Références

  • Titre : Paulo Freire et les éducateurs de la rue : une approche analytique
  • Auteur : Paulo Freire ; UNICEF
  • Revue : collection Soins alternatifs pour les enfants de la rue (n°1), UNICEF, Genève, 1990, p.19-32.
  • Date de la conférence originale : 1985
  • Période freirienne : Retour au Brésil (1980-1997)

Catégories : Conférences et séminaires

Notes : Texte issu d’une rencontre entre des éducateurs de rue et Paulo Freire à São Paulo en octobre 1985 sous l’égide de l’UNICEF.

Mots-clefs :

Paulo Freire et les éducateurs de la rue : une approche analytique

Présentation

Les coordonnateurs du Projet Soins Alternatifs pour les Enfants de la Rue ont décidé de publier cette brochure vu l’importance des observations et le niveau des discussions tenues à la « Rencontre du Professeur Paulo Freire avec les Éducateurs de la Rue » qui a lieu à Sao Paulo en octobre 1985.

Bien qu’il s’agisse d’un sujet concernant particulièrement les enfants qui vivent et travaillent dans les rues, et que ce sujet a été étudié et débattu lors des séminaires nationaux et Latino-Américains, nous estimons qu’il est pratique d’utiliser les textes de nos archives pour publier ce qui semble être un consensus en ce qui concerne le rôle, les aspirations et les objectifs de ces enfants et des éducateurs de la Rue.

En dernier lieu, nous remercions le Professeur Paulo Freire pour le soutien et la motivation qu’il a apportés au travail de l’Éducateur de la Rue, ainsi qu’aux Éducateurs dont la participation dans le développement de cette étude a été inestimable.

Les obstacles à surmonter sont importants. Toutefois, le fait d’avoir pu trouver un allié en la personne de Paulo Freire a apporté au groupe la foi, le courage et l’assurance.

Introduction

Malgré l’étendue et la variété géographique, la totalité de la région qui s’étend géographiquement du Mexique à la Patagonie y compris les pays de la Caraïbe, fait face à une grave crise économique et sociale qui touche les couches les plus vulnérables de la population.

Au cours des dernières années, la migration rurale-urbaine a augmenté, en affectant dramatiquement la surpopulation des zones marginales dans les grandes villes, et particulièrement dans les capitales de chaque pays, où des groupes de gens s’établissent en quête d’un mieux-être et de services de base qui étaient déjà insuffisants.

La situation s’empire d’une part à cause de l’augmentation considérable du coût de la nourriture tandis que le pouvoir d’achat souffre une baisse rapide et progressive ; et d’autre part à cause de l’ombre menaçante du taux élevé de chômage et du nombre de chômeurs non enregistrés et de leur intégration dans l’économie informelle.

Quoique le problème atteigne des niveaux différents dans chaque pays ou région, cette situation presque généralisée affecte sévèrement les conditions traditionnellement critiques des enfants abandonnés, de ceux qui sont dans une situation à haut risque, ainsi que les enfants de la rue, les enfants vivant dans les rues, ou les enfants qui se trouvent dans des situations répondant à toute autre définition.

Face à ces évènements, l’UNICEF a entrepris depuis 1983 une série d’actions pour aider les gouvernements, l’Église, les institutions privées et la communauté dans l’effort de trouver et d’améliorer les alternatives permettant de sauver et de promouvoir ces enfants. Avec le « Programme Régional Pour les Enfants dans des Circonstances Particulièrement Difficiles », l’UNICEF a encouragé et développé des actions visant à conscientiser les gens sur cette situation.

Le temps est un facteur essentiel dans la recherche d’une solution à ces problèmes. Quatre pays, le Brésil, le Mexique, la Colombie et l’Équateur, ont déjà entrepris un premier effort dans ce sens et ont exécuté des projets expérimentaux de soins pour les enfants. Ces projets sont consolidés et, au présent, ils constituent des modèles applicables dans d’autres pays de la région.

Grâce à la promotion continuelle menée par les bureaux de l’UNICEF dans divers pays vis-à-vis des gouvernements et des institutions privées de toute la région, d’autres pays joindront en 1987 le « Programme Régional pour les Enfants dans des Circonstances Particulièrement Difficiles ».

En plus de faire appel aux propres initiatives, aux propres potentiels, et aux caractéristiques individuelles, les pays qui rentrent cette année, aussi bien que ceux qui le feront dans un avenir proche, bénéficient des résultats de quatre ans d’expérience et d’évaluation des projets. Pour les pays qui sont sur le point d’initier ce processus, le succès, la régression, les obstacles et la consolidation des réalisations accomplies pendant les dernières années demeurent une contribution inestimable.

Un des objectifs visés pour l’année 1987 par le « Programme Régional pour les Enfants dans des Circonstances Particulièrement Difficiles » est la diffusion et la divulgation d’informations concernant ces modèles de soins non-conventionnels. Le Bureau Régional est responsable de la production, la reproduction et la distribution du matériel écrit et audiovisuel concernant les méthodologies et les modèles des soins destinés aux enfants dans des situations à haut risque ou abandonnés.

Ce matériel de divulgation vise surtout à révéler des expériences positives et réussies adaptées aux principes proposés par l’UNICEF. Ces principes sont : des prix bas, une grande couverture du programme, la non-institutionnalisation des mineurs, la participation communautaire et l’accès facile aux services urbains de base.

Il est nécessaire de faire un effort afin de divulguer le matériel écrit et audiovisuel relatif aux projets comme celui de Coalzacoalcos au Mexique ; les résultats du modèle de soin « La République du Petit Vendeur », à Belém do Para ou à Jaboatao (Recife), au Brésil ; au modèle mis en œuvre afin de générer des revenus au « Salon do Encontro » (Centre de Réunion) à Betim dans l’État de Minas Gerais, au Brésil ; le projet « Accion Guambras » en Équateur ; ainsi que les projets en cours et en évaluation en Colombie. Parmi ces derniers, il faut rebondir que les plus remarquables sont ceux de Bucaramanga et Bogota qui ont été exécutés par des institutions publiques et privées liées étroitement à l’UNICEF.

