera quelque chose de tout autre pour le lecteur. Il en est ainsi pour la raison suivante : en entreprenant un projet de cette sorte, je dois m’engager dans un processus de connaissance qui comprend un objet connaissable, moi-même qui veux le connaître et d’autres sujets connaissants, tout comme moi-même.
Le savoir — peut-être serait-il mieux de dire le fait de connaître, puisque c’est toujours un processus, un acte — implique une situation dialectique. Il n’y a pas, à strictement parler, un « je pense », mais un « nous pensons ». Ce n’est pas le « je pense » qui construit le « nous pensons », mais bien au contraire c’est le « nous pensons » qui fait qu’il est possible pour moi de penser. Dans cette situation gnoséologique, l’objet connaissable n’est pas le terme du savoir, que possèdent les sujets connaissants, mais c’est sa médiation.
Le thème que j’ai devant moi et qui constitue le centre de mes réflexions, n’est pas le terme de mon acte de connaissance : il est bien plutôt ce qui établit une relation de connaissance entre moi et celui qui lit ce que je suis en train d’écrire. Toutefois j’invite mes lecteurs à jouer avec moi un rôle actif dans la réflexion et à ne pas être seulement des « receveurs » passifs de mon analyse.
Ceci signifie qu’en tant qu’écrivain, je ne puis pas être seulement le narrateur de quelque chose que je considérerais comme un fait donné ; je dois avoir une mentalité critique, curieuse et sans repos, constamment sur ses gardes, consciente aussi des lecteurs qui doivent refaire l’effort même de ma recherche. La seule différence existant entre moi et mes lecteurs, en ce qui concerne le thème lui-même, c’est que, tandis que moi, je l’ai présent aux yeux de mon esprit, que je suis engagé dans le processus permettant de le clarifier et que j’essaie d’améliorer la perception que j’en ai, mes lecteurs, eux, avec le même thème en tête, seront aussi confrontés à la compréhension que j’ai de ce thème, telle que je l’ai exprimée dans cet article.
Manifestement ceci ne diminue pas l’effort que les lecteurs doivent faire ; en aucune façon on ne leur demande d’accepter mes analyses avec docilité. D’une certaine manière, leur effort est plus grand que n’est le mien : ils doivent à la fois pénétrer et comprendre le thème lui-même et la propre compréhension que j’en ai.
Le fait de lire — dans le but d’apprendre quelque chose et non pas seulement de se divertir — n’est pas un passe-temps intellectuel mais un acte sérieux et engagé au travers duquel le lecteur cherche à clarifier les dimensions obscures de l’objet de son étude. C’est en ce sens qu’on peut dire que lire c’est re-écrire ce qu’on lit et non pas seulement emmagasiner dans sa mémoire ce qui est lu. Nous avons à dépasser une compréhension naïve de la lecture et de l’étude, compréhension qui fait de ces deux activités un acte de « digestion ». Dans l’optique de cette fausse conception — ce que j’appelle le concept « nutritionnel du savoir » (cf. Jean-Paul Sartre, Situations I, Paris, Gallimard, 1959) —, les gens lisent et étudient afin de devenir « intellectuellement gras ». D’où des expressions comme « la faim d’apprendre », « la soif d’étudier », « l’appétit des connaissances », « boire la sagesse », etc. C’est fondamentalement la même vision erronée que l’on trouve dans la théorie selon laquelle l’éducation est considérée comme un transfert de connaissances. Les éducateurs sont ceux qui possèdent la connaissance, les enseignés, ceux qui apprennent, sont comme « des récipients vides » qui doivent être remplis par ce que les éducateurs possèdent. Dès lors, selon cette manière de penser, ceux qui apprennent n’ont pas à poser de questions ; ils n’ont qu’à être les récipients passifs où se versera le savoir détenu par les « instructeurs ».
Si le savoir était quelque chose de purement statique et si la conscience était une sorte de vide, occupant un « espace » dans l’homme, alors cette manière d’éducation pourrait être correcte. Mais le savoir est un processus et la conscience est intentionnalité vers le monde.
