Références

  • Titre : Conscientisation et révolution : une conversation avec Paulo Freire
  • Auteur : Paulo Freire
  • Revue : Document IDAC n°1, Paris, 1973.
  • Date de l’entretien original : 1973
  • Période freirienne : Exil (1964-1979)

Catégories : Entretiens et dialogues

Notes : Il s’agit d’un entretien entre Paulo Freire et des jeunes militants de l’Institut d’action culturelle (IDAC) à Genève en 1973.

Conscientisation et révolution : une conversation avec Paulo Freire

IDAC : On accepte de plus en plus ta pensée aux États-Unis, en Europe et en Amérique latine. Pourtant d’Amérique latine, justement, qui a été ton point de départ théorique et pratique, viennent les critiques les plus sévères à ton égard. Elles se fondent sur deux points. Premièrement, on te reproche d’avoir perdu le contact avec la réalité latino-américaine ; deuxièmement, on t’accuse d’idéalisme et de réformisme. Qu’en dis-tu ?

Paulo Freire : Tout d’abord, je voudrais souligner que, d’habitude, je prends au sérieux les critiques qui me sont adressées ; en face d’elles, je ne prends pas l’air de celui qui se sent attaqué ou offensé. Toutefois, il y en a quelques-unes qui, du fait de leur manque de consistance, ne méritent guère d’attention. Je ne vois pas, par exemple, pourquoi me préoccuper de l’accusation d’avoir brisé mon engagement envers l’Amérique latine en acceptant d’être professeur-invité à l’université de Harvard… En revanche, je m’intéresse vivement aux critiques de fond adressées au contenu même de ma pensée pédagogique et politique qui me disent idéaliste, subjectiviste, réformiste. Il me semble néanmoins que ceux qui me classent de cette façon, en s’appuyant sur des passages naïfs qu’on peut relever dans certains de mes travaux — et qui sont aujourd’hui objet de ma propre critique — devraient essayer de suivre les étapes de mon évolution. Dans mes premières études, à côté de naïvetés, il y a aussi des positions critiques, et d’ailleurs, je ne nourris pas l’illusion peu modeste d’atteindre un esprit critique absolu. Il me semble que l’essentiel, c’est de voir lequel des deux aspects — le naïf ou le critique — est en train de s’imposer au fur et à mesure que se développent ma praxis et ma réflexion.

IDAC : Il nous semble quand même que l’accusation d’idéalisme repose sur une base réelle si l’on pense à l’expérience historique du mouvement de conscientisation de masse qui a eu lieu au Brésil dans les années 62 à 64. À ce moment-là, la politisation extrêmement rapide de larges couches populaires, obtenue grâce au programme d’alphabétisation, n’a pas suffi à opposer une résistance valable au coup d’État militaire qui a balayé les espoirs éveillés chez les paysans et les sous-prolétaires urbains par cette prise de conscience. Si nous sommes d’accord que la prise de conscience d’une situation d’oppression ne suffit pas pour changer cette réalité il aurait fallu, dans l’expérience brésilienne, développer dès le début toute une politique d’organisation des masses populaires, avec une stratégie propre à orienter leur action de transformation sociale et politique.

Paulo Freire : En effet, un des points les plus faibles de mon travail, sur lequel je fais mon autocritique, se réfère à ce qu’est le processus de conscientisation, dans la mesure où, surtout dans mes premiers travaux théoriques, je n’ai fait aucune référence, ou presque, au caractère politique de l’éducation et où j’ai négligé le problème des classes sociales et de leur lutte, j’ai ouvert le chemin à toutes sortes d’interprétations et de pratiques réactionnaires qui constituent autant de distorsions de ce que la conscientisation doit vraiment être. Cependant, j’ai été maintes fois critiqué non sur le manque de clarté dans l’analyse et les bases théoriques de la conscientisation. Bien au contraire beaucoup de ces critiques révèlent la position objectiviste mécaniste, par la même antidialectique de ceux qui les formulent. Mécanicistes, niant la réalité même de la conscience, ils refusent par voie de conséquence la conscientisation. Je veux donc redire que, tout en cherchant à dépasser mes constantes faiblesses, je ne vois aucune raison pour refuser le rôle de la conscientisation dans le processus révolutionnaire.

