Références

  • Titre : « Paulo Freire nous répond »
  • Auteur : Paulo Freire
  • Revue : « Paulo Freire, “Oppresseurs ou opprimés, de quel camp êtes-vous ?” », dans : Peuples du monde (Magazine de la mission universelle) n°48, Paris, février 1972, p.42-43.
  • Date de l’entretien original : 1972
  • Période freirienne : Exil (1964-1979)

Catégorie : Entretiens et dialogues

Notes : Il s’agit d’un entretien avec le pédagogue brésilien lors d’une session organisée à l’intention de missionnaires par l’Institut œcuménique au service du développement des peuples (INOPED). Cet entretien fait partie d’un dossier intitulé « Paulo Freire,  “Oppresseurs ou opprimés, de quel camp êtes-vous ?” » qui comprend également un compte-rendu d’une conférence de Paulo Freire (p.37-40) ainsi qu’un résumé de l’expérience d’alphabétisation conduite par le pédagogue brésilien (p.40-42).

Paulo Freire nous répond

Peuples du Monde : Vous êtes connu surtout, comme un spécialiste de l’éducation des adultes. Si vous aviez à définir très vite votre méthode, que diriez-vous ?

Paulo Freire : Au lieu de considérer l’alphabétisation en soi, je crois qu’il vaut mieux parler de la situation antérieure qui, en dernière analyse, l’explique. Je crois impossible une éducation neutre. II existe une éducation pour la domestication, de même que sa forme antagoniste: une éducation pour la libération. L’éducation domesticatrice sert les intérêts des classes sociales dominantes ; l’éducation libératrice correspond aux intérêts des classes dominées. C’est donc de la naïveté, ou une illusion idéaliste, de penser que les classes dominantes puissent mettre en pratique une éducation qui agit contre elles.

Les classes dominantes ne se suicident pas… Toute pratique éducative, par le fait même qu’elle n’est pas neutre, implique une option politique, en même temps qu’elle est une tâche politique. Ou je m’engage avec les classes dominantes, ou je m’engage avec les classes dominées. Se « laver les mains» revient à prendre parti pour les oppresseurs. Il y a cependant ceux qui par « ingénuité » ou par « astuce » réduisent ce problème à une question de pure « conscience morale », et veulent transformer le monde en faisant appel à la conscience de ceux qu’ils appellent « riches» pour qu’ils aiment ceux qu’ils appellent « pauvres ». Ils se considèrent en paix quand quelques « riches » leur donnent de « gros» chèques pour leurs œuvres d’assistance. Comme si le monde ne devait pas changer pour que les « riches » aient l’occasion d’exercer leur « charité ». Quand un homme ayant 200 000 dollars à sa banque en donne 150 000, il n’altère en rien, par ce geste, une société qui, en créant des pauvres, lui a permis de faire de telles économies.

Peuples du Monde : Deux sortes d’adversaires vous guettent. Les uns vous reprochent de conduire le peuple à l’impasse d’une révolution violente. Les autres vous accusent de ne pas avoir, à la base, fondé votre méthode sur une analyse politique. Ils voudraient que les « cercles de culture » débouchent directement sur l’action politique.

Paulo Freire : Je trouve absolument naturel de subir des critiques, souvent contradictoires, face auxquelles, toutefois, je n’assume jamais l’attitude de celui qui se défend d’ une agression. Au contraire, j’essaie toujours de retirer quelque chose de positif des critiques qui me sont faites, ce qui ne signifie pas que je les accepte passivement. Les prenant comme des défis, je leur réponds en cherchant à me dépasser, lorsque je les accepte ; à clarifier mes idées, lorsque je les récuse. Quelques-unes de ces critiques, cependant, sont faites sur la base de l’un ou l’autre de mes livres : par là même, on se perd dans une vision partielle de ce que je tente d’expliquer depuis des années.

En affirmant, par exemple, que l’éducation ne peut pas être neutre, j’ai toujours été assez clair sur son caractère politique et idéologique. Dans la « Pédagogie de l’Opprimé », livre qui n’est pas encore publié en français, je suis extrêmement explicite à ce propos.

Mais de toute façon, même dans mes premiers travaux publiés, je n’ai jamais défendu des illusions idéalistes comme, par exemple, qu’il serait possible de transformer le cœur des hommes et des femmes, sans la transformation des structures. Jamais je n’ai dit, de façon idéaliste, que la conscience crée arbitrairement la réalité ou, dans une autre version également idéaliste, que la réalité se transforme à l’intérieur des consciences. Au contraire, j’ai toujours affirmé que la réalité se transforme dans l’histoire, par la praxis révolutionnaire, grâce à laquelle la conscience se transforme également. La « conscientisation » devient un bla-bla-bla inconséquent quand elle est dissociée de cette praxis.

Peuples du Monde : Vous dites que vous avez choisi votre camp. Pour ne pas décoller de la réalité, vous devriez, selon votre logique, ne pas vous éloigner d’une action directe en faveur de la libération de votre pays ?

Paulo Freire : D’abord, je ne suis pas le seul homme au monde qui travaille hors de son pays. L’Amérique latine est pleine d’étrangers qui ne la respectent presque jamais. Je ne vois pas pourquoi ce serait seulement au Brésil, que je pourrais travailler efficacement. L’important, c’est de savoir si d’un côté, je vais envahir les espaces culturels où j’arrive, ou si, de l’autre côté, je vais m’aliéner dans des élucubrations stériles. Je crois que je ne fais, ni l’un, ni l’autre. Au contraire, j’ai continué à apprendre, au cours de ces 7 années d’exil, justement parce que j’essaie de mener une réflexion critique, non seulement sur mes expériences réalisées au Brésil, en prenant à leur égard une certaine distance, mais aussi sur l’action menée par d’autres dans leur contexte brésilien actuel.

Dans ce sens, les 4 années que j’ai vécues au Chili, l’année à Cambridge (Massachusetts) et les années en Europe ont été et sont encore réellement importantes pour une compréhension plus critique de la réalité de mon pays lui-même. D’autre part, je fais des voyages en Amérique latine, aux États-Unis et en Afrique. Et pas en touriste, croyez-moi.

Peuples du Monde : Que pensez-vous de l’action menée par Helder Camara?

Paulo Freire : Je suis uni à Helder Camara par une amitié fraternelle et une grande admiration pour le témoignage qu’il incarne. Il représente pour moi une introduction à l’Église que j’appelle prophétique. Église utopique, c’est-à-dire dénonciatrice et annonciatrice, parce qu’engagée historiquement, et non faussement neutre. Église qui, par là même, ne parle pas seulement de Pâques mais fait la Pâque. Ceci ne veut pas dire, cependant, que Helder Camara souscrirait à tout ce que je dis, de même que je ne puis pas parler pour lui.

Peuples du Monde : Vos travaux n’ont pas seulement eu des retentissements dans le secteur de l’éducation. Ils ont, dit-on souvent, inspiré de nombreux théologiens. Continuez-vous votre recherche dans cette direction ?

Paulo Freire : Je ne sais pas si j’ai influencé des théologiens. Je sais cependant que la théologie m’intéresse. Que pour moi elle n’est pas un décor, ce qu’elle devient si elle se perd dans des discussions creuses. C’est pourquoi je ne suis pas étranger au travail des théologiens engagés et s’engageant, comme ceux qui aujourd’hui, en Amérique latine, aux États-Unis et en Europe – catholiques ou protestants – se battent pour une théologie politique de la libération.

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