Références

  • Titre : « L’éducation pour la libération », entrevue avec P. Babin
  • Auteur : Paulo Freire et Pierre Babin
  • Revue : Orientations (revue de pédagogie chrétienne en milieu scolaire) n°40, Paris, 1971, p.29-37.
  • Date de l’entretien original :  1971
  • Période freirienne : Exil (1964-1979)

Catégorie : Entretiens et dialogues

Notes : Il s’agit d’une entrevue au sujet de la jeunesse entre Paulo Freire et Pierre Babin à Genève publiée en 1971.

« L'éducation pour la libération »

[Présentation de l’éditeur] Ayant passé toute sa vie en Amérique Latine comme éducateur, Paulo Freire est le type même de l’homme qui réalise lui-même ce qu’il prêche aux autres : un engagement sérieux en faveur de la libération des hommes. Il a entrepris ce travail il y a plus de 20 ans, d’abord comme professeur de philosophie de l’éducation dans le nord-est brésilien, élaborant peu à peu un système d’éducation de masses qui puisse être un instrument efficace d’épanouissement des pauvres en même temps que l’occasion d’une prise en main de leur destin au moyen d’une participation active dans la société. Pour ce faire, il s’est posé le problème de l’éducation des adultes et, dans un premier temps, celui de l’alphabétisation, démontrant déjà en 1962 qu’il était possible d’apprendre à lire et à écrire à un groupe d’adultes analphabètes en moins de six semaines. Encouragé par cette réussite le gouvernement brésilien de Joao Goulart le chargea d’organiser une intense campagne d’alphabétisation dans la région de Recife. Mais un changement politique amena la fin de cette action de conscientisation. Après des séjours en prison, P. Freire est obligé de s’exiler et passe quatre ans au Chili en travaillant à un programme d’éducation des adultes intégré au processus de réforme agraire en cours dans ce pays. Il dirige actuellement à Genève un Centre International de documentation sur l’éducation.

Pierre Babin : Est-ce que pour vous l’âge de 15-20 ans est une période importante pour l’éducation de la jeunesse ?

Paulo Freire : À mon avis, l’éducation en tant que processus permanent est importante à n’importe quel âge. Mais le plus important est de savoir de quelle éducation il s’agit, à quels objectifs elle répond, quelles en sont les finalités. Éducation pour quoi, avec qui, et en vue de quoi ?

Pierre Babin : Je pose cette question parce que je ressens maintenant qu’un certain nombre de jeunes refusent toute éducation venant de l’extérieur et veulent s’éduquer par eux-mêmes.

Paulo Freire : La question est la suivante : cette jeunesse est en train de refuser une éducation que je refuse aussi. Et je n’ai pas 15 ans. La jeunesse est en train de refuser la domestication, la sienne, domestication qui se fait moyennant ce qu’on appelle l’éducation.

Qu’est-ce que au juste que ce système éducatif ? L’éducation est devenue un processus d’adaptation aux règles du jeu de la société bourgeoise et capitaliste. L’effort que cette éducation déploie est un effort de récupération de la jeunesse. C’est une sorte de tentative de castration du pouvoir dénonciateur de la jeunesse afin que, perdant le pouvoir de dénoncer, elle perde aussi le pouvoir d’annoncer, et tout simplement se conforme au statu quo. Et comme la jeunesse a besoin de dénoncer et d’annoncer, au sens de construire et reconstruire le monde de façon permanente, elle se doit de refuser l’éducation qui essaye de la castrer. La question est de savoir analyser l’idéologie, le « back-ground » idéologique qui est derrière cette éducation que la jeunesse refuse.

Pierre Babin : Il n’y a qu’une toute petite fraction de la jeunesse à refuser la domestication. L’ensemble de la jeunesse accepte vraiment la domestication.