Les nouveaux projets qui ont été mis en œuvre, ainsi que ceux qui sont au point d’être réalisés, exigent des ressources économiques qui doivent être financées par les gouvernements, les organisations nationales privées et par le biais de la coopération internationale avec des organisations telles que l’UNICEF. Aussi, des efforts importants doivent être entrepris afin de sélectionner et former les ressources humaines pour leur permettre d’appliquer avec succès les modèles de soins proposés et déjà utilisés et évalués dans les pays pionniers. Dans les besoins de capacitation, la préparation de l’Éducateur de la Rue est particulièrement importante, car c’est la clef du succès de l’exécution de chaque projet destiné aux enfants de la rue sans les enlever de leur environnement, en respectant leur liberté, si possible, en renforçant leurs rapports familiaux et communautaires, et en cherchant à satisfaire leurs besoins de base.

C’est pour cela que, en plus d’une formation académique, l’Éducateur de la Rue doit apprendre une méthodologie afin d’approcher, de comprendre, de respecter et d’aider l’enfant de la rue comme un sujet actif et participatif et non comme objet d’un processus novateur qui peut lui assurer un avenir en qualité de membre intégré de la société.

Un premier pas vers l’accomplissement de cet objectif s’est matérialisé dans la publication de « Paulo Freire et l’Éducateur de la Rue ».

Il n’est pas nécessaire de présenter Paulo Freire. Il y a plusieurs années qu’il s’est fait une renommée internationale, et c’est avec une de ses œuvres qu’une série de publications méthodologiques, didactiques et informatives ont fait leur apparition. Cette série décrira les modèles de soins destinés aux enfants abandonnés et des rues qui se trouvent dans des situations à haut risque.

On espère que ce premier numéro sera suivi d’une série de publications visant à informer, clarifier et permettre l’unification de critères méthodologiques, et que ces textes encourageront un échange des expériences acquises à travers des contacts avec les problèmes qui affectent des millions d’enfants dans la région.

Les enfants de la rue

La plupart de ces mineurs sont des garçons et des filles âgés de sept à dix-sept ans vivant dans les rues et travaillent pour survivre et pour apporter un soutien à leurs familles qui, en général, sont trop pauvres pour leur donner les soins de base. Dans les rues, ces enfants ne dépendent plus de la protection de leur famille et de leur communauté ; donc, ils deviennent vulnérables à l’exploitation et à une variété d’abus physiques et de dangers moraux.

Il y en a qui passent toute la journée dans les rues, et quelques-uns y passent même les nuits. Donc, ils n’ont aucun accès, ou très peu, aux services de base comme la santé et l’éducation. En conséquence, leurs chances de se développer et de s’assurer un meilleur avenir sont faibles. Ces mineurs représentent donc un énorme gaspillage de potentiel humain, pour eux-mêmes et pour la société.

Les membres des groupes qui ont participé au « Premier Séminaire Latino-Américain sur les Alternatives Communautaires Pour les Enfants de la rue » (Brasilia 1984) ont souligné les caractéristiques générales suivantes comme les plus répandues chez ces enfants :

• Ils sont prématurément des adultes qui cherchent un moyen de survivre dans les rues à cause d’un système social qui les rejette ;

• Ils adoptent de manière permanente une attitude défensive envers tout le monde en réaction à l’abus physique auquel ils sont soumis par leur environnement social ;

• Ils satisfont leurs besoins réels et primaires dans les rues où ils dorment, mangent et travaillent ;

• Ils font face à des difficultés croissantes à l’école où il en résulte qu’ils doivent redoubler plusieurs classes ou l’abandonner ;

• Ils développent des talents leur permettant de survivre ;

• Ils sont le résultat du manque d’affection familial et social qui touche de façon défavorable leur développement normal ;

• Les enfants de la rue sont très braves et malins dans leur propre environnement.

Mais, il y a aussi une distinction claire entre les garçons et les filles de la rue, qui, quoiqu’ils soient tous les deux victimes et produits de la seule et même situation, ils vivent deux réalités différentes.

La condition de la fille de la rue est beaucoup plus complexe à cause de sa condition d’abandon et de sa nature de femme. Dans les rues, elle est plus exposée aux conséquences occasionnées par le rôle des femmes dans la société. Dans sa famille, elle est rejetée et son travail domestique n’est pas considéré comme important. En plus, elle est soumise aux conséquences d’une grossesse prématurée, de l’abandon et de la prostitution.

Le travail de l’éducateur de la rue

Comment faut-il approcher l’enfant ?

En approchant l’enfant, il faut que l’éducateur soit un agent actif qui respecte la nature du mineur en tant qu’individu, ayant ses propres valeurs et attentes tout en gardant son identité, sa vérité et sa cohérence. Il est important de savoir de quel côté on se trouve : du côté des opprimés ou des oppresseurs. Nous nous rangeons du côté de l’enfant, des exploités et des opprimés. Nous devons nous identifier aux intérêts des classes démunies. Nous devons agir avec prudence en ce qui concerne l’invasion du monde des mineurs dans le cas où ils ne désirent pas être approchés. Quant à l’invasion de l’espace vital de l’enfant, qui est un espace réel, il ne faut le faire que si l’enfant le souhaite et le permet. Nous devons attendre le « moment magique » quand l’hostilité de l’enfant est vaincue. Soyez patient et attendez le plaisir du moment où l’enfant dévoile le mystère de son existence.

C’est en vivant avec les enfants de la rue, des foires, des marchés, et des places publiques que l’éducateur sera en capacité de trouver le moment propice pour créer des situations de groupes authentiques, lui permettant de comprendre leurs attentes, leurs idéaux, etc… à travers leur propre participation.

Il est nécessaire d’écouter le jeune, de comprendre ses sentiments, de capter l’expression de ses yeux, ses gestes, son aspect et ses émotions.

Afin d’accepter entièrement l’enfant, il faut que l’éducateur se libère des préjugés et des tabous imposés par la société de classes.

L’éducateur doit pouvoir s’identifier avec la créature sans pour autant perdre son individualité et, avec l’enfant, il doit chercher une réponse au malaise que lui apporte son « existence dans ce monde » en inventant avec lui une histoire. Ceci présume une démocratisation du pouvoir. En d’autres termes, il faut partager durant tout le processus d’éducation la prise de décision.

