Références

  • Titre : « Rencontre avec Paulo Freire »
  • Auteur : Paulo Freire ; André Lefeuvre ; Fatima Morais
  • Revue : Le Nouvel Éducateur, mars 1997, p.21-23.
  • Date de l’entretien original : 1996
  • Période freirienne : Retour au Brésil (1980-1997)

Catégorie : Entretiens et dialogues

Notes : Rencontre entre André Lefeuvre et Fatima Morais (déléguée du Brésil à la FIMEM) et Paulo Freire à l’occasion de la manifestation commémorative du centenaire de la naissance de Célestin Freinet à São Paulo en 1996.

Rencontre avec Paulo Freire

André Lefeuvre et Fatima Morais : Pouvez-vous nous parler des faits et étapes de votre vie intéressants pour votre vécu d’éducateur ?

Paulo Freire : Ce n’est pas facile de répondre à une question fondamentale comme celle-ci et formulée de façon aussi directe. Nombreux sont les moments de « motivations » auxquels nous apportons parfois une solution. L’essentiel est de percevoir l’importance de ce qui se passe dans notre évolution, du point de vue de notre formation professionnelle, de notre formation scientifique… J’ai connu une enfance difficile avec de véritables cataclysmes qui ont agité ma famille. Je suis né dans une famille de classe moyenne qui a souffert de la crise de 29. J’ai vécu des expériences douloureuses, pas aussi dures que celles vécues par des milliers d’enfants brésiliens d’aujourd’hui, mais suffisamment pour me marquer de façon à me rendre plus disponible en terme d’ouverture, mais aussi moins disponible par ailleurs…

Quand j’étais jeune encore, j’étais très intéressé par les questions de langage de manière générale, et par la question de la langue portugaise en particulier. J’ai appris en enseignant une foule de choses et j’ai vécu parfois curieusement certains mystères de la grammaire portugaise ou de la syntaxe brésilienne. J’ai vécu aussi des moments désintéressés – comme par exemple, les après-midi où je déambulais à travers les rues de Recife, de librairie en librairie, promenades dont je parle dans mon dernier livre Lettres à Christine. Comment vous expliquer avec quelle curiosité et quel goût je parcourais, tout au long de ces pérégrinations, les étalages et les rayons des librairies du « Recife » de ma jeunesse… et comment je m’identifiais aux livres nouvellement arrivés. Lire, relire et parcourir les tables des matières des livres, dévorer les préfaces des ouvrages, pour apprendre à classer les éditions qui publiaient ces livres afin que je puisse bien m’en pénétrer, même quand je ne connaissais pas l’auteur du livre.

Connaissant l’éditeur, je savais qu’il ne publiait pas n’importe quoi. Ces promenades chez les libraires de Recife ont excité ma curiosité et stimulé mes envies de lire. Il n’était pas rare à l’époque que nous nous retrouvions dans le salon d’un des libraires, entre intellectuels, jeunes et moins jeunes, pour discuter avec sérieux comme s’il s’agissait d’un important séminaire de réflexion.

Je me souviens aussi quand les librairies « Impératrice », ou « Editeur National » ou encore « Melquizedeque » m’invitaient avec d’autres intellectuels pour assister à l’ouverture des caisses de bouquins. L’odeur extraordinaire des livres quand le couvercle se levait ! Nous les saisissions, les sentions, les caressions. C’était une véritable dégustation sensuelle, une convivialité amoureuse avec ces ouvrages. Lorsque je pouvais en acheter quelques-uns, cette intimité se prolongeait alors dans ma petite bibliothèque. Les personnes qui assistent aux conférences d’illustres intervenants, qu’ils soient Européens ou Nord-Américains, ne perçoivent pas toujours cette phase cachée, profonde qui est en amont des propos si intéressants !