IDAC : Nous sommes d’accord avec toi. Souvent ces critiques ont été inspirées par ce que tu appelles des positions mécanicistes et objectivistes. Pourtant Marx a bien souligne que la situation révolutionnaire implique non seulement des facteurs objectifs (l’existence d’une réalité d’oppression imposée à des classes ou groupes sociaux qui deviennent la « négation vivante » de ce système exploiteur), mais aussi des facteurs subjectifs (la conscience de cette réalité d’oppression de la part des classes exploitées et leur disposition d’agir pour renverser cet ordre établi). Or les dernières années ont été marquées ou par une sorte d’éclipse du pôle subjectif de cette relation dialectique (avec la croyance que l’action révolutionnaire ne deviendrait possible qu’après l’avènement intégral de certaines conditions infrastructurelles : par exemple, le plein développement du capitalisme dans les pays de la périphérie comme condition préalable à la transition vers le socialisme), ou par une sorte de perversion de l’élément subjectif, soit par le volontarisme stalinien, soit par une surestimation de la capacité d’action de petits groupes d’avant-garde coupés des masses dans le « foguisme ». Toutefois, l’échec historique de l’objectivisme et de ces deux déviations subjectivistes ont reposé, au centre du débat politique contemporain, la problématique du facteur subjectif comme agent de transformation de la réalité. Comment, à ton avis, se pose ce problème ?

Paulo Freire : Cette question nous place au coeur, même d’un des problèmes fondamentaux qui a toujours préoccupé la philosophie, en particulier moderne. Je me réfère à la question des relations entre sujet et objet ; conscience et réalité ; pensée et être ; théorie et pratique. Tout essai pour comprendre ces relations qui se basent sur le dualisme sujet-objet, en niant leur unité dialectique, est incapable d’expliquer, de façon satisfaisante, ces relations. En brisant l’unité dialectique sujet-objet, la vision dualiste implique la négation soit de l’objectivité, en la soumettant aux pouvoirs d’une conscience qui la créerait selon son bon plaisir, soit de la réalité de la conscience, transformée alors en une simple copie de l’objectivité. Dans la première hypothèse, nous touchons à l’erreur subjectiviste ou psychologiste, expression d’un idéalisme antidialectique préhégélien ; dans la deuxième, nous avons affaire à l’objectivisme mécaniciste, également antidialectique. À vrai dire la conscience n’est pas que la copie de la réalité et celle-ci n’est pas que la construction capricieuse de la ‘conscience. Ce n’est que par la compréhension de l’unité dialectique dans laquelle se trouvent solidairement subjectivité et objectivité que nous pouvons échapper à l’erreur subjectiviste, aussi bien qu’à l’erreur mécaniciste et, alors, nous rendre compte du rôle de la conscience ou de l’« être conscient » dans la transformation de la réalité. Comment expliquer, par exemple, en termes subjectivistes, la position des êtres humains, en tant qu’individus, génération ou classe sociale, face à des situations historiques données, dans lesquelles ils « entrent » indépendamment de leur conscience ou de leur volonté ? Comment expliquer, d’autre part, le même problème d’un point de vue mécaniciste ? Si la conscience créait arbitrairement la réalité, une génération ou une classe sociale pourrait, en refusant telle situation qu’elle commence à vivre, la transformer par un simple geste significatif. Par contre, si la conscience n’était qu’un simple reflet de la réalité, la situation donnée resterait éternellement la situation donnée, « sujet » déterminant de soi-même, dont les êtres humains ne seraient que des objets dociles. En d’autres termes, la situation donnée se changerait en soi. Cela impliquerait d’admettre l’histoire comme une entité mythique, extérieure et supérieure aux êtres humains, capable de les commander capricieusement du dehors et d’en haut. Je rappelle maintenant ce qu’a dit Marx dans la Sainte Famille : « L’Histoire ‘ne fait rien, ne possède point d’immense richesse, ne libère aucune classe de ces luttes. Celui qui fait tout cela, qui possède et lutte, c’est l’homme lui-même, l’homme réel, vivant ; ce n’est pas l’Histoire qui utilise l’homme comme un moyen pour atteindre ses buts — comme s’il s’agissait d’un être à part —, car l’Histoire n’est que l’activité de l’homme qui poursuit ses objectifs ».