Étonnement pédagogique continuel et perplexité de ne pas avoir de réponse

– Que doit-on faire ?
– Comment doit-on le faire ?

Cette importante activité de l’Éducateur de la Rue avec la participation des jeunes abandonnés provoque une réaction hostile de la partie de la communauté qui demande des réponses et des résultats immédiats, qui se décharge de ses responsabilités vis-à-vis du problème, ou qui dédaigne l’action en la déclarant inconsistante.

Cette réaction est parfois violente et elle rend vulnérable l’éducateur de la rue ; cela le porte à questionner et à réfléchir sur son intégrité et sa sûreté en qualité de personne et membre des groupes de la rue.

À partir de notre expérience, nous avons trouvé des alternatives telles que :

• l’identification légale,

• l’alliance avec des groupes, et

• des mouvements communautaires importants.

Un autre élément important de la nouvelle attitude de l’éducateur est son respect des changements chez l’enfant et son rythme de croissance, et des collègues de l’équipe, de la communauté, et de la société elle-même.

Cette éducation transformatrice mène à un processus de libération provenant des propagateurs de cette philosophie qui sont pris dans la lutte contre l’injustice sociale dont l’enfant marginal est le produit.

L’éducateur de la rue doit être conscient de ses propres limitations aussi bien que des risques et des défis de la rue et de la société. Mais, l’important est qu’il perçoive et reconnaisse les forces en conflit. L’attente ne signifie pas la non-intervention, mais plutôt l’attente du moment propice pour conquérir l’espace vital de l’enfant. Ce processus fait partie de la tâche éducative que nous proposons.

La présence de l’éducateur social de la rue n’a pas été inventée pour être un membre de plus dans l’équipe, elle apparaît en raison de la nécessité d’un travail au quotidien, compte tenu de la reconnaissance de l’inefficacité institutionnelle, répressive et isolée, et de la nécessité de fournir des soins à ce contingent d’enfants de la rue qui sont les fils des expropriés de la production.

L’image amicale de l’éducateur de la rue apparaît comme s’il était une personne solidaire qui se consacre aux enfants dans leur environnement ; qui leur enlève leur statut de personnes exploitées vivant dans des conditions marginales.

La lutte de l’éducateur consiste à transformer l’enfant en personne efficace et honnête en vivant, en partageant, et en aidant l’enfant à trouver une réponse à ses questions.

Le travail de l’éducateur exige une révision constante des idées, des valeurs et des idéologies, afin d’aider l’enfant à trouver la liberté et à prendre conscience.

La méthode de questionnement continuel fait partie du travail de l’éducateur et elle doit être orientée vers les enfants sans pour autant diminuer l’importance de la participation communautaire qui est efficace, mais en général très complexe.

Il faut avoir des activités suivies afin que le travail de l’éducateur soit justifié et ait de la continuité. La résolution des problèmes des enfants marginaux ne doit pas se limiter à l’éducateur. Ceci exige non seulement la création d’alternatives nouvelles, mais aussi une réaction de la partie des institutions publiques et privées.

Qualités de l’éducateur

D’après les conclusions du « Premier Séminaire Latino-Américan Pour les Alternatives de la Communauté Pour les Enfants de la Rue », il faut que l’éducateur de la rue :

• Soit perspicace en ce qui concerne les causes des conditions génératrices de ce problème.

• Respecte et n’opprime pas. Qu’il établisse une relation d’appui mutuel et stimule un échange d’expériences avec le jeune ; qu’il reconnaisse et découvre de nouvelles valeurs et qu’il soit également une personne réceptive, un vrai ami.

• Soit flexible et capable de réexaminer ses idées et ses limitations. Et de découvrir de nouvelles perspectives à la façon de vivre et de partager avec l’enfant.

• Encourage la participation communautaire afin que l’enfant de la rue soit vu comme un produit d’une situation injuste et que la communauté l’aide à trouver les moyens lui permettant de vaincre cette situation.

• Contrairement aux attentes de la société, son but ne soit pas de domestiquer le jeune.

• Travaille au sein du groupe et avec le groupe en visualisant toujours une société plus ouverte.

• N’empêche pas les réclamations et les demandes de l’enfant et que ne les étouffe pas.

• Prenne le temps de créer une nouvelle situation menant à de nouveaux rapports.

• Essaie d’offrir des solutions concrètes afin que l’enfant puisse venir à bout de ses besoins. Qu’il ne fixe pas un « délai » pour un « changement » du comportement de l’enfant.

• L’éducateur de la rue garde une relation de réciprocité avec l’enfant pendant le processus éducatif.

Professeur Paulo Freire et les éducateurs de la rue

Thèmes discutés au cours d’une réunion tenue en octobre 1985.

Dans certaines situations, les enfants de la rue se comportent exactement comme certains groupes de la bourgeoisie en ce qui concerne ceux qui ne travaillent pas. Car les enfants qui ne travaillent pas sont considérés comme des voyous. Donc, les enfants qui travaillent reproduisent l’idéologie vis-à-vis de leurs semblables.

Il n’y a pas de grande différence entre eux. Il est dramatique de voir comment l’introjection de l’image des oppresseurs se reproduit dans l’opprimé. Parfois, l’opprimé attaque l’oppresseur dans sa propre personne ou dans celles d’autres opprimés. Donc, le travail à faire doit être politique, idéologique et éducatif.

Peut-être qu’une des meilleures façons d’accomplir un travail de ce type est d’obtenir que les enfants s’exercent à « penser la praxis » (réfléchir sur leur réalité). Ceci permet d’avoir une compréhension analytique de leurs actions, et de reconnaître qu’il y a des raisons évidentes et cachées qui expliquent notre société.

Donc « réfléchir sur la praxis » est la meilleure façon de penser. Cette manière de penser nous apprend que la façon particulière dont nous pratiquons, comment nous faisons et comprenons les choses, est inséré dans un contexte plus large de pratique sociale. Plus on exerce cette façon de penser, plus on commence à comprendre les mécanismes à travers lesquels la société fonctionne ; comment elle produit, comment la richesse est répartie, et comment les idées demeurent une expression des classes et groupes sociaux dominants.