Le savoir humain implique une unité permanente entre l’action et la réflexion sur la réalité. En tant que présences au monde, les hommes sont des « corps conscients » qui transforment ce monde par la pensée et par l’action, ce qui fait qu’il leur est possible de connaître ce monde au niveau réflexif. Mais précisément pour cette raison, nous pouvons prendre notre propre présence au monde, qui implique toujours unité de l’action et de la réflexion, comme objet de notre analyse critique. De cette manière, nous pouvons connaître ce que nous avons connu en nous tenant derrière nos expériences passées et précédentes. Plus nous serons capables de découvrir pourquoi nous sommes ce que nous sommes, plus il nous sera possible de comprendre pourquoi la réalité est ce qu’elle est.
Cette possibilité d’exercer notre réflexion critique sur nos expériences précédentes en nous tenant derrière elles fait qu’il nous est possible de développer ce que j’appelle « la perception de la dernière perception ». En dernière analyse, cette activité de perception constitue une « praxis théorique ». À ce sujet, il faut lire l’œuvre extraordinaire de Karel Kosik, Dialectica de la Concreto, Mexico, Grijalbo, 1967 (La Dialectique du concret, Maspero, 1970).
Action-réflexion, voilà ce que nous devons faire — moi et mes lecteurs — avec respect, face au thème de cet article. Au moment où je suis en train d’écrire cet article et au moment où les lecteurs sont en train de lire ce que je suis maintenant en train d’écrire, nous devons nous engager dans une sorte d’analyse critique de ce à quoi j’ai fait allusion plus haut. C’est-à-dire, nous devons avoir comme objet de notre réflexion nos propres expériences ou bien celles d’autres sujets dans le domaine que nous désirons mieux comprendre. Ainsi il nous sera possible — à différents moments et pas nécessairement dans la même mesure — de commencer à percevoir la signification réelle du contexte linguistique lorsque je dis : le processus d’alphabétisation politique.
Dans cette phrase — processus d’alphabétisation politique —, le mot « alphabétisation » est utilisé de façon métaphorique. Prenant en considération la présence de cette métaphore, il me semble que la meilleure manière de commencer notre analyse, c’est d’étudier le phénomène concret qui rend possible l’utilisation authentique d’une telle métaphore, c’est-à-dire de discuter, si brièvement que ce soit, le processus d’alphabétisation des adultes, d’un point de vue linguistique, ce sur quoi la métaphore se base. Ceci impliquera, du point de vue méthodologique, quelques considérations préliminaires sur les différentes manières de faire, existant dans le domaine de’ l’alphabétisation des adultes, manières qui à leur tour conditionnent les différentes manières de comprendre les analphabètes.
Au fond, il n’y a que deux méthodes éducatives différentes, révélant des attitudes spécifiques face aux illettrés ; la première, celle de l’éducation en vue de la domestication de l’homme ; la seconde, celle de l’éducation en vue de la libération de l’homme (non pas que l’éducation toute seule puisse libérer l’homme, mais elle aide à cette libération en conduisant les hommes à adopter une attitude critique vis-à-vis de leur milieu). Après avoir décrit la première de ces deux façons d’opérer, à la lumière de mon expérience en Amérique latine, j’exposerai ma façon de concevoir la seconde.

Éducation pour une domestication

Cette politique éducative, que ses adhérents en soient conscients ou non, a comme centre une manipulation des relations et des rapports entre maîtres et élèves ; ces derniers sont les objets de l’action des premiers. Les illettrés, en tant que récipients passifs, ont à être « remplis » des mots que leur donnent leurs instructeurs ; ils ne sont pas invités à participer de façon créatrice au processus d’enseignement. Le vocabulaire qui leur est enseigné, et qui dérive du monde culturel de l’instructeur, leur arrive comme quelque chose de totalement « à part », comme quelque chose qui n’a que peu de rapport avec leur vie de tous les jours. Comme si le binôme langage-pensée pouvait être possible isolé, coupé de la vie ! Dans le même temps, cette politique d’éducation ne touche jamais aux structures sociales : c’est un problème sur lequel on n’a pas besoin de faire des recherches. Au contraire, ils l’ont « mythifié » de différentes manières, accroissant ainsi la « fausse conscience » des élèves.