En effet, quand nous sommes confrontés à une situation donnée dans laquelle nous « entrons » indépendamment de notre conscience, nous y trouvons la condition concrète qui nous pose un défi. La situation donnée, en tant que situation problématique, implique ce que j’ai nommé dans mon dernier livre : Pédagogie des opprimés, l’inédit viable, c’est-à-dire le futur à construire. L’accomplissement de l’inédit viable, qui demande le dépassement de la situation de blocage — constituée par la condition concrète dans laquelle nous vivons indépendamment de notre conscience — ne se vérifie, toutefois, que dans la praxis. Cela veut dire, il faut le souligner, que les êtres humains ne dépassent pas la situation concrète, la condition dans laquelle ils se trouvent, uniquement par leur conscience ou leurs intentions, aussi bonnes soient-elles. La possibilité que j’ai eue de transcender les étroites limites d’une cellule de 1,70 mètre de long sur 60 centimètres de large, dans laquelle je fus enfermé après le coup d’État brésilien du 1er avril 1964, n’était pas suffisante pour changer ma condition de prisonnier. J’étais toujours dans la cellule, privé de liberté, même si je pouvais imaginer le monde du dehors. Mais, d’autre part, la praxis n’est pas l’action aveugle, dépourvue d’intention ou de finalité. C’est action et réflexion. Les hommes et les femmes sont des êtres humains parce qu’ils se sont constitués historiquement comme des êtres de la praxis et, dans ce processus, ils sont devenus capables de transformer le monde, en lui donnant une signification. C’est seulement en tant qu’êtres de la praxis, en assumant la situation concrète où nous nous trouvons, comme condition qui pose un défi, que nous sommes capables de changer sa signification par notre action. C’est pour cela qu’une praxis véritable est impossible dans le vide antidialectique auquel conduit toute dichotomie sujet-objet. Voilà la raison pour laquelle subjectivisme et objectivisme mécaniciste sont toujours des obstacles à un processus révolutionnaire authentique, et peu importe les formes concrètes qu’ils revêtent dans la praxis. Dans ce sens, le subjectivisme qui, en s’épuisant dans la simple dénonciation verbale des injustices sociales, prêche la transformation des consciences, laissant toutefois intactes les structures de la société, est aussi négatif que le mécanicisme volontariste qui, méprisant la rigoureuse et permanente analyse scientifique de la réalité objective, se fait également subjectiviste dans la mesure où il « agit » sur une réalité inventée.

C’est précisément cet objectivisme mécaniciste qui découvre l’« idéalisme » ou le « réformisme » dans toute référence au rôle de la subjectivité dans le processus révolutionnaire. Au fond, ces expressions, quoique différentes, relèvent d’une même « source » idéologique – la petite-bourgeoisie.

L’objectivisme mécaniciste est une distorsion grossière de la position marxiste, en ce qui concerne la question fondamentale des rapports sujet-objet. Pour Marx, ces relations sont contradictoires et dynamiques. Sujet et objet ne se trouvent pas en dichotomie, et ils ne constituent pas non plus une identité, mais une unité dialectique. La même dialectique où se trouvent théorie et pratique.

IDAC : Crois-tu que la prise de conscience d’une situation d’exploitation puisse se faire dans ce que tu appelles le « contexte théorique », comme les « cercles de culture » de l’expérience brésilienne, où un groupe de paysans analphabètes, en même temps qu’il apprenait à lire un code linguistique, procédait à un déchiffrement de la réalité socio-historique, en se rendant compte que son analphabétisme n’était qu’un aspect de tout un processus d’exploitation économique et social auquel il était soumis ? Ou bien, crois-tu que cette prise de conscience, cet apprentissage à lire et à écrire sa propre réalité n’est possible que dans et par la pratique transformatrice de cette réalité d’oppression ?

Paulo Freire : La réponse à cette question requiert quelques considérations préliminaires. Essayons d’abord de voir en quoi consiste le « contexte théorique ». Notre point de départ est la constatation que ni le subjectivisme, d’un côté, ni l’objectivisme mécaniciste, de l’autre, ne sont capables d’expliquer correctement ce problème qui au fond est semblable à celui auquel nous venons de nous référer. Et ils n’en sont pas capables parce que, dissociant et opposant le sUjet de l’objet, ils dissocient et opposent automatiquement la pratique et la théorie, brisant ainsi l’ unité dialectique déjà mentionnée. Coupée de la pratique, la théorie devient simple verbalisme ; séparée de la théorie, la pratique n’est qu’activisme aveugle. C’est pour cela qu’il n’y a pas de praxis authentique en dehors de l’unité dialectique action-réflexion, pratique-théorie. De même, il n’y a pas de « contexte théorique » véritable si ce n’est en unité dialectique avec le contexte concret. Dans ce contexte, où les faits se produisent, nous nous trouvons enveloppés, « trempés » par le réel, mais sans nécessairement nous rendre compte de la raison d’être des faits, eux-mémés, de façon critique. Dans le « contexte théorique » en prenant de la distance à l’égard du concret, nous cherchons la raison d’être des faits.