Finalement, réfléchir sur la pratique et la réalité dans laquelle elle a lieu, comme objet de nos réflexions analytiques, révèle des réalités évidentes que nous n’avions pourtant pas soupçonnées. Donc, lorsqu’on « découvre » le fait évident, lorsqu’on le redécouvre et qu’on l’analyse, on se rend compte que ce n’est pas aussi évident qu’on le pensait au début.

Le raisonnement des éducateurs de la rue est très important et nous montre aussi une image claire de la façon dont vivent ces enfants. Sans doute, ils survivent au lieu de vivre, et cette survivance se déroule dans une situation très concrète. La rue est une partie évidente et objective de ce cadre. Mais, il existe un monde derrière celui-ci ; un monde qui lui produit aussi certaines valeurs, croyances, « façons de faire », ainsi que la solution à la survivance.

Naturellement, nous savons que le désaccord entre le monde des enfants de la rue et celui de la société continuera d’exister ; et qu’il existe non seulement parce que les « gens » le souhaitent, mais parce que le monde social vit et s’exprime à travers un statut social bien déterminé dans lequel on est né. Donc, ceci explique aussi nos valeurs. Il arrive que l’autre monde pense d’abord (parce que la société des classes·raisonne ainsi) à transformer le monde des enfants de la rue et de la société. Lorsqu’on veut changer seulement la situation des enfants de la rue, c’est parce que nous partons de la présomption suivante : « Nous sommes mieux pourvus et les gens sont meilleurs, car autrement, il n’y aurait aucune nécessité de transformer le monde des enfants ».

Une question difficile doit donc être posée :

Jusqu’à quel point sera-t-il, en partant de la réalité concrète que vous commencez à comprendre, possible de développer une méthode d’enseignement qui ne prétend pas transformer dans le sens mentionné ci-dessus, mais qui mène plutôt à une croissance sans transformer cette réalité concrète l’injustice ? C’est-à-dire, qu’allons-nous faire au niveau politique qui ne soit pas au service de la classe dominante, mais plutôt au niveau d’un changement radical dans la société ? Donc, si nous considérons une méthode d’enseignement qui contribue à garder la société telle qu’elle est, une différence radicale entre ces deux mondes continuera à exister.

Il faut comprendre, à mon avis, que cette tâche est valable seulement si elle est utilisée comme mécanisme de substitution et remet en question les groupes, les obligeant ainsi à mettre en œuvre un processus qui transformerait la réalité. En conséquence, ceci doit mener à un changement chez les gens et non à la purification des âmes. Au fond, les enfants sont des hommes et des femmes précoces, le résultat de leur lutte difficile. Ils ont besoin de comprendre leurs ballades et leurs errances dans les rues ; de saisir leur propre jeu comme l’expression de leur vie. Ils ne peuvent changer que si seulement ils acceptent la vie, c’est-à-dire qu’ils ne changent pas de manière définitive, mais qu’ils se préparent plutôt à changer.

D’après l’analyse scientifique que nous devons effectuer, il n’y a aucun doute que nous changerons continuellement nos opinions provisoires et naïves concernant le phénomène des enfants de la rue.

Personne ne doit croire qu’il sera facile. Ce qui nous attend est une tâche énorme qui exige une sensibilité historique et sociale de notre part, en plus d’une compréhension scientifiquement rigoureuse de la réalité qui nous apprend certains comportements rebelles ou fatalistes.

Avec cette sensibilité et cette compréhension, nous devons vaincre ces comportements, ceci implique une compréhension de l’avenir vu comme un temps à faire, à créer, ou à produire en transformant le présent. II n’y a aucun espoir de justice sociale. Donc, c’est seulement dans la lutte qu’on peut trouver l’espoir.

Nous avons une remarque à faire après avoir écouté les éducateurs de la rue parler, discuter et s’interroger sur leur travail. Nous sommes d’accord avec un 95 % de leur discours qui est, en même temps, intéressant, mais, quand même, il nous reste un 5 % qui doit être éliminé parce qu’il n’est réel que dans la théorie. Un exemple des thèmes trouvés dans ce 5 % est la référence poétique, belle et même affectueuse des éducateurs à leur travail avec les enfants. Pourtant, il n’apparaît pas clairement que l’engagement final a un rapport avec la transformation du monde des enfants qui ont souffert l’exploitation. Il est évident que l’engagement est d’amour, mais pas de pitié. Notre amour pour ces enfants, à qui on leur a nié le droit, d’exister, est seulement exprimé de manière authentique lorsque notre rêve est celui de créer un monde différent. Il n’y a aucun doute que nous rêvons tous de ce changement. Cependant, il doit être mieux expliqué.

Quand est-ce que ce 5 % s’est manifesté ? Lorsque les éducateurs en quête d’authenticité ont visiblement oublié leur dimension fondamentale.

L’éducateur est l’éducateur lui-même et il n’a nul besoin d’en avoir honte. Et l’éduqué m’éduque. La question est d’éclaircir la relation existant entre eux. Le premier est différent du dernier et c’est seulement lorsque l’éducateur essaie d’être lui-même un étudiant qu’il peut s’approcher de lui d’une façon réelle. Néanmoins, malgré cette tentative de rapprochement, ils ne peuvent pas être égaux puisque l’éducateur a une présence antérieure au monde par rapport à l’étudiant. L’éducateur a une connaissance et connaît les objectifs. L’ÉDUCATION EST INTENTIONNELLE.

Il faut démanteler la société actuelle, car elle a l’origine cette situation. Elle est responsable de la perception de l’éducateur comme un être autoritaire que nous essayons de combattre. Si l’on cesse d’être autoritaire, ceci ne veut pas dire qu’on cesse d’être un éducateur. Au contraire, la contradiction existe seulement dans la théorie ; dans la pratique les éducateurs de la rue vivent l’expérience d’un éducateur du genre démocratique. II n’y a aucun doute que les éducateurs doivent établir un rapport avec les enfants. La question est de savoir quelle sorte d’éducateur vous êtes, de quel côté vous vous trouvez, quelles méthodes vous employez, quelle méthodologie est cohérente avec votre rêve politique et votre utopie, et les méthodes de travail que vous utilisez. La question est donc la suivante : est-ce que l’éducateur essentiellement démocratique est aussi un élève ? Et voici un détail de l’aspect théorique que les éducateurs ne comprennent pas. Nous disons que l’éducateur est aussi un élève, nous n’annulons pas les différences élémentaires entre eux. Il est nécessaire de trouver un « compromis » en ce qui concerne ces différences. L’éducateur autoritaire n’admet jamais que lui aussi est éduqué par l’élève dans le processus dans lequel ils sont tous les deux engagés.