Ceux qui encouragent ce type de politique éducative — qu’ils le sachent ou non — doivent montrer la réalité sociale dans une certaine lumière. Les analphabètes ne sont pas invités à connaître, ne sont pas invités à découvrir les causes de leur situation de vie concrète ; ils sont invités à accepter la réalité telle qu’elle est ou, en d’autres termes, à s’adapter eux-mêmes à cette réalité[*]. Pour une telle idéologie de domination, tout ce qui est vrai et bon pour les élites est vrai et bon pour le peuple. Il en résulte une aliénation — que cette politique engendre nécessairement — et qui en aucune manière ne se limite aux programmes d’alphabétisation. La curiosité, le sentiment de l’étonnement quand on se trouve face à la vie elle-même, la capacité à penser : tout ceci doit être tué.
Les analphabètes doivent mémoriser, apprendre par cœur afin de répéter non seulement les lettres, les syllabes, les mots qui leur ont été présentés, mais aussi les textes, aliénés et aliénants, qui leur parlent d’un monde imaginaire. Et tout ceci est fait au nom de l’homme ; ça n’apparaît jamais pour ce que c’est, c’est-à-dire la déshumanisation de l’homme.
Enseigner et apprendre sont considérés comme des processus absolument distincts : le maître est celui qui sait et l’élève est celui qui ne sait pas. Le maître a à enseigner et l’élève a à apprendre. Cette compartimentation hermétique entre enseigner et apprendre — refus de l’implication dialectique de l’enseignement et de l’activité d’apprendre — renforce la conception d’un savoir et d’une culture réservés à une élite.
Il y a encore quelques points qu’il faut noter dans cette description de « l’éducation en vue de la domestication ». L’un de ces points, c’est « l’invasion culturelle » sur laquelle j’ai déjà écrit Pedagogy of the 0ppressed (Herder and Herder, New York, 1970).
À travers cette invasion culturelle, les maîtres — encore une fois, qu’ils en soient conscients ou non — étant donné leur manque de respect pour la culture des autres — la culture populaire — encouragent les illettrés à adopter les modèles culturels bourgeois. Ils les amènent à admirer les valeurs bourgeoises comme étant supérieures, et ainsi ils préviennent toute réaction contre elles. Ici de nouveau, les analphabètes sont empêchés de voir la réalité pour ce qu’elle est vraiment. La société capitaliste bourgeoise doit être considérée non pas comme une phase au cours de l’histoire humaine, mais comme la phase ultime, immuable, le point culminant de cette histoire. Parce qu’on la considère comme permettant aux hommes de développer leurs potentialités humaines, elle apparaît comme une excellente manière de vivre aux illettrés.
Inversement, les éducateurs – et d’autres avec eux – considèrent les analphabètes du Tiers-Monde comme des êtres humains « marginaux » – non pas au sens de gens que la société d’abondance (affluent society) écarterait de son centre, mais, au sein de la perspective très restreinte de la mentalité bourgeoise occidentale, dans le sens de gens qui choisissent de vivre en marge de cette « bonne vie ». Dès lors, un des premiers soucis de cette politique d’éducation et de tout ce qu’elle entraîne avec elle, c’est de « récupérer » les pauvres, les malades, ceux qui ne sont pas privilégiés. En d’autres termes, cette idéologie entend changer les hommes sans changer les structures sociales.
Il serait naïf d’espérer que les élites au pouvoir cherchent à développer et à poursuivre une forme d’éducation qui aiderait les gens à affronter les problèmes sociaux de façon critique.
Ce qui en résulte, c’est l’impossibilité d’une éducation neutre. (J’ai déjà écrit abondamment sur ce sujet dans Cultural Action for Freedom, Center for the Study of Development and Social Change, et dans The Harvard Educational Review 1970.) Par « éducation neutre », je ne veux pas dire que les éducateurs ne devraient pas respecter le droit de leurs élèves à choisir et à apprendre comment choisir en choisissant présentement. Je pense seulement que l’éducation ne peut que viser soit la domestication, soit la libération. Il n’y a pas de troisième voie.