D’une manière générale, l’intellectuel pouvait difficilement donner le sens que je suis en train de vous transmettre d’un événement important pour sa vie professionnelle. En ce qui me concerne, cela a été très important, j’ai appris à voir l’intensité affective avec laquelle d’autres jeunes intellectuels de mon époque se donnaient l’occasion de feuilleter un livre, y découvrir un intérêt croissant, entamer des recherches en profondeur…

Ma qualité d’académicien m’a amené à dialoguer avec des ouvriers quelquefois analphabètes, quelquefois instruits, avec des paysans éduqués ou le plus souvent analphabètes près desquels j’ai découvert la compréhension d’une douleur étouffée, j’ai ainsi appris à écouter l’expérience de l’opprimé, sa peur, l’introjection qu’il incruste dans le «visage» de l’oppresseur, j’ai appris à comprendre leur haine de ne pouvoir accéder à l’autonomie et à l’indépendance par la faute de l’oppresseur. Ces rencontres avec les opprimés et les opprimées jalonnent ma vie, de ma jeunesse à maintenant, en passant par mes années d’exil et je crois que ce sont ces rencontres qui m’ont appris et continuent de m’apprendre le monde et de me donner encore le courage de poursuivre la lutte.

André Lefeuvre et Fatima Morais : Dans quelle université êtes-vous en ce moment ?

Paulo Freire : En ce moment, je suis maître des études à l’université de Pontificia, université catholique de São Paulo. Je participe à un séminaire hebdomadaire en compagnie de deux de mes professeurs, deux femmes très compétentes, Ivone et Ana Maria Paula. Nous discutons, pendant un semestre par exemple, avec des étudiants qui préparent un doctorat, sur le thème des exclus ou de l’exclusion sociale en général, de l’exclusion dans le système éducatif.

Nous organisons des séminaires, nous lisons des textes et débattons sur des thèmes. Nous discutons aussi sur les projets des étudiants, sur ce qu’ils souhaitent dans le cadre de leur expérience au sein de l’université.

Au-delà de mon activité normale dans l’université, je propose des rencontres à l’attention d’autres élèves qui souhaiteraient avoir des conversations plus personnelles. Je visite plusieurs universités, au Brésil et à l’étranger durant toute l’année. Mes visites sont de plus en plus fréquentes ; cela me prend du temps et je suis obligé d’organiser mon propre planning assisté de ma secrétaire qui est très compétente, très efficace dans son travail ainsi que de ma femme Ana Maria. Nous y travaillons avec sérieux, d’autant plus que nous avons souvent du mal à répondre par la négative aux centaines d’invitations qui nous sont faites pour une journée, une semaine, voire un an. J’ai une vie très intense en dehors de São Paulo, dans tout le Brésil et à l’étranger. De plus, je suis souvent sollicité par des universités brésiliennes ou européennes pour des interviews.

André Lefeuvre et Fatima Morais : Quels sont les thèmes les plus importants que vous abordez pendant vos interventions ?

Paulo Freire : En général, je cherche à garder un caractère démocratique à mes interventions, c’est-à-dire que j’évite de choisir moi-même le thème à aborder sans donner la parole aux autres ; ce que je préfère ce sont les centres qui m’invitent et me proposent 1, 2, 3 thèmes qui les préoccupent.

Il y a toute une série de thèmes qui éveillent la curiosité des jeunes brésiliens et de leurs professeurs. Je pourrais en citer deux ou trois comme par exemple le discours néo-libéral, la pratique néo-libérale et le thème de l’éducation en général. C’est un thème que l’on me propose couramment quel que soit l’endroit du Brésil où je peux aller. La vision pédagogique contenue dans le discours néo-libéral cité par des pragmatiques progressistes de nos jours, c’est que l’éducation n’a plus rien à voir avec le monde de l’utopie et du rêve mais plutôt avec une formation technique et scientifique. Pour moi, la formation technique et scientifique est un droit et un devoir que je qualifierais d’universel et qui a traversé tous les temps ; encore faudrait-il se préoccuper de la propre vision politique de la science et de la technologie !

Je nie la neutralité de l’éducation telle que la définit le discours pragmatique néo-libéral.