Paulo Freire : On peut décrire ce qui arrive de la manière suivante : il n’y a pas de système éducationnel neutre, parce qu’il n’y a pas de neutralité en quoi que ce soit. L’éducation n’est pas neutre, la science n’est pas neutre, la théologie n’est pas neutre, aucune chose n’est neutre.

Le système éducationnel répond aux intérêts des élites, du pouvoir; et, par ailleurs, il permet à une jeunesse qui vit plus ou moins bien d’accéder à un meilleur niveau de vie. Ainsi la grande majorité de la jeunesse accepte le processus de domestication, et c’est parce qu’on la domestique qu’elle intériorise(1) tout un processus mythificateur qui l’empêche de se rendre compte qu’elle devient domestiquée. Seuls quelques représentants de cette jeunesse s’aperçoivent de ce processus et se révoltent. Ce processus de dénonciation existe aussi dans le premier monde. Le mouvement de 68 à Paris correspond à cela. Les mouvements de dénonciation aux U.S.A. ne sont pas seulement une manifestation du tiers-monde entendu géographiquement, mais aussi du tiers-monde compris comme monde du silence, comme monde de la dépendance. Bien sûr, ce phénomène existe en Europe aussi.

Pierre Babin : Ceux qui souffrent la domestication sont-ils les plus riches ou les plus pauvres ?

Paulo Freire : Je pense que la domestication est pour tous ceux qui entrent dans le système scolaire. Dans ce système, l’éducateur est le seul sujet de l’action culturelle, l’éduqué n’étant que l’objet qu’il manipule; c’est l’inversion de la praxis : l’école force l’homme à s’adapter à elle, au lieu de se laisser transformer par lui !

L’école est un instrument de contrôle social et ne peut pas ne pas l’être. Tous ceux qui accèdent au lieu du contrôle social sont manipulés par le contrôle social. Mais il n’y a qu’une minorité à réfléchir à cela.

Pierre Babin : Qu’est-ce que représente pour vous le principal lieu de domestication ? Où les jeunes sont-ils les plus domestiqués ? Qu’est-ce qui les domestique le plus ? Est-ce le système scolaire ?

Paulo Freire : Le système scolaire est un instrument. Nous devons le voir dans une totalité : la structure sociale elle-même, la structure de la société qui est en elle-même domesticante. C’est au dedans de la structure sociale comprise comme une totalité que nous allons trouver des agences qui la servent, avec plus ou moins de force. L’école est une de ces institutions fondamentales pour le processus de domestication qui s’appelle la socialisation. Si vous analysez les textes de lecture pour enfants et jeunes, vous verrez, et travers ces lectures innocentes, que la société va en les façonnant, et comment elle les façonne(2). Les moyens de communication de masse sont des systèmes grandement manipulateurs parce qu’ils ne sont pas neutres, ils sont en fonction des intérêts de la classe qui commande. La classe sociale qui commande est la classe bourgeoise, la classe qui a le pouvoir sur les relations de production d’une société. Celui qui fait l’éducation, c’est celui qui a le pouvoir et non celui qui ne l’a pas.

Pierre Babin : Si je réfléchis aux jeunes que je connais, il me semble que la domestication bourgeoise aboutit particulièrement à deux conséquences : la première, c’est que tous ont envie de reproduire la société. Ils prennent un masque extérieur comme les autres, s’habillent comme tout le monde, adoptent les modes jeunes, maintenant renforcées par la publicité, par la radio, etc. Il y a un style jeune. Ils ont besoin d’être comme ça. Ils sont emprisonnés dans ce besoin de reproduire le masque mondain. La seconde conséquence me semble plus grave : cette pression fait naître en eux un sentiment de culpabilité s’ils ne font pas comme tout le monde, et s’ils ne se conduisent pas comme tout le monde. Je voudrais savoir ce qu’on peut faire pour sortir la jeunesse de la domestication au moment où cette domestication est devenue un surmoi intérieur et non plus une pression extérieure…