Dans l’éducation pour la libération, l’instructeur invite l’élève à connaître, à découvrir la réalité de façon critique. Ainsi, alors que l’éducation en vue de la domestication cherche à consolider la fausse conscience de façon à faciliter l’adaptation à la réalité, l’éducation pour la libération ne consiste pas seulement à imposer la liberté. La raison en est la suivante : tandis que dans le premier processus, il y a une dichotomie absolue et rigoureuse entre ceux qui manipulent et ceux qui sont manipulés, dans le second processus, il n’y a pas de sujets qui libèrent et d’objets qui sont libérés ; il n’y a pas de dichotomie. Le premier processus est de nature prescriptive ; le second de nature dialogale. Le premier conçoit l’éducation comme le don actif et la réception passive d’idées entre deux personnes ; le second conçoit le fait d’apprendre comme un processus actif menant à la transformation du milieu de l’élève, transformation qui commence par ce dernier lui-même.
Ainsi, du point de vue de la libération, le processus d’alphabétisation est un acte de connaissance, un acte créateur, dans lequel l’illettré, tout comme son instructeur, exerce le rôle de sujet connaissant. Les illettrés ne sont pas considérés comme des « récipients vides » ou comme de simples récipients. Ils ne sont pas considérés comme des marginaux qui doivent être récupérés mais comme des hommes qui sont empêchés de lire et d’écrire par la société dans laquelle ils vivent, hommes dominés, privés de leur droit à transformer leur propre monde. Ainsi, tandis que dans l’éducation-domestication, ce sont les éducateurs qui choisissent le vocabulaire, dans l’éducation libératrice ce sont les illettrés eux-mêmes qui le choisissent en faisant l’investigation de ce que j’appelle « l’univers linguistique minimum » (cf, mon livre : Educaçao coma Pratica do Liberdade, Paz et Terra, Rio de Janeiro, 1967).
Si nous en revenons maintenant au problème de l’alphabétisation politique, il me semble que notre point de départ doit être une analyse de ce qu’est un analphabète politique et de ce qui constitue un processus d’alphabétisation politique.
Si, du point de vue linguistique, un analphabète est quelqu’un qui ne peut ni lire ni écrire, un analphabète politique, — qu’il sache ou qu’il ne sache pas lire et écrire — est quelqu’un qui a une perception naïve des rapports des hommes et du monde, une intelligence naïve de la réalité sociale. Pour lui, le réel, c’est un fait donné une fois pour toutes, quelque chose qui est-ce qu’il est et qui ne va pas se transformant. Il a une tendance à faire peu de cas de la réalité, se perdant lui-même dans des rêves abstraits au sujet du monde. En agissant ainsi, il esquive ses responsabilités historiques. Si c’est un scientifique, il essaie de se cacher derrière ce qu’il appelle la neutralité de sa recherche scientifique. Mais, en abandonnant le monde objectif, il ne fait que contribuer à la préservation du statu quo et à la manipulation déshumanisante du monde qu’il refuse.
Si cet homme est aussi chrétien, il établit une dichotomie entre la « mondanité » et la transcendance — une autre manière d’esquiver l’objectivité. Sa conception de l’histoire est donc purement mécaniste et parfois en même temps fataliste. Pour lui, l’histoire appartient seulement au passé ; ce n’est pas ce qui évolue aujourd’hui, ou ce qui évoluera demain. Le présent est quelque chose qui doit être normalisé, et l’avenir, pure répétition du présent, doit être aussi normalisé, c’est-à-dire, le statu quo doit être maintenu.
Parfois, l’analphabète politique perçoit l’avenir comme n’étant pas exactement la répétition du présent, mais comme quelque chose de pré-établi, de donné d’avance. Mais l’une et l’autre conceptions sont des conceptions « domestiquées » : l’une asservit l’avenir au présent, lequel doit se répéter ; l’autre réduit celui-là à quelque chose d’inévitable. L’une et l’autre refusent l’homme et par conséquent refusent l’histoire, car sans l’homme il n’y a pas d’histoire. Mais ces deux conceptions ne montrent aucune espèce d’espérance ; la première est réactionnaire, l’autre est une des déformations mécanistes de la pensée marxiste.
L’analphabète politique, sentant son impuissance devant l’irrationalité d’un monde aliéné et aliénant (voir mon livre Cultural Action for Freedom), cherche un refuge dans la fausse sécurité du « subjectivisme » ou se donne entièrement à l’activisme. Dans aucun des deux cas, il ne comprend les hommes comme des présences au monde, comme des êtres de la praxis, c’est-à-dire de réflexion et de création.