Dans le contexte concret, nous sommes sujets et objets en relation dialectique avec l’objet ; dans le contexte théorique, nous jouons le rôle de sujets de la relation sujet-objet qui a lieu dans le contexte concret pour, en revenant à celui-ci, agir mieux, comme sujets par rapport à un objet.

Ces moments constituent l’unité — non la séparation — entre la pratique et la théorie ; entre l’action et la réflexion. Toutefois, ces moments ne pouvant vraiment exister qu’en tant qu’unité et en tant que processus, celui qui, à un moment donné, est le point de départ, non seulement exige l’autre, mais le contient déjà. Pour cette raison, la réflexion n’est légitime que lorsqu’elle nous renvoie, comme le souligne Sartre, au concret, qu’elle cherche à éclairer, rendant ainsi plus efficace notre action sur eux. En mettant la lumière sur une action accomplie ou en train d’être accomplie, la réflexion authentique clarifie, en même temps, l’action à venir qui constitue son test et qui, à son tour, doit s’ouvrir à une nouvelle réflexion. Il n’y a pas d’autre attitude pour ceux qui participent d’un contexte théorique, en tant que sujets cherchant à dépasser les différents niveaux d’opinion constitués dans les rapports noués dans le contexte concret. Peu importe que, à l’un des pôles de la relation de connaissance, se trouvent des ouvriers de la campagne ou de la ville ou des étudiants : l’effort de démystification de la réalité doit être le même. En face de toutes ces considérations, il me semble clair que les paysans analphabètes n’ont pas besoin du contexte théorique — dans notre cas, au Brésil, les « cercles de culture » — pour prendre conscience de leur situation objective d’opprimés. Cette prise de conscience s’effectue dans le contexte concret. C’est à travers Ieur expérience quotidienne, véritablement dramatique, qu’ils prennent conscience de leur condition. Mais ce que leur prise de conscience, faite dans le bain quotidien ne leur donne pas, c’est la raison d’être de leur propre condition d’exploités. C’est là une des tâches centrales que nous devons accomplir dans le contexte théorique. En revanche, précisément parce que la conscience ne se transforme que dans la praxis, le contexte théorique ne peut pas se réduire à un centre d’études « non engagé ». Le cercle de culture doit trouver les voies, que chaque réalité locale indiquera, à travers lesquelles il se prolongera en tant que centre d’action politique. Si une transformation radicale des structures de la société, qui expliquent la situation objective dans laquelle se trouvent les paysans, n’est pas opérée, ils resteront les mêmes, exploités de la même façon, et peu importe que certains d’entre eux aient réussi à connaître la raison d’être de leur propre réalité. À vrai dire, dévoiler la réalité sans orientation vers une action politique claire et nette n’a tout simplement pas de sens.

Certes, cette connaissance, force de transformation, n’est pas possible dans le cadre du quotidien. C’est uniquement dans l’unité de la praxis et de la théorie, de l’action et de la réflexion, que nous pouvons dépasser le caractère aliénant du quotidien, en tant qu’expression de notre façon spontanée de nous mouvoir dans le monde ou comme résultat d’une action rendue mécanique ou bureaucratique. Dans ces deux expressions de la quotidienneté, nous ne réussissons pas à acquérir une connaissance irréductible des faits, dont nous nous rendons à peine compte. D’où la nécessité, d’une part, de dépasser la simple perception des faits, en cherchant non seulement à saisir leur interdépendance, mais aussi ce qui constitue la totalité de chacun ; d’autre part, la nécessité d’établir un contrôle permanent de notre activité pensante.