Dans le discours des éducateurs, nous avons même perçu qu’au niveau théorique, en rejetant à juste titre l’attitude autoritaire, ils risquent de devenir le genre de personne qui « laisse les choses telles qu’elles sont pour voir comment elles finiront ». Et ce n’est pas cela ce que nous faisons. En d’autres termes, l’éducateur est un éducateur, point. Il se présente comme son propre élève. C’est ce qu’il nous faut assumer.

Dans le rapport éducateur-disciple, la liberté a besoin d’un paramètre. Lorsque ce paramètre est éliminé, la possibilité éducative disparaît. Au fait, nous savons qu’à un haut niveau de mobilisation, d’organisation et de fonctionnement des projets, il faut un leadership. Et le leadership implique l’autorité. Ce rapport autorité-liberté demande une réflexion considérable. Il est impossible d’admettre une attitude de « laisser les choses telles qu’elles sont pour voir comment elles finiront ». Il faut se poser plusieurs questions : quel rôle joue ce leadership vis-à-vis des masses ? Qui détermine, qui crée, et qui développe ce leadership ? Est-il créé par décret ? Va-t-il du haut vers le bas ? Toutes ces questions doivent être débattues. Même quand on a l’expérience d’un ensemble de groupes dirigeants, ou d’auto-direction, il y a toujours un groupe qui mène, un groupe qui a l’autorité.

Ce qu’on veut dire par là, c’est que « l’autoritarisme » n’est pas l’opposé positif de « la spontanéité » ; et cette dernière n’est pas non plus l’opposé de l’autoritarisme. Les deux notions ont un opposé positif différent.

L’opposé positif de la manipulation et de « la spontanéité » est l’autonomie démocratique. C’est l’opposé positif des deux. En d’autres termes, « je ne suis ni trop tolérant avec les enfants parce que je ne suis pas autoritaire avec eux, et je ne les étouffe pas non plus parce que je ne suis pas un « spontanéiste ».

Nous ne devons jamais oublier que l’attitude de l’éducateur doit chaque jour être plus ferme car il ressent le rapport entre l’autorité qu’il représente et ses disciples : la liberté dans l’harmonie. Son attitude ferme est donc calme. Il ne doit pas craindre les risques, ni doit-il se laisser effrayer par les risques que court le disciple. D’une autre côte, l’éducateur autoritaire n’accepte pas que le disciple risque quoi que ce soit et il d’imposer plutôt une solution. L’éducateur qui favorise la spontanéité, au lieu de courir un risque, devient irresponsable. L’éducateur démocratique accepte le risque tout en prenant l’initiative et parfois en dirigeant le processus ou même en le provoquant.

On pourrait donc se demander qu’elle est la différence entre l’éducateur autoritaire et l’éducateur démocratique.

Dans le processus éducatif, l’éducateur démocratique remplace l’induction par la coopération analytique et intentionnelle du disciple. C’est là où se trouve la différence. L’éducateur autoritaire dévoue son temps à l’induction en manipulant constamment le processus, et les ordres vont du haut vers le bas, souvent pour des raisons pratiques.

À mon avis, ceci ne contribue pas à combler le rêve de l’éducateur. Je suis persuadé qu’une attitude spontanée qui ne fait pas de distinction entre la bourgeoisie et le peuple ne pourrait pas aider au point de vue politique. Une telle attitude n’aide pas ceux qui sont au pouvoir ni ceux qui y sont soumis.

En tant qu’éducateur, il vous faut distinguer ce 5 % afin de le mettre en question. Car, votre travail dépendra aussi de votre acceptation ou de votre refus de ce concept. Vous pouvez arriver à un étage de votre carrière où vous êtes conditionnés à croire certaines formules. Cela serait à mon avis une erreur.

Si vous me demandez : Paulo, comment arrive-t-on à cette relation d’autorité-liberté ? Je trouve que vous êtes plus capable que moi de le découvrir, mais si je prenais part à votre travail, je finirais peut-être par me poser moi-même cette question.

Je dois confesser que j’ai vécu des moments confus. J’y vois un seul avantage, et c’est que j’ai maintenant 64 ans et je me rappelle jusqu’à présent le moment quand j’avais 10 ans. Je ne permettrais pas que l’enfant que j’étais meure. J’étais une personne exigeante. Je vis chaque jour le rôle de l’enfant que je n’ai pas pu être. Aujourd’hui, j’ai 64 ans et je ressens toujours les blessures de mon enfance. Lors d’une visite à la Maison des Jeunes à São Paulo, j’avoue avoir été troublé en voyant un enfant refuser toutes les restrictions qui lui avaient été imposées par un éducateur. Je n’arrêtais pas de me demander comment arriver à la relation entre la liberté et l’autorité.

Si un jeune éducateur pense que le seul éducateur est l’enfant, alors il sera l’élève du garçon. Il soutenait qu’il était là depuis six mois et qu’il ne faisait qu’apprendre, seulement apprendre. C’est peut-être la raison pour laquelle il n’a pas critiqué l’insistance de l’enfant qui voulait lui imposer sa volonté. Mon impression est qu’il craignait de dire « non » à l’enfant qui lui a tenu à imposer sa volonté. Le jeune éducateur n’était pas suffisamment persuadé que l’éducation n’est pas faite seulement de « non », mais ne peut exister non plus sans « non ». Non seulement en disant « non », mais jamais sans dire « non ».

Parfois, il est très difficile de dire « non » ; il faut savoir quand le dire. Dans le vrai processus intellectuel, l’éducateur ne peut pas éviter le problème de liberté, de tolérance et d’autoritarisme.