La dichotomie existant entre théorie et pratique, la validité sensément universelle d’un savoir libre de tout conditionnement historique, le rôle de la philosophie comme explication du monde et comme instrument de son acceptation, l’éducation conçue comme un pur exposé de faits et comme la transmission d’un héritage de « chastes » connaissances : tout ceci caractérise la conscience naïve de l’analphabète politique. Idéologisée dans le cadre d’une domestication, une telle conscience n’arrivera pas même à l’idéalisme objectif de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, où la praxis apparaît comme l’action transformante que les hommes exercent sur le monde et comme leur propre formation – bien que la praxis chez Hegel ne soit qu’une activité purement mentale.
Une telle idéologie ne sera jamais capable de comprendre l’impossibilité de la théorie sans la pratique, de la pensée qui ne soit pas une action de transformation du monde ; elle s’en tient au savoir pour le savoir, à une théorie qui ne fait qu’expliquer la réalité et à une éducation neutre.
Et plus la conscience naïve de l’analphabète politique devient sophistiquée, plus elle devient réfractaire à une intelligence critique de la réalité. Dès lors, il est parfois plus facile de discuter du rapport homme-monde ou de la dichotomie entre travail manuel et travail intellectuel avec un paysan latino-américain qu’avec un intellectuel politiquement illettré. L’intellectuel affirmera que la différence fondamentale existant entre lui et le paysan réside dans la possibilité qui est la sienne de réagir à la manipulation parce qu’il sait, alors que le paysan est un ignorant. Ainsi pour lui la capacité du paysan à se comprendre et à s’exprimer lui-même n’aurait pour seul résultat que de lui démontrer son infériorité intellectuelle. (Voir aussi Albert Memmi, The Colonizer and the Colonized, Beacon Press, Boston.)
Je pense que tout ceci jette une lumière considérable sur mon affirmation : l’expression métaphorique « alphabétisation politique » révèle l’absence de compréhension critique ou dialectique chez l’homme envisageant ses propres relations avec le monde. Et je pense naturellement que tout éducateur, quel que soit le domaine de sa spécialisation, mettra l’accent et imposera à ses étudiants soit une conscience fausse, soit une conscience critique.

Éducation libératrice

J’aimerais maintenant discuter de façon très générale la manière dont, selon moi, l’éducation devrait être orientée. D’un point de vue critique, une éducation qui démythologise la réalité fait qu’il est possible tant au maître qu’à l’élève de dépasser l’analphabétisme politique.
Laissez-moi dire à nouveau que la théorie ou la pratique de l’éducation conçue comme pur transfert d’un savoir qui ne fait que décrire la réalité, bloquera l’émergence de la conscience critique et donc renforcera l’analphabétisme politique. Nous devons dépasser ce type d’éducation et le remplacer par un autre type dans lequel connaître la réalité et transformer la réalité seront les demandes réciproques. De cette manière, l’éducation en vue d’une libération, en tant que praxis authentique, est simultanément un acte de connaissance et une méthode pour la transformation que les hommes doivent exercer sur la réalité qu’ils cherchent à connaître. Ainsi l’éducation ou l’action culturelle en vue d’une libération est une praxis sociale ; elle se fait et se refait elle-même dans le processus authentique de son existence même.
Il est un point d’une importance considérable qui doit être ici éclairci, si l’on veut dépasser la pratique éducative « domesticatrice ». L’éducation libératrice est impossible aussi longtemps que l’éducateur retient des lambeaux d’idéologie bourgeoise. Tandis que l’éducateur bourgeois est « unilatéralement » le maître de ceux qui apprennent de lui, l’éducateur libérateur doit mourir comme éducateur « unilatéral », de façon à renaître comme élève-maître de ses maîtres-élèves. Sans cette mort mutuelle et cette renaissance, une éducation libératrice est impossible.
Ceci ne signifie pas naturellement que l’éducateur disparaît en tant que présence « inductive » : l’éducation, qu’il s’agisse d’un instrument idéologique pour la préservation du statu quo ou qu’il s’agisse d’une méthode pour connaître et transformer la réalité, implique toujours induction. Mais dans l’éducation libératrice, l’induction initiale cède le pas petit à petit à la synthèse dans laquelle l’élève-maître et le maître-élève deviennent les sujets réels du même processus.