Voilà, en dernière analyse, le mouvement dialectique, incompréhensible du point de vue du subjectivisme aussi bien que de la perspective de l’objectivisme mécaniciste qui se pose comme préalable fondamental à tout effort de connaissance des faits. Ce mouvement implique en premier lieu que le sujet agissant possède les instruments théoriques nécessaires pour entreprendre la reconnaissance de la réalité, puis qu’il saisisse la nécessité de réadapter en permanence ces instruments en fonction des résultats obtenus. Je veux dire par là que les résultats de l’acte de connaissance du sujet doivent constituer les normes de jugement de son propre comportement cognitif.

IDAC : Si nous comprenons bien, l’engagement politique du scientifique est pour toi une condition essentielle de la « scientificité » de son savoir. De même, une science apolitique ne serait qu’un « faux savoir » ?

Paulo Freire : Tout chercheur véritable sait que la prétendue neutralité de la science, d’où découlent la non moins fameuse impartialité du scientifique et sa criminelle indifférence à l’utilisation de ses découvertes, n’est qu’un des mythes nécessaires aux classes dominantes. Vigilant et critique, il ne doit pas confondre le souci de vérité, qui caractérise tout effort scientifique sérieux, avec ce mythe de neutralité. Par contre, en cherchant à connaître la réalité, le chercheur ne peut prétendre la « domestiquer ». Ce qu’il veut, c’est la vérité de la réalité, non la soumission de celle-ci à sa vérité à lui. Nous ne pouvons pas répondre au mythe de la neutralité de la science et de l’impartialité du scientifique avec la mystification de la vérité, mais avec le respect de cette vérité. En effet, dans le moment même où on se laisse séduire par cette falsification de la réalité, on cesse d’être critique et l’action qui résulte d’une telle connaissance « fausse » n’aura pas de succès. Critique et engagé, le chercheur doit être rigoureux, ce qui ne veut pas dire que son l analyse doit tendre à dessiner un profil achevé ou définitif de la réalité sociale : celle-ci est, par nature, en devenir.

Cette attitude vigilante caractérise le chercheur critique, celui qui ne se satisfait pas d’apparences. Il sait bien que la connaissance n’est pas quelque chose de donné, de fini : c’est un processus social, qui exige l’action transformatrice des êtres humains sur le monde. À cause de cela, il ne peut accepter que la quête de connaissance s’épuise dans la simple narration de la réalité, moins encore, ce qui serait pire, qu’elle soit proclamation que ce qui existe doit être ce qui doit exister. Bien au contraire, il veut transformer la réalité afin que ce qui est en train d’avoir lieu d’une certaine façon commence à se passer d’une façon différente.

IDAC : Si l’on considère les masses au seul niveau de leur contexte concret, sans leur donner la possibilité d’accéder à une vision critique de ce contexte, ces masses seront-elles nécessairement condamnées à une option réformiste ?

Paulo Freire : Dans la mesure où l’on ne se rend pas compte de l’unité dialectique subjectivité-objectivité, on ne peut comprendre ce fait tellement évident : la façon d’être des classes dominées ne peut pas être comprise en elle-même elle doit être envisagée dans leur rapport dialectique avec les classes dominantes. En procédant de cette façon, on attribue la tendance des classes dominées à opter pour des solutions réformistes à une sorte d incapacité naturelle.

En effet, les classes dominées deviennent réformistes du fait de la situation concrète où elles se trouvent. Plongées dans l’aliénation du quotidien, elles ne parviennent pas à atteindre spontanément la conscience de soi, en tant que « classe pour soi».

IDAC : Ne peut-on pas penser que cette tâche incombe précisément au parti révolutionnaire ?

Paulo Freire : En dernière analyse, une des tâches fondamentales du parti révolutionnaire est bien en effet de s’engager dans la recherche de l’organisation consciente des classes opprimées pour que, dépassant le stade de « classe en soi » elles deviennent « classes pour soi ». Un des aspects fondamentaux de cette tâche consiste dans le fait que les rapports entre le parti révolutionnaire et les classes que dominées ne sont pas la relation entre un pôle porteur d’une conscience historique et un autre, vide de conscience ou porteur d’une « conscience vide ». S’il en était ainsi le rolle du parti révolutionnaire se réduirait à transmettre une conscience aux classes dominées, ce qui signifierait emplir leur conscience de la conscience qu’elles ont de classe. En effet, les classes sociales dominées ne sont pas vides de conscience, pas plus que leur conscience n’est un dépôt vide. Manipulées par les classes dominantes avec lesquelles elles sont en rapport, les imitant et intériorisant leurs mythes, les classes dominées reflètent une conscience qui ne leur est pas propre. D’où leur tendance réformiste. Transpercées par l’idéologie des classes dominantes leurs aspirations, pour une large part, ne correspondent pas à leur être authentique. Elles sont surimposées à travers les moyens les plus diversifiés de manipulation sociale. Tout cela constitue un défi lancé au parti révolutionnaire qui doit jouer un rôle pédagogique indiscutable.