Paulo Freire : Avant de répondre à votre question : que faire pour inviter la jeunesse à la dédomestication, j’ai l’impression que le premier pas il faire est de nous reconnaître nous-mêmes comme domestiqués. Nous autres adultes sommes à la fois domestiqués et domesticateurs. Il est intéressant de vérifier que quelques-unes des réactions des jeunes à la domestication nous semblent extravagantes précisément parce qu’ils dénoncent la domestication que nous pensons ne pas avoir assimilée. Mais avant que cette jeunesse la dénonce en nous, nous avions déjà intériorisé (introjecté) la domestication. Cette jeunesse est au contraire beaucoup moins domestiquée que nous. Quand la jeunesse actuelle, utilisant les catégories de la domestication, exprime sa non-acceptation aux patrons, elle est en train de donner historiquement un témoignage de rébellion plus grand que celui donné par notre génération. Dans un certain sens, nous sommes intérieurement plus domestiqués qu’eux. D’un autre côté, le concept de domestication qui est celui d’aliénation ne peut pas être surmonté à l’intérieur de la conscience des hommes, mais il peut l’être à l’intérieur de l’Histoire. C’est à travers la praxis seulement,à travers la transformation radicale des structures sociales qui rendent possible la domestication, que la dédomestication est possible. J’insiste beaucoup auprès des chrétiens sur l’importance de surmonter ce que j’appelle l’illusion idéaliste, comme, par exemple, vouloir changer le cœur des hommes sans toucher à la réalité qui rend le cœur malade. Nous ne nous dédomestiquons pas par des conférences et par des sermons, mais par l’action et la réflexion sur le monde dans lequel nous sommes domestiqués. Ce n’est pas avec des « cursillos » sur l’amour chrétien que nous pouvons changer le monde, bien que ces cours soient valides dans la mesure où nous nous « instrumentons » pour transformer le monde. De cette façon, parler à la jeunesse dans un séminaire, un cours, une conférence… de la nécessité d’être libre, de créer, d’exprimer la beauté du monde, d’aimer le monde et les hommes, tout en laissant intacte la même structure compétitive dans laquelle les hommes ne peuvent pas être eux-mêmes, n’avance à rien.

Sans l’engagement historique, il n’est pas facile de s’assumer. C’est pour cela que je parle toujours de la nécessité d’incarner la mort et la renaissance (résurrection). Je suis un éducateur qui a choisi une option libératrice. Je dois mourir chaque jour en tant qu’éducateur de celui qui est éduqué, pour renaître avec lui à nouveau comme étant celui qui est éduqué par lui.

Est-ce que je suis un leader révolutionnaire ? Je ne le serai qu’à la condition de mourir comme bourgeois pour renaître comme peuple. Mais ce processus est un processus difficile, parce qu’il est exigeant, et c’est pour cela que beaucoup d’entre nous, beaucoup de chrétiens, nous ne croyons pas à la résurrection. Nous en parlons comme d’un mot vide. Mais nous ne sommes pas à même de la vivre. Au fond, nous ne sommes que des gens formalistes, hiérarchisés, bureaucratisés, étatisés.

Pierre Babin : Est-ce que vous consentiriez à dire que l’éducation consiste à se libérer soi-même comme éducateur et à entrer dans un processus socio-économique et le reste se fait par surcroît ?

Paulo Freire : Votre question est très bonne : elle touche un point central et que nous, les éducateurs, ne voyons pas toujours : l’impossibilité de toute neutralité dans le domaine, soit de l’action éducative, soit de n’importe quelle action. Ainsi, il me faut faire un choix. Et si mon option est libératrice et humaniste, je dois courir le risque de l’objectiver avec d’autres et non sur ou pour d’autres.

Pierre Babin : Est-ce que vous pouvez dire aussi quelque chose concernant la jeunesse elle-même ? Est-il possible de dire quelque chose aux jeunes, de faire quelque chose pour favoriser le processus de libération des jeunes en dehors de notre propre action ?