Un autre thème, que je rencontre souvent, touche les révolutions technologiques, ce qu’elles provoquent ; tel le souci de réponses rapides et différentes dont nous avons le devoir d’être conscients à chaque instant de nos expériences politiques, sociales, indivi­duelles, etc.

Que ce soit au sud du pays ou au nord, un autre thème est souvent mis en évidence, c’est l’obligation que nous avons d’être toujours en parallèle avec le monde actuel. Ce thème me préoccupe également.

André Lefeuvre et Fatima Morais : Ce sont les technologies nouvelles bien incorporées dans la pédagogie, que vous préconisez ?

Paulo Freire : Mais bien sûr. Je pense que j’ai répondu à cette question. Il reste un point à éclaircir : je n’arrive pas, je n’ai pas la prétention d’arriver à écrire, même un article, dans lequel je proposerais des techniques. Je ne sais même pas si je suis assez clair sur ce sujet. Ma tâche est plutôt d’applaudir les révolutions technologiques qui arrivent, de les comprendre, sans pour autant les mettre sur un piédestal ou les rabaisser ; ma préoccupation n’est pas exactement d’é­crire des textes contenant des suggestions pratiques sur le « comment faire telle ou telle application technologique » mais de dire, à partir d’une réflexion philosophique et politique que la technologie ne peut être ignorée ou mise de côté.

Il est impossible, pour une éducatrice brésilienne, ou un éducateur d’aujourd’hui, d’ignorer le développement de l’informatique. Attention, je ne dis pas qu’il faille se débarrasser du tableau et de la craie : je crois qu’ils ont encore leur part d’utilité, même à New York ! Mais ce qu’il faut, c’est dépasser ce stade, aller au-delà, pour les remplacer en profondeur.

Ce que je veux faire comprendre c’est qu’une des tâches que je me suis chargé d’accomplir, et que je porte au plus profond de moi, c’est non seulement de répondre aux questions de chacun, de satisfaire leur curiosité mais de défier la curiosité, de la provoquer, de l’intensifier, pour rendre encore et encore plus curieux. Une de mes missions en tant qu’éducateur critique, démocratique, c’est de toujours aller au-delà, de stimuler.

André Lefeuvre et Fatima Morais : Quels sont les aspects caractéristiques de votre pédagogie qui font qu’elle est différente des autres ?

Paulo Freire : Écoutez je vais me retenir de faire une comparaison nominale, je répondrai simplement à votre question et très rapidement. Mes préoccupations pédagogiques ont un certain poids philosophique comme toutes autres propositions pédagogiques : un fonds idéologico-politique, par exemple. Je me bats pour une compréhension démocratique du monde, de l’histoire, des êtres humains. Ma proposition pédagogique consiste à dire que le sujet éducateur, le sujet enseignant, n’est pas propriétaire du sujet, de l’objet qu’il éduque. De même, le sujet enseignant n’est pas propriétaire de l’objet qu’il enseigne et par conséquent il n’est pas celui qui diffuse la connaissance. La théorie de la connaissance qui est nécessairement contenue dans ma pédagogie est dialectique et non mécanique, et il y a un respect mutuel entre les éducateurs et ceux qu’ils éduquent, ce qui ne veut pas dire qu’ils sont égaux. Je les trouve même différents, chacun sa spécificité, et ce qui est important, c’est qu’ils soient eux-mêmes. Pour conclure rapidement, je dirai que tout ce qui n’est pas compréhension démocratique est en opposition avec ma proposition.

André Lefeuvre et Fatima Morais : Vous rencontrez des difficultés pour vous implanter, pourquoi ? 

Paulo Freire : Évidemment que les pédagogies sont, et ne pourront cesser d’être, profondément politiques, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de proposition pédagogique qui n’ait aucun fondement politique. J’ai toujours l’habitude de dire que la pratique éducative, la pratique de la production de la connaissance : c’est politique. La pratique éducative n’est pas neutre, c’est une éthique. Elle a à voir avec des principes de morale qui ont leurs limites, et elle est esthétique dans le sens, où elle est en soi beauté !