IDAC : Il faut toutefois être conscient que l’attribution au parti révolutionnaire de ce rôle pédagogique comporte implicitement un certain risque de manipulation des masses.

Paulo Freire : Ce risque existe. Mais il faut nous rappeler que la pédagogie d’un parti révolutionnaire ne peut jamais être la même que celle des partis réactionnaires de même que ses méthodes d’action doivent forcément être différentes. Les partis réactionnaires doivent, nécessairement éviter par tous les moyens la constitution d’une conscience de classe chez les opprimés. Pour le révolutionnaire au contraire, c’est l’une des tâches les plus importantes.

Finalement, il me semble nécessaire de préciser que tout en analysant le rôle que peut jouer le contexte théorique dans la radicalisation critique de la prise de conscience qui se vérifie dans Ie contexte concret, je ne considère pas que le parti révolutionnaire doive créer dans n’importe quelle situation historique, des contextes théoriques, comme si autant d’« écoles révolutionnaires », pour ensuite faire la révolution. Je n’ai jamais rien dit de tel. Ce que j’ai dit et je le répète, c’est que le parti révolutionnaire qui refuse d’apprendre avec les masses populaires brise l’unité dialectique enseigner et apprendre. Il n’est plus révolutionnaire ; il est devenu élitiste. Il oublie un avertissement fondamental de Marx, dans sa troisième thèse sur Feuerbach : « … L’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué ».

IDAC : Parlons un instant, si tu veux, de ce mot que tu as créé : CONSCIENTISATION : il est devenu l’objet de toutes sortes d’interprétations ambiguës ou de distorsions. Certains se demandent si les classes dominantes ne peuvent pas, elles-mêmes, « conscientiser le peuple ». D’autres, qui développent des actions dites révolutionnaires, revendiquent aussi ce terme. Finalement, nombreux sont ceux qui envisagent la conscientisation comme une baguette magique, capable de « guérir » l’injustice sociale en changeant seulement la conscience des hommes. Pourrais-tu, encore une fois, éclairer ces problèmes et restituer le vrai contenu de la conscientisation.

Paulo Freire : Je tiens d’abord à dire qu’il est absurde de considérer la conscientisation comme une sorte de « hobby » intellectuel, comme si elle constituait un ensemble rationnel égaré du concret. L’effort de conscientisation, qui s’identifie avec l’action culturelle pour la libération des opprimés, est un processus par lequel, dans la relation sujet-objet, maintes fois mentionnée déjà, le sujet devient capable de saisir, en termes critiques, l’unité dialectique entre soi et l’objet. Voilà pourquoi nous réaffirmons qu’il n’y a pas de conscientisation en dehors de la praxis, en dehors de l’unité théorie-pratique, réflexion-action.

En revanche, en tant qu’engagement démystificateur, la conscientisation ne peut pas être entreprise par les classes sociales dominantes : leur nature même les en empêche. L’action culturelle que ces classes peuvent développer est nécessairement mystification de la réalité de la conscience, mystification de la conscience de la réalité. Il serait naïf d’attendre que les classes dominantes mettent en pratique ou même stimulent une forme d’action qui aide les classes dominées. Il faut dire de nouveau que celui-ci est un « que faire ? » propre à l’avant-garde révolutionnaire, pourvu qu’on ne tombe pas dans la tentation petite-bourgeoise de l’objectivisme mécaniciste. En effet, pour les mécanicistes, les classes dominées sont propres, en tant qu’objets, à être libérées par eux, en tant que sujets de l’action révolutionnaire. Le processus de libération est, pour eux, quelque chose de mécanique. D’où leur volontarisme. D’où leur confiance magique dans l’action élitaire séparée de l’action politique. Voilà pourquoi il est plus facile pour eux, de réaliser des centaines d’actions dangereuses, même dépourvues de signification politique, plutôt que de dialoguer avec un groupe de paysans pendant dix minutes…