Paulo Freire : Un jour, on a demandé à Marx ce qu’il pensait du processus de libération des Juifs, et Marx a demandé de quoi il s’agissait. La libération, pour Marx, n’était pas celle des Juifs, comme pour moi la libération n’est pas celle des jeunes, ni celle des femmes. La question est celle de la libération des êtres humains.

Pierre Babin : Je voudrais quand même savoir si les jeunes ont en eux la possibilité de se libérer eux-mêmes sans être en relation avec les hommes adultes ?

Paulo Freire : Il n’y a libération que quand il y a oppression . Et il y a oppression quand il y a oppresseur et opprimé. Autrement, il ne peut pas en être question. La question est donc la suivante : par qui la jeunesse est-elle opprimée ? Par les adultes ? Mais les adultes sont eux aussi oppresseurs et opprimés. C’est la structure de la société qui est en cause, pas seulement une jeunesse opprimée : or, il y a une classe sociale opprimée.

Est-ce que les jeunes peuvent quelque chose contre cette société bourgeoise ? Je crois profondément à la jeunesse, parce que la jeunesse, aujourd’hui surtout, est inquiète, non seulement en raison de l’inquiétude caractéristique de sa psychologie, et d’une recherche constante, mais surtout en raison des conditions historiques du monde. Je pense que la jeunesse, non dans sa totalité, mais en bonne partie, est en train de s’engager dans un processus de recherche.

Que se passe-t-il ? La jeunesse qui cherche le fait en tant que jeunesse étudiante; mais en tant que jeunesse étudiante, elle n’est pas une classe sociale. Les jeunes sont une classe sociale, mais non en tant qu’étudiants. Le fait d’être étudiant est signe de sa classe, mais ne crée pas une classe. Il arrive que les mouvements de jeunesse soient des mouvements transitoires. Ils s’adonnent à la recherche avec enthousiasme pendant les cinq ans d’Université et après, ils cherchent uniquement à s’installer dans la vie. La sagesse de la société sera dans la découverte de chemins qui permettront de modérer les processus de rébellion pendant l’étape de transition que traverse l’Université. Si la société s’arme de plus en plus pour récupérer la jeunesse pendant sa période de transition et de dénonciation, tant mieux pour la société, parce que la société sait que la jeunesse, quand elle entre dans la vie professionnelle et se marie, se dit : « J’ai accompli ma tâche, maintenant, c’est le tour des autres », et elle s’embourgeoise. Ainsi le problème de la libération d’une jeunesse domestiquée est un problème plus vaste. Ce n’est pas un problème de la jeunesse elle-même, c’est celui des hommes comme des femmes, c’est celui des êtres humains.

Pierre Babin : Vous, en tant qu’éducateur, si vous aviez à parler aux jeunes, que leur diriez-vous ?

Paulo Freire : Malheur aux adultes qui ont laissé mourir en eux l’enfant qu’ils ont été ou qu’ils n’ont pas été. Pendant ma vie, j’ai toujours parlé davantage avec les jeunes qu’avec les gens de ma génération. Les personnes de ma génération ne m’acceptent pas, parce qu’elles trouvent que je suis dangereux. Je dis aux jeunes ce que je dis à vous. Ma tâche est aussi la vôtre. La tâche est de dévoiler ce monde dans lequel il est défendu d’être, et de chercher les routes concrètes, objectives, de transformation radicale de ce monde. D’ici quelques années, nous dirons aux jeunes : la tentation de stabilisation s’approchera de toi; prépare-toi pour savoir réagir dans le futur; pourras-tu réagir au péché de stabilisation ? Je préfère, quand je parle à la jeunesse, la considérer comme un moment, un moment qui annonce; l’envisager, non comme une réalité à part, mais la voir comme un processus humain de l’expérience historique humaine. C’est dans ce sens qu’elle a à s’engager, afin de se libérer elle-même, parce qu’il n’y a pas de jeunesse qui se libère en tant que jeunesse. Ce serait admettre une sorte de hiatus dans l’histoire de la société. Une jeunesse qui est devenue libre, ça n’a pas de sens. Le problème consiste en ce que jeunes et adultes ensemble acceptent l’appel historique de l’humanisation.