C’est pour cela qu’il doit adopter une attitude pour faire face à ces situations. Retournons à un sujet déjà discuté lorsqu’on a rejeté les pratiques autoritaires et licencieuses. La tentation de se livrer au libertinage est inacceptable, car elle détruit la liberté et l’autorité. Donc, l’autoritarisme et le libertinage sont inacceptables. Nous devons vivre avec autorité et liberté.

Ceci n’est pas facile, et nous devons trouver la façon de le faire. D’abord, signalons l’importance de faire. En faisant une action, l’auteur crée un type de connaissance. Premièrement, parce qu’il fait quelque chose et ensuite, parce qu’il sait comment le faire. En d’autres termes, quelqu’un qui travaille dans l’éducation des rues connaît beaucoup de choses qu’il a lui-même découvertes et que les rues lui ont enseignées.

En faisant quelque chose, nous apprenons à mieux la faire chaque fois et nous découvrons ce qu’on pourrait appeler les produits secondaires essentiels, parmi lesquels se trouve la pratique. Si c’était faux, nous aurions des spécialistes pour déterminer les actions à entreprendre sans jamais les exécuter et des spécialistes pour l’évaluation des projets qu’ils n’ont jamais effectués. Malheureusement ceci est le résultat d’une dichotomie, d’une dissociation entre la pratique, sa programmation et son évaluation. Pourtant ces trois éléments ne font qu’un. Ils font partie du même processus, mais représentent différents moments de ce processus.

L’évaluation fait partie de la pratique. Il faut donc le faire chaque jour. Au-delà de cette évaluation qui nourrit la pratique, il y a des moments spéciaux où la personne qui travaille s’éloigne de ses activités et s’arrête pour les questionner en gardant une vue globale. Les théoriciens considèrent ce moment comme seulement une évaluation. Mais, ce moment permet des liens encore plus importants, précisément parce que l’évaluation se fait dans la pratique. Si les éducateurs de la rue découvraient cela dans leur propre pratique, ils apprendraient à l’améliorer ; ils trouveraient une meilleure façon de faire les choses et de gagner des connaissances additionnelles grâce à cette action.

La pratique n’est pas la même chose que la théorie. En théorie, le travail du mardi doit préparer un meilleur travail pour mercredi lorsqu’on surmonte des lacunes qui sont le résultat de l’insécurité et l’incertitude des connaissances.

À partir de cette considération, nous voulons établir le niveau toujours croissant des connaissances de l’éducateur, acquises de jour en jour dans son expérience directe dans les rues. Toutefois, il lui manque certaines connaissances, comme par exemple, celles concernant la façon correcte d’exécuter sa tâche.

Parallèlement, il y a un autre type d’expérience dérivé d’autres activités. Cette expérience concilie la compréhension d’une activité particulière avec la connaissance qu’elle apporte. Cet autre genre d’expérience est justement l’arme technique, théorique, ou méthodique que les gens créent ensemble dans la vie.

L’analyse faite par les éducateurs de la rue est facile à comprendre. C’est-à-dire qu’il n’est pas nécessaire d’insister afin de me convaincre de quelque chose, car je la comprends vite grâce à l’expérience que j’ai acquise dans un autre monde de connaissances plus exactes.

Ceci veut aussi dire que je vais faire face aux sujets qui font déjà partie de la connaissance des éducateurs de la rue, mais qui doivent être traités à fond par les éducateurs eux-mêmes, peut-être avec mon aide, et pas seulement la mienne, mais aussi celle des autres.

Quelques-uns des aspects que je vais souligner maintenant sont déjà bien connus, mais il est nécessaire de les différencier davantage. Ces aspects sont des faits clairs dans le sens que j’ai déjà mentionné : lorsqu’on découvre ce qui est évident, mais on se rend compte qu’il n’est pas aussi clair qu’il paraissait. Un exemple de quelque chose qui a l’air d’être clair, mais qui ne l’est pas, est celui de l’instrument qui peut nous aider à comprendre un certain processus que vous et les enfants avez déjà commencé. Je trouve que je dois parler en utilisant des idées abstraites afin que vous puissiez comprendre les idées concrètes qui y sont contenues. Il concerne précisément la vie courante. Comme éducateurs de la rue, votre vie courante et la compréhension qu’on a d’elle sont de grande importance pour l’éducateur, car c’est dans ce contexte que la résistance des opprimés se manifeste.

Suivons le conseil de Kosik(1) et réfléchissons sur notre comportement et comment nous circulons dans la vie courante. Je me réveille, je me douche, je prends mon petit déjeuner, je parle avec Elsa, je parle au jeune qui travaille, je parle à notre fils, je salue les gens, je marche entre les voitures, et m’arrête au feu rouge. Je fais tout cela sans me poser de question sur ce qui se passe autour de moi, sauf si soudainement quelque chose change dans ma routine m’obligeant à me poser des questions à ce sujet. Je veux dire que je marche près des choses, des personnes, des objets et je constate seulement qu’ils y sont. Naturellement, si je ne remarquais pas leur existence, je ne serais pas en train de vivre la vie courante.

J’ose dire qu’une des conditions de base pour la survivance dans la vie existentialiste est la perception des choses, des personnes et des faits, même les chiens et chats le font. S’ils ne le faisaient pas, ils ne survivraient pas. Pour se rendre compte de ces choses, ce n’est pas nécessaire qu’on les connaisse ; ce n’est en aucune manière une voie fondamentale ou une partie importante de la connaissance. Savoir veut dire se rendre compte et avancer vers la connaissance. Ces commentaires sont importants parce que tôt ou tard, ils vont expliquer les événements.

C’est précisément pour cette raison qu’il y a une différence fondamentale entre les enfants qui perçoivent et qui essayent de connaître des choses ou des faits. En essayant d’apprendre un fait, on s’éloigne de ce fait, en créant ainsi une certaine distance et on se pose ensuite des questions à propos de ce fait. Dans un langage plus technique, ceci s’appelle « identifier l’objet ». En d’autres termes, la personne s’arrête devant un objet et se demande, qu’est-ce que c’est ce porte-plume ? À ce moment-là, l’attitude et la position de l’esprit envers le comportement anormal et étrange changent. C’est-à-dire que l’esprit assume la position de vouloir apprendre quelque chose. L’esprit tout entier se prépare à cette « curiosité » vis-à-vis de l’objet. L’esprit devient possédé touché par l’objet. Il questionne et fait des investigations. Ceci n’est pas une attitude mentale normale dans la vie courante. Car, si c’en était une, personne ne pourrait la tolérer. Imaginez-vous ce qui arriverait si quelqu’un passait toute sa journée avec une attitude mentale pareille. Cela serait insupportable.