Mais il faut aussi souligner que la conscientisation ne peut pas échapper, aventureusement, aux limites que la réalité historique lui impose. L’effort de conscientisation n’est pas possible dans le mépris du « viable historique ». En effet, parfois l’action qui découle du dévoilement des structures oppressives d’une société concrète donnée, mais partielle n’est pas l’expression politique du « viable historique ». En d’autres termes, il peut arriver que les masses populaires se rendent compte des raisons les plus immédiates qui expliquent un fait particulier, mais qu’elles ne saisissent pas en même temps, les liens entre ce particulier et la totalité dont il participe, où se trouve le « viable historique ». Dans ce cas, quoiqu’adaptée au fait « B » , l’action « A » peut ne pas être adéquate, du point de vue de la totalité. Il en irait ainsi, par exemple, d’une action qui, politiquement valable en un lieu donné, ne le serait pas par rapport aux exigences de l’ensemble du pays.

IDAC : Cette observation sur la difficulté de saisir la totalité qui contient le « viable historique » et d’organiser les divers éléments qui la constituent nous paraît fondamentale. En effet, pour assurer leur domination, les classes dominantes Ont besoin de diviser les opprimés, elles les dressent les Juifs contre les autres. Ainsi, aux États-Unis, au début du mouvement de libération du peuple noir, l’ennemi principal était simplement le blanc ; en revanche, les ouvriers blancs constituaient une des couches les plus racistes de la société américaine. Le même phénomène se reproduit, avec des données différentes, dans le choc qu’on observe en Amérique latine entre les intérêts immédiats du prolétariat urbain industriel et les revendications de la paysannerie, quand évidemment leur intérêt profond permet l’identification de l’ennemi principal commun. Nous croyons que ce dépassement des visions partielles, fragmentaires implique précisément l’apprentissage par les masses opprimées de la « conscience de classe ». Comment vois-tu ce processus ?

Paulo Freire : Je répéterai d’abord que, du fait même qu’il ne peut pas être un « que faire ? » atomisé, spontanéiste ou paternaliste, le travail de conscientisation exige de ceux qui s’y consacrent une perception claire des rapports entre totalité et partialité ; tactique et stratégie ; pratique et théorie. Ce travail demande encore une non moins claire vision que l’avant-garde révolutionnaire doit avoir de son propre rôle, de ses rapports avec les masses populaires : elle doit veiller à ne pas tomber, soit dans le libéralisme ou le manque d’organisation, soit dans l’autoritarisme bureaucratique. Dans le premier cas, elle ne serait pas capable de conduire le processus révolutionnaire, qui s’émietterait en actions dispersées ; dans le second, en étouffant la capacité d’action consciente des masses, elle les transformerait en simples objets de sa manipulation. Dans les deux cas, il n’y aurait point de conscientisation.

Analysons, maintenant, comment peut se faire cc dépassement par les masses populaires du stade de « conscience des nécessités de classe », où spontanément elles se trouvent, pour atteindre le stade de la « conscience de classe ». Le « décalage dialectique » entre ces deux stades est indiscutablement un défi lancé à l’avant-garde révolutionnaire. Ce « décalage dialectique » est l’« espace » idéologique où se trouvent les classes dominées, dans leur expérience historique, entre le moment où, en tant que « classe en soi » elles n’agissent pas en accord avec leur être et celui où en s’assumant en tant que « classe pour soi », elles prennent conscience de la mission historique qui leur est propre. C’est à ce moment-là seulement que leurs nécessités se définissent comme des intérêts de classe.

Nous voilà en face d’un problème difficile : d’une part, la conscience de classe ne s’engendre pas spontanément, à l’écart de la praxis révolutionnaire ; mais, d’autre part, cette praxis implique une conscience nette du rôle historique de la classe dominée. Marx souligne, dans La Sainte Famille, l’action consciente du prolétariat, dans sa propre abolition en tant que classe, par l’abolition des conditions objectives qui le constituent. En effet, la conscience de classe exige une pratique de classe qui, à son tour, engendre une connaissance au service des intérêts de classe.