Pierre Babin : Vous dites qu’il faut dénoncer ce qui ne va pas dans le monde. Quelle sorte de dénonciation les jeunes peuvent-ils faire ?

Paulo Freire : D’abord, je ne peux pas dire à la jeunesse qu’elle doit dénoncer, sans en même temps faire ma propre dénonciation. Mais la jeunesse a beaucoup à dénoncer. Par exemple, dénoncer le clivage entre la jeunesse qui étudie et celle qui n’étudie pas; dénoncer le mécanisme par lequel une jeunesse a atteint, grâce à son statut social, les meilleurs niveaux de scolarité ; dénoncer ce processus de scolarisation, qui est précisément le processus de sa déshumanisation. La jeunesse a aussi à dénoncer la structure elle-même de la société, qui laisse en dehors du processus ou interdit à la plupart la possibilité de se perfectionner culturellement. Si nous demandions aux jeunes : What do you learn in the school today ?(3) nous saurions que ce qui doit être dénoncé par la jeunesse est ce que l’on apprend à l’Université. Et pourquoi enseigne-t-on de telles choses à l’Université ? Parce que l’éducation n’étant pas neutre, tout cela est nécessaire aux intérêts de la classe dominante. C’est ce qui arrive : quand nous faisons une dénonciation, nous courons des risques, et nous ne pouvons pas les courir toujours. Par exemple, si j’étais Monseigneur, prêtre de paroisse, j’aurais à m’occuper de petites œuvres d’assistance, et j’aurais sans doute besoin d’argent pour plusieurs destinations… Je commencerais par avoir peur de dire tout cela, parce que le lendemain, les industriels qui versent de l’argent pour soutenir les postes se mettraient à dire : « je ne vais plus à votre messe, parce que vous êtes communiste ».

Pierre Babin : Moi, je le dirais. Mais les jeunes répondront : « Tout ça, c’est vrai, mais nous ne pouvons rien faire. À quoi ça sert de s’empoisonner la vie ? ».

Paulo Freire : Je ne dis pas que c’est toute la jeunesse qui doit le faire. La jeunesse qui dit ce que vous venez de dire est morte, sans espoir de résurrection; et j’ai l’impression que notre rôle à nous est de stimuler ceux des jeunes qui veulent ressusciter. Je ne veux pas dire que je n’aime pas aussi les autres, mais je n’ai pas de temps à perdre. Bien que, dans mon expérience, j’aie de nombreux exemples de jeunes qui refusaient de se reconnaître comme tels, et ont plus tard découvert ces réalités.

Pierre Babin : Le résultat ne sera-t-il pas de nous amener à travailler avec l’ « élite » qui est encore capable de cette protestation ?

Paulo Freire : Je refuserais de travailler avec une élite. En travaillant avec la partie vivante, nous le faisons pour celle qui refuse de reconnaître sa mort pour renaître. Mon souci est le suivant : cette grande partie de la jeunesse ne refuse pas parce qu’elle est mauvaise, elle refuse parce qu’elle est conditionnée par les intérêts de la structure dans laquelle elle vit, d’une façon telle qu’elle ne peut pas penser autrement. Mais si un jour, on change les conditions objectives, il est clair que sa mentalité changera aussi. Non d’une façon automatique, bien sûr, ce serait du mécanisme; mais par exemple, la jeunesse de Cuba est une jeunesse vivante, intégrée, luttant dans son pays.

Pierre Babin : Pourquoi Castro vient-il de faire une loi contre la paresse ?