Les propositions d’une éducation nouvelle ne sont pas toujours acceptées, particulièrement par les mentalités autoritaires. Cela ne signifie pas que je sois un être démocratique qui accepte dans sa totalité une quelconque proposition nouvelle d’éducation ; cela signifie que j’ai une indiscutable ouverture d’esprit pour mieux comprendre les propositions. Mais dans mon cas particulier, je n’accepte pas toujours dans leur totalité, les propositions nouvelles, sauf quelques exceptions comme celles de Freinet ou Ferrer d’Espanha, ceux qui critiquent beaucoup plus l’autoritarisme de l’éducateur que celui du contenu. Lorsque je critique l’autorité de l’éducateur, qu’il éduque dans une école bourgeoise ou non, je critique aussi et surtout l’autoritarisme de la production sociale, de la production dans un régime capitaliste. En bref, les propositions nouvelles inquiètent, mais si elles imitent les mentalités autoritaires de droite, ou de gauche, je ne les accepte pas.

André Lefeuvre et Fatima Morais : Vous pensez que certaines pédagogies présentent des aspects préjudiciables pour la société démocratique ?

Paulo Freire : Je pense que j’ai un peu répondu précédemment. Les choses sont plus claires et précisément dans la mesure où il n’y a pas de proposition pédagogique qui ne soit pas trempée dans une dimension politique, il y aura des propositions qui seront nécessairement contre la démocratie. Il est de notre devoir de nous battre contre elles.

André Lefeuvre et Fatima Morais : Quelle est la priorité des priorités au Brésil ?

Paulo Freire : Il m’est difficile de répondre d’une manière générale. Les « causes » brésiliennes sont toutes des priorités. L’éducation est une des priorités indiscutables dans ce pays. La santé aussi, la justice. Le respect de la démocratie est aussi une priorité. L’intérêt public a besoin de se faire respecter au Brésil, vu les scandales dus à l’irrespect vis-à-vis de cet intérêt public. Ce qui se perd dans ce pays en matériel importé comme les instruments, ustensiles de laboratoires, qui coûtent parfois des centaines de dollars et qui rouillent dans les laboratoires est incroyable. Je n’ai jamais été témoin de cela personnellement, mais tous les Brésiliens et les Brésiliennes écoutent et voient tous les jours, dans les journaux télévisés brésiliens, tout ce que le pays perd à cause du chômage et de la bureaucratie. Tout ceci est terrible. Alors, une des priorités serait la débureaucratisation brésilienne qui serait aussi un changement des mentalités.

En tant qu’éducateur, je ne veux pas dire que mes solutions soient les meilleures, je pense qu’une politique sérieuse d’éducation du pays apporterait une transformation pour la politique générale du pays, dans le domaine de la santé, dans celui des gaspillages publics du pays. Je pense vraiment que ceci est la priorité des priorités que, depuis toujours, les Brésiliens attendent et qui n’est pas satisfaite.

André Lefeuvre et Fatima Morais : Que pensez-vous de la formation des professeurs ?

Paulo Freire : Je trouve que la formation des professeurs a quelque chose à voir avec la priorité dont je viens de vous parler. La formation des professeurs est une priorité qui appartient au domaine des priorités pédagogiques et politiques. La formation des professeurs, je l’entends comme une formation bien plus sérieuse, plus rigoureuse, plus profonde, plus permanente que le simple entraînement technique pour l’utilisation, plus ou moins efficace de quelques techniques de l’enseignement. Il faudrait prendre en compte, dans sa totalité, en tant qu’être, l’éducateur, à l’intérieur d’une formation permanente. Jamais on n’arrive au terme d’une formation !

Comment est-il possible de former des jeunes, si l’éducateur n’a pas atteint pour lui même une autonomie en tant que sujet qui juge, qui rêve, qui aime, qui a la rage, etc.

Alors, j’accorde une place importante dans tout le chapitre de la pratique éducative à la formation, comme un moment permanent, un parcours sans fin, qui exige du sérieux, de la cohérence, de l’humilité, de la compétence, de la bravoure.

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