Tandis que la classe dominante, en tant que telle, constitue ct renforce la conscience de soi dans l’exercice du pouvoir économique, politique et socio-culturel, avec lequel elle s’impose à la classe dominée et l’aligne sur ces positions, celle-ci ne peut atteindre la conscience de soi qu’à travers la praxis révolutionnaire. Dans ce processus, la classe dominée devient « classe pour soi » et, agissant alors d’accord avec son ÊTRE, non seulement elle commence à connaître d’une façon différente ce qu’elle connaissait auparavant, mais aussi à connaître ce qu’auparavant elle ne connaissait pas. Voilà pourquoi, n’étant pas un pur état psychologique, ni la simple sensibilité qu’ont les classes pour détecter ce qui s’oppose à leurs besoins et intérêts la conscience de classe implique toujours une connaissance de classe. Mais cette connaissance ne se transmet pas : elle se crée dans et par l’action sur la réalité. Le dépassement de ce décalage dialectique, exigeant une pédagogie révolutionnaire, exige aussi que les rapports entre le parti révolutionnaire et la classe dominée se vérifient de telle sorte que, le parti étant la « conscience critique » des masses populaires, il ne pose pas d’obstacles au processus de critique de la classe.

IDAC : Nous pourrions conclure cette conversation en revenant au problème de l’organisation du parti révolutionnaire. Pourrais-tu systématiser la critique envers les formes d’action politique qui se font au mépris d’une participation consciente et créatrice des masses populaires et qui relèvent, comme tu l’as dit, d’une conception petite-bourgeoise du rapport entre avant-garde et masses ?

Paulo Freire : Je crois que l’un des problèmes le plus difficile qu’affronte un parti révolutionnaire dans la préparation de ses cadres est de combler l’écart qui existe entre l’option révolutionnaire formulée par les militants et leur pratique qui n’est pas toujours vraiment révolutionnaire, qui ainsi contredit son expression verbale. C’est dans ce sens-là que les erreurs méthodologiques sont toujours l’expression profonde d’une certaine conception idéologique. Dans la mesure, par exemple, où ils gardent au fond d’eux-mêmes le mythe de l’« incapacité naturelle » des masses populaires, les militants ont tendance à les mépriser, à refuser le dialogue avec elles et à avoir le sentiment d’être leurs seuls éducateurs. Agissant ainsi, ils ne font que reproduire la dichotomie, typique d’une société de classes, entre enseigner et apprendre, dans laquelle la classe dominante « enseigne » et la classe dominée « apprend ». Ils se refusent donc, à apprendre avec le peuple, et commencent à donner des avis, à déposer dans les masses le savoir révolutionnaire.

À cause de tout cela, je suis convaincu que l’effort de clarification de ce qu’est le processus d’idéologisation constitue un des préliminaires indispensables à tout séminaire de préparation de militants, simultanément avec l’exercice de l’analyse dialectique de la réalité. Si l’on procède ainsi, le séminaire devient une occasion pour les participants, invités à dépasser leur vision naïve et partielle de la réalité et la remplaçant par une vision critique d’ensemble, de s’engager dans un processus de clarification idéologique. Ils se rendent compte que le dialogue avec le peuple, dans l’action culturelle pour la libération, n’est pas une formalité, mais une condition indispensable pour savoir si notre option et authentiquement révolutionnaire. Ils prennent conscience qu’est impossible la dichotomie entre l’intention du militant, qui est politique, et les méthodes, les techniques et les procédés par lesquels cette intention se traduit dans la pratique. En effet, l’option politique du militant détermine le cheminement de son expression. Il y aura toujours des différences radicales entre un militant de gauche et un militant de droite, dans l’utilisation que chacun peut faire d’un même projecteur de diapositives. Une grande partie des obstacles qui se dressent sur le chemin d’une action politico-révolutionnaire correcte découle de la contradiction entre l’option révolutionnaire et l’utilisation de méthodes d’action qui correspondent à une pratique de domination.

Si mon option est révolutionnaire, il m’est impossible de considérer le peuple comme objet de mon acte libérateur. Si, par contre, mon option est réactionnaire, le peuple ne sera pour moi qu’un simple instrument de mon action pour la préservation du statu quo, où je veux seulement apporter quelques réformes. L’action politico-révolutionnaire ne peut pas imiter l’action politico-dominatrice. Antagonistes dans leurs buts, elles s’opposent et se différencient non seulement par les conséquences pratiques des méthodes choisies, mais aussi par l’utilisation qui est faite des aides et alliances dont elles bénéficient.

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