Paulo Freire : Je ne connais pas la loi contre la paresse. Nous ne pouvons connaître le problème de la jeunesse de Cuba que dialectiquement. La question est que l’ancienne structure sociale de Cuba a laissé des empreintes profondes jusqu’à aujourd’hui. Ces marques avaient besoin d’être « extrojetées ». Pour surmonter la paresse, il n’y a rien de mieux que la révolution culturelle proposée par Mao.

Pierre Babin : Si je dis à des jeunes ce que vous dites là, une partie ne me croira pas : ce sont les morts. Et la partie vivante ? Ces jeunes à qui je dis de dénoncer la société vont être malades. Et je ne veux pas les détruire. En tant qu’adulte, j’ai une structure qui va me permettre de tenir. Mais ces jeunes ? Est-ce que vous ne vous posez pas cette question ? Pendant la guerre d’Algérie, j’ai soutenu des jeunes pour qu’ils luttent contre la torture. J’ai deux exemples de jeunes qui sont devenus déséquilibrés et qui ont été soignés dans des hôpitaux.

Paulo Freire : J’ai l’impression que je dois montrer des aspects intensément inhumains, sans toutefois assumer une position pharisaïque. Il faut regarder le problème en face. Il faut essayer de le dévoiler. Surtout, ne pas le cacher. Pourquoi ne faites-vous pas des interviews de jeunes ?

Pierre Babin : D’accord, nous pouvons le faire. Quelquefois, je me dis : « Jésus, durant sa vie, a protégé ses disciples. Et ce n’est qu’après sa mort que les disciples ont eu, comme adultes, à faire partie de la société. Mais avant, quand ils étaient jeunes, Jésus a évité qu’ils se tuent ».

Paulo Freire : Il faut comprendre qu’il y a des plans différents. D’abord, je ne suis pas le Christ. Et même si je cherche dans le Christ un témoignage vivant, je ne suis pas lui. Ensuite, je ne peux pas prendre la place des autres et assumer les responsabilités de chacun. Je comprends votre problème, voire parce que je suis père de famille. Pendant que vous en parlez au niveau théorique, j’en parle au niveau pratique.

Pierre Babin : Ces jeunes, ai-je le droit de leur faire prendre conscience de ce monde sinistre ? Est-ce que je peux les engager aussi vite dans un processus de dénonciation sans les tuer ?

Paulo Freire : Je pense que vous n’en avez pas le droit, vous en avez le devoir, pourvu que vous aussi, vous risquiez. Je dis cela parce que moi-même je le fais. Il y a des gens qui risquent plus que moi, mais j’ai aussi mes risques… Si j’avais à faire une option, j’irais aux États-Unis. L’Europe me donne une sensation de stabilité, de mort, d’hypocrisie, de falsification, de colonialisme culturel, racial et politique, économique. Les États-Unis me donnent une impression de vitalité, de recherche, en raison des groupes dénonciateurs qu’on y trouve : mouvements noirs, mouvements mexicains, groupes de jeunes, d’intellectuels de gauche, de jeunes professeurs.

Pierre Babin : Le rôle de l’action est dans l’éducation de la jeunesse. Est-ce que vous êtes pour demander aux jeunes des engagements concrets dans l’action ?

Paulo Freire : Je vais toucher un souci éthique que vous avez et moi aussi. J’ai l’impression que vous n’avez pas à le dire. Vous ne devez pas être une sorte de rappel à l’ordre. Mais il vous faudra suivre par voie de conversation et de dialogue. Dans cette conversation, vous direz ce qu’est la conscientisation, et qu’il n’y à pas de conscientisation en dehors de l’action. D’un autre côté, il n’y a pas de forme authentique d’existence, qui ne soit un engagement historique. Dans la conversation, au lieu de provoquer un profond « trauma », on aidera les jeunes à s’apercevoir du danger et de leur responsabilité de leur présence au monde.