L’éducateur doit bien réaliser que, au moment où il commence à s’engager dans ce processus, il se prépare lui-même à mourir. Ce n’est que par cette « mort » — que lui seul peut assumer — que sa renaissance comme élève et la renaissance des élèves comme éducateurs sont possibles. Un éducateur est quelqu’un qui vit la profonde signification de Pâques.
Un tel passage, dont l’éducation bourgeoise est incapable de par sa propre nature, est révolutionnaire et humaniste. Dès lors, une des plus tragiques erreurs des sociétés socialistes — à l’exception de la Chine, à travers la Révolution culturelle, et de Cuba, sous de nombreux aspects — est la suivante : elles n’ont pas été capables de dépasser le caractère domesticateur de l’éducation bourgeoise, par la pratique libératrice de l’éducation entendue comme praxis sociale. Elles confondent l’éducation socialiste avec la réduction de la pensée marxiste à des « pilules » que les gens doivent « avaler ». Elles tombent ainsi dans la même pratique éducative « nutritionnelle » que celle qui caractérise la société bourgeoise.
L’idéologie « socialiste-bourgeoise » subsiste dans une sorte d’idéalisme étrange, avec comme effet que, une fois la transformation de la société réalisée, un monde bon est automatiquement créé, et que ce monde bon n’a plus désormais à être mis en question. Les éducateurs dans et pour ce monde bon adoptent alors la politique éducative du « bon monde bourgeois ». Les rapports qu’ils établissent avec leurs élèves sont des rapports verticaux, comme dans la pratique bourgeoise. L’objet connaissable est quelque chose qui se trouve en leur possession ; ce n’est pas un objet de médiation entre maîtres et élèves. Ils séparent le fait d’enseigner du fait d’apprendre et divisent le monde entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, c’est-à-dire ceux qui travaillent (cf. Jean Daubier, Histoire de la révolution culturelle prolétarienne en Chine, Maspero, 1970).
Ainsi en perpétuant l’éducation comme instrument de contrôle social — cf. les essais d’Ivan Illich, CIDOC, Cuernavaca, Mexique, et mon livre Cultural Action and Conscientizaçâo, CICOP, Washington, 1970 — ils oublient une importante déclaration de Marx dans sa troisième thèse sur Feuerbach : « L’éducateur a besoin lui-même de s’éduquer. » Les mythes bourgeois qu’ils ont introduits les empêchent de mettre cet avis en pratique. De cette manière, les États socialistes renforcent l’analphabétisme politique en utilisant un procédé éducatif qui prive la pensée de toute base dialectique.
Il y a un autre point que je dois éclaircir sinon je risquerais d’être mal compris. Je veux parler du rôle de la conscience dans le processus d’éducation libératrice. D’un point de vue dialectique, je n’accepte pas la dichotomie naïve existant entre conscience et monde. La subjectivité et l’objectivité sont si imbriquées, se compénètrent si profondément qu’il est impossible de parler de « l’incarnation de la subjectivité dans l’objectivité » (Ernani Maria Fiori: Education and Conscientizaçâo, CICOP, Washington, 1970). Si nous brisons cette dialectique, nous tombons dans les illusions de l’idéalisme (subjectivisme) tout comme dans les erreurs de l’objectivisme.
« Il y a deux manières de tomber dans l’idéalisme : la première consiste à dissoudre le réel dans la subjectivité, la seconde à refuser toute subjectivité vraie dans l’intérêt de l’objectivité. » (Jean-Paul Sartre)
Dès lors, le mot portugais conscientizaçâo, conscientisation — le nom que je donne au processus par lequel les hommes se préparent à s’insérer eux-mêmes de façon critique dans une action de transformation — ce mot ne doit pas être compris comme un signe d’idéalisme.
Ce que nous essayons de faire dans le processus de conscientisation, ce n’est pas d’attribuer à la conscience un rôle de création, mais, au contraire, de reconnaître le monde « donné », statique, comme un monde « donnant », dynamique. Dès lors la conscientisation implique la clarification, qui n’a jamais de
fin, de ce qui est « caché » dans les hommes qui agissent dans le monde sans réflexion critique. Si les hommes n’approchent pas le monde de façon critique, leur approche est naïve. En d’autres termes, ils n’adoptent pas une attitude épistémologique envers le monde, ils ne le prennent pas comme objet de leur
capacité de savoir créateur.