Maintenant allons dans les rues en qualité d’éducateurs.

La première chose dont on se rend compte est que les enfants ont l’air d’être là depuis bien longtemps.

Ce que je veux dire est que les enfants ont croisé les éducateurs dans les rues, mais l’esprit des deux groupes se concentrait sur la vie de tous les jours.

II est donc nécessaire que les enfants de la rue sortent de la vie quotidienne du disciple. D’une part, vivre et partager leur réalité nous est indispensable, d’une autre part, il est nécessaire de convertir leur vie de tous les jours en activité de réflexion. Donc, quoique nous devions commencer par la vie de l’enfant de la rue, nous n’arriverons jamais à survivre dans ce milieu. Ce prérequis théorique établit une différence de base entre l’éducateur et le disciple. Cependant, une des tâches de l’éducateur est d’aider l’enfant à se développer en pratiquant la réalité au lieu de se contenter d’une simple perception de celle-ci. Si vous considérez et voyez le disciple dans la manière traditionnelle, vous n’accomplirez pas votre devoir.

Quand l’éducateur de la rue commence à s’améliorer ou à se rendre compte que les faits doivent être appréhendés et que cette compréhension signifie un développement analytique de la curiosité, il ressentira le besoin de poser des questions précises. Il n’est pas possible de travailler dans le domaine de l’éducateur sans savoir quelles questions poser(2). Il ne s’agit pas seulement de questionner l’enfant, mais aussi de nous questionner nous-mêmes. Quand nous allons travailler dans la rue, il est évident que nous y allons comme quelqu’un qui découvre cette vie de tous les jours. En d’autres mots, l’éducateur qui est plongé dans la vie quotidienne doit sortir et prendre du recul par rapport à celle-ci dans le but de la questionner et de la comprendre.

Ce qui précède amène aussi à comprendre les travaux qui prennent la forme d’invasions culturelles, c’est-à-dire, une intrusion dans la vie quotidienne d’une autre personne. Dans ce cas, l’éducateur ne prend pas la vie quotidienne de l’enfant en considération, mais lui impose plutôt ses valeurs. C’est une attitude autoritaire et réactionnaire.

D’une autre côte, il faut d’abord, afin de travailler avec l’enfant, qu’il comprenne la vie de tous les jours de cet enfant par rapport à sa classe sociale, ses valeurs, ses ambitions et les moyens dont il dispose.

Il faut s’imprégner de la vie de tous les jours de l’enfant, mais vous ne pouvez pas y rester. Cela vaut la peine d’être répété : Vous ne devez pas rester dans la vie quotidienne de l’enfant. En d’autres mots, il faut l’utiliser comme point de départ, mais pas comme un but. La vie de tous les jours de l’enfant n’est pas un point d’arrêt durant le processus ; ce n’est pas un moment de réjouissance.

Vous devez rentrer dans la vie de l’enfant afin d’en sortir comme un enfant. Donc, cette compréhension de la vie quotidienne de l’enfant est absolument indispensable. Par exemple, c’est très important de comprendre ce qui s’y passe, car c’est aussi dramatique, et douloureux comme est le fait que ces enfants vont jusqu’à négocier leur propre douleur. Jusqu’à quel point doit-on perdre la sensibilité pour arriver à faire une chose pareille ? Ce n’est pas qu’ils perdent ou qu’ils ont perdu leur caractère, mais plutôt qu’en vivant dans un état d’agression généralisé, dans l’environnement qu’est le leur, mène quelqu’un à se créer des techniques de défense, telles que l’insensibilité, ou bien on ne survit pas. Afin de survivre, l’enfant doit créer une armure de protection, et renforcer sa pensée et ses émotions.

Il est donc nécessaire de comprendre le jeu des techniques de base qui sont l’expression de la résistance créée par les plus jeunes dans le but de survivre dans ce monde. Ces techniques dépendent de l’intelligence, de la personnalité et de l’affectation de l’enfant. Mon opinion est que certaines attitudes qui ont rapport à leurs règles du jeu sont de moyens de satisfaire leur besoin de créer les techniques appropriées pour la tâche ardue quotidienne de l’enfant ; une vie qui reste inaperçue si l’éducateur reste simplement à un stade superficiel, marche dans la rue, mais ne devient pas conscient ou curieux de l’existence de cette rue.

Un autre problème confronté par l’éducateur est que bien qu’il soit un éducateur au même titre que ses collègues qui travaillent dans le milieu des écoles institutionnelles, son activité éducative n’est ni supérieure, ni inférieure à la leur, mais nécessairement différente. Différente dans le sens que l’éducateur d’école travaille dans une institution, suit un horaire, des programmes établis et un matériel d’études assigné, tandis que l’éducateur de la rue ne peut pas raisonner en termes d’horaires stricts, ou de matériel d’apprentissage programmé, et réalise ses activités éducationnelles au milieu d’enfants souffrants et abusés qui n’ont pas le droit de se comporter comme des enfants. Ces deux types d’éducateurs doivent, par conséquent, s’accommoder de la réalité de tous les jours de leurs disciples respectives.

Certains pourraient trouver paternaliste ou spontanéiste de dire que l’éducateur qui travaille dans le milieu institutionnel devrait avoir une certaine expérience au sujet du contexte social de l’étudiant afin de l’utiliser comme point de départ et en partant de là, avancer avec l’enfant vers son épanouissement. Mais en fait, ce n’est pas le cas.

L’éducateur qui travaille dans le milieu institutionnel doit, lui aussi, savoir comment l’enfant avec lequel il travaille évolue dans la vie de tous les jours.