Je m’occupe en ce moment en écrivant un livre sur la démythification de la conscientisation. Il y a tout un mouvement à présent en Afrique, en Asie… comme si la conscientisation était une formule magique destinée à faire des prodiges. Plusieurs des mythes sur la conscientisation sont construits par des groupes chrétiens. Dans ces mythes, il y a aussi l’illusion idéaliste de libérer l’homme et de le sauver par amour, par la prière, par la paix, par le chapelet en famille… Ce genre de chrétiens pense que la conscientisation peut constituer une troisième voie qui permettra d’éviter la lutte des classes. Je n’ai jamais prêché cela; jamais je n’ai cru à cette magie; mon souci n’a jamais été celui-là. Je reprendrais volontiers à ce propos ce que Marx écrivait un jour à un ami : « Je n’ai pas inventé la lutte des classes, ce n’est même pas moi qui, le premier, ai vu l’existence des classes sociales. Avant moi, déjà les économistes bourgeois les avaient découvertes ». La conscientisation n’est pas une manière de falsifier la réalité. Elle n’est pas un processus individuel. Elle est un processus social qui suppose un engagement révolutionnaire. Il n’y a pas de conscientisation sans organisation de classes sociales. Et la conscientisation doit permettre de transformer la nécessité de classe en conscience de classe.

Beaucoup m’étiquettent comme « éducateur progressiste ». Je ne suis pas un éducateur progressiste, je suis un éducateur révolutionnaire. Quand je parle de processus éducationnel, quand je parle des méthodes éducationnelles, de l’éducation pour la révolution, je fais une relation dialectique entre le processus et l’intention politique de l’éducateur. L’éducateur progressiste ne fait pas cette connexion. L’éducateur progressiste reste dans les méthodes, dans les projecteurs, dans le matériel didactique, etc.

L’éducation n’est pas le levier de la révolution, mais quand je parle de l’éducation, je mets de côté le système éducatif. Nous ne pouvons pas attendre que l’élite au pouvoir organise le système éducationnel pour la libération. Le processus de l’éducation pour la libération coïncide avec la pratique révolutionnaire. N’allons pas penser à faire des écoles pour la révolution ! La conscientisation est un processus qui débouche dans une praxis.

Pierre Babin : Je pense que le mot « révolution » n’a pas le même sens en Amérique Latine qu’en Europe. En Europe, « révolution » signifie « sang ».

Paulo Freire : Pour moi, « révolution » signifie « libération ». S’il y a du sang ou non, je l’ignore.

Pierre Babin : Est-ce que l’éducation de l’enfance et de la jeunesse n’exige pas un processus d’évolution plus qu’un processus de rupture violente et radicale ?

Paulo Freire : La question est la suivante : quand je parle de l’éducation comme processus aidant à la transformation du monde, je parle de l’éducation qui, au lieu de mentir sur les réalités, cherche à connaître la réalité, de façon que celui qui en prend connaissance, fasse une option révolutionnaire. Dans le processus d’éducation qui concerne l’enfant ou le jeune, il y a sans doute à tenir compte non seulement de la réalité, mais aussi des étapes du processus de croissance qui ne peuvent pas être violentées.

Pierre Babin : En ce qui concerne l’adolescence et la jeunesse, mon problème par rapport à tout ce qu’on a dit, est celui de son idéalisme. S’agit-il d’incarner dans une histoire ou dans une politique ses idées d’absolu ? Ils font la révolution dans les idées.

Paulo Freire : Cela serait davantage une caractéristique de la jeunesse, mais je demanderais si ce n’est pas en rapport avec nos structures. L’idéal d’une société saine serait celui d’une société qui pourrait permettre à la jeunesse de pouvoir avoir ses rêves.

Pierre Babin : C’est le propre de la jeunesse de réagir contre la société dans laquelle elle est, quelle que soit cette société.

Paulo Freire : Il est possible que cette étape d’adolescence ait cette caractéristique, parce qu’il y a dans une certaine étape