Je sais bien que la conscientisation, en impliquant une réflexion critique sur le monde tel qu’il devient et en annonçant un autre monde, ne peut pas faire abstraction d’une action de transformation de façon à permettre à cette prédiction de se concrétiser. Je sais bien que ce n’est que par cette action qu’il est réellement possible aux hommes de créer le monde qui s’annonce dans cette critique.
Je sais bien que le dépassement d’une perception naïve de la réalité par une perception critique n’est pas par elle-même suffisante pour la libération de l’homme. Je sais très bien que le caractère téléologique de la conscientisation appelle une praxis réelle.
Mais je sais aussi très bien que la conscientisation, dans la révélation même de tout ce qu’il y a d’opaque à l’arrière-plan de la conscience, constitue un instrument important pour une action transformante de l’homme sur la réalité, qui commence donc peu à peu à être dévoilée, à être mise en lumière dans ses dimensions « cachées ».
« Étant donné les profondeurs mêmes où la conscience critique a été absorbée, «égalisée» par la société d’abondance, la libération de la conscience de toute manipulation et de tout endoctrinement qui lui ont été imposés par le capitalisme, devient une tâche essentielle et un préalable nécessaire. Le développement non pas d’une conscience de classe, mais de la conscience tout court, libérée de toutes les déformations qu’elle a subies, apparaît être la condition préalable fondamentale d’un changement radical. Et, en tant que la répression a été pratiquée et s’est étendue à la population inférieure tout entière, la tâche intellectuelle, la tâche de l’éducation et de la discussion, la tâche consistant à arracher non seulement le voile technologique mais aussi tous les autres voiles derrière lesquels opèrent la domination et la répression : tous ces facteurs «idéologiques» deviennent les facteurs très matériels des transformations radicales. » (Herbert Marcuse, «The Obsolescence of Marxism », Marx and The Western World, Nicholas Lobkowicz, University of Notre Dame Press, 1967, p. 417.)
La conscientisation n’est pas basée sur une conscience ici et un monde là et elle n’essaie pas non plus de faire une telle distinction. Au contraire, elle est basée sur la corrélation de la conscience et du monde.
En prenant cette corrélation comme objet de leur réflexion critique, les hommes illumineront les dimensions opaques du monde qui émerge au fur et à mesure qu’ils s’en approchent. Dès lors l’établissement de la nouvelle réalité que fait apparaître la critique passée, ne peut pas épuiser le processus de conscientisation. La nouvelle réalité sera l’objet d’une nouvelle réflexion critique. Considérer que le processus de cette nouvelle réalité ne doit pas être mis en cause à son tour, c’est une attitude aussi naïve et réactionnaire que l’attitude consistant à défendre le caractère immuable de l’ancienne réalité.
La conscientisation, en tant qu’attitude critique des hommes dans l’histoire, ne connaîtra jamais de fin. Si les hommes continuent à « adhérer », à « coller » à un monde « tout fait », ils seront plongés dans une nouvelle « opacité ».
La conscientisation, qui se produit à un moment donné, doit se poursuivre dans le moment qui suit, au cours duquel la réalité transformée fait apparaître de nouveaux profils.
De cette manière, permettez-moi de le répéter, le processus d’alphabétisation politique, tout comme celui de l’alphabétisation linguistique, peut servir soit à la domestication soit à la libération des hommes. Dans le premier cas, en aucune manière l’exercice de la conscientisation n’est possible ; dans
le second, il est lui-même la conscientisation. Dès lors on comprend la signification profondément déshumanisante du premier et l’effort humanisant du second.

[*] Il y a très probablement ici une erreur de la part du traducteur concernant la phrase : « Les analphabètes ne sont pas invités à connaître, ne sont pas invités à découvrir les causes de leur situation de vie concrète ; ils ne sont pas invités à accepter la réalité telle qu’elle est ou, en d’autres termes, à s’adapter eux-mêmes à cette réalité ». D’après le sens général, il faut lire : « Les analphabètes ne sont pas invités à connaître, ne sont pas invités à découvrir les causes de leur situation de vie concrète ; ils sont invités à accepter la réalité telle qu’elle est ou, en d’autres termes, à s’adapter eux-mêmes à cette réalité » [Note de Bibliofreire].

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