Je voudrais établir un parallèle clair entre le milieu de travail de l’éducateur de la rue et celui de l’éducateur institutionnel. Parce qu’ils appartiennent aux basses classes, les enfants du milieu institutionnel sont issus de familles, sujettes à la violence policière et aux conséquences des différences sociales ; ils confrontent de sérieuses difficultés dans leur routine journalière. Dans le cas des enfants de la rue, néanmoins, les conséquences de cette situation sont doubles, triples ou parfois même plus sérieuses.

Parmi d’autres un problème central, touchant l’éducateur institutionnel qui travaille avec des enfants de diverses classes sociales et l’éducateur de la rue, est la relation tendue entre l’autorité et la liberté. Les moyens dont dispose l’éducateur institutionnel dans sa façon d’exercer l’autorité vis-à-vis de la liberté sont différents de ceux que l’éducateur de la rue doit créer et établir.

Dans le cas de l’éducateur de la rue, ce problème s’intensifie de la même manière que pour l’éducateur d’école quand celui-ci travaille dans un air affecté par la pauvreté. Malgré tout, ce dernier travaille dans une zone pauvre avec des enfants qui vivent dans une maison et non dans la rue.

La relation entre l’autorité et la liberté est différente pour l’éducateur de la rue et pour l’enfant de la rue. À ce sujet, il semble important de réfléchir sur les limites auxquelles sont sujets tous types d’activités, et de souligner la nécessité pour l’éducateur de la rue de s’évertuer à faire comprendre aux enfants les limites de leurs activités de manière analytique. Cette compréhension va plus loin que le niveau d’assimilation qu’ils peuvent atteindre par la sensibilité pure et simple vis-à-vis des résultats de leurs actions. Il faut garder à l’esprit que la pratique est sujette à des limitations, et que chaque personne apprend de sa propre expérience. On fait souvent ce qu’on peut et pas ce qu’on voudrait faire. Il y a des limitations économiques, idéologiques, sociales, historiques et des connaissances. Aucune pratique n’est pas dénuée de limitations, chacune d’entre elles est restreinte d’une façon ou d’une autre.

Il s’agit de savoir comment faire face à ces limitations, à la personne qui les place, comment occuper l’environnement. Je ne dis pas, et je ne peux pas dire, que les limites historiques finissent par donner à l’histoire un rôle qu’elle n’a pas, un rôle parmi lesquels nous pourrions changer les choses à partir du haut pour aller vers le bas, en transformant et en exécutant ce que l’histoire veut. L’histoire n’a pas ce pouvoir. Elle n’est pas toute puissante. Toutefois, c’est en faisant l’histoire et en étant fait par elle que les limites sont établies.

Ce serait soit magnifique, soit très désastreux, s’il n’existait aucune restriction. Néanmoins, l’existence des limites établit la puissance. Il est impossible de discuter des premières sans parler de la dernière aussi qu’il n’est pas possible de discuter des limites et de la puissance, sans se demander en faveur de qui ? pour quoi ? contre qui ? contre quoi ? En d’autres mots, la réponse « Je suis en faveur des enfants de la rue » ne suffit pas. Elle n’est pas assez pour moi. Je suis solidaire des enfants de la rue afin, qu’ensemble, nous puissions transformer ce monde.

Nous devons découvrir à travers l’expérience, et non dans les livres, que dans notre société cela ne sert à rien de jeter le gant, d’abandonner la lutte. Je choisis de jeter le gant parce que l’histoire m’impose des limites et je ne peux pas tout changer maintenant. Si cela ne dépendait que de moi, il y a longtemps que j’aurais tout changé. Puisque ce n’est pas possible, même quand j’accepte un processus de réforme, je ne dois pas assumer une attitude réformiste. Il y a une différence entre accepter une réforme et être réformiste. Un réformiste est une personne qui change sa façon d’être afin d’éviter de causer une rupture. Cependant, il arrive que, dans pratiquement tous les cas, la réforme, une fois en route, finisse par diriger le processus historique qui, à son tour, ne peut plus être contrôlé par la personne qui, au départ, l’avait utilisé comme tactique pour protéger ses propres intérêts.

Conscient de ces faits, et de façon machiavélique, j’exécute des réformes sans être réformiste. Vu sous cet angle, aller dans les rues n’est pas le résultat d’une attitude purement humanitaire. C’est une action politique. Une décision politique virtuelle reliée à l’amour, mais pas à l’humanitarisme.

Un humanitaire est une personne qui donne une somme considérable d’argent pour diminuer ses revenus et par suite ses taxes, et qui ensuite appelle la police pour faire arrêter l’enfant.

Un humaniste se bat pour changer le monde sans donner de l’argent. S’il en donne, c’est avec des intentions différentes. Il y a une différence de base. Je ne veux pas faire image de prophète, mais je voudrais donner un exemple du Christ rejetant un humanitaire.

Quand ce bel homme, bien habillé et très propre — un des dix mieux habillés — approcha le Christ et demanda : « Maître, que dois-je faire pour te suivre ? ». Le Christ répondit « Donne tout ce que tu possèdes et viens ». Le jeune homme lui dit « Le Seigneur est très exigeant », et s’en alla. Nulle part dans l’évangile on ne lit que le Christ partit à sa recherche pour lui proposer un compromis. Il ne fit aucune concession. Il ne le suivit pas quoique le jeune homme aurait pu lui offrir de l’argent pour sa paroisse, mais le Christ ne voulait pas aller le chercher. La différence que j’essaie de remarquer est exprimée par le rejet du Christ envers les humanitaires.

Enfin, je voudrais souligner le fait qu’il est impossible d’éviter les restrictions et les limitations. Que devons-nous donc faire ? Vous le découvrirez en vivant l’expérience de cette impossibilité dans la pratique. Vous développerez une discipline qui, sans jamais être autoritaire, ne deviendra pas non plus permissive. Vous créerez une méthode éducationnelle qui rejette non seulement un autoritarisme suffoquant, mais aussi un manque licencieux de responsabilité.

Notes

(1) Karel Kosik. Dialectica de concreto. Paz e Terra Publishers.

(2)Paulo Freire and Antonio Foundez. Por una pedagogia. Paz e Terra Publishers. Rio de Janeiro. 1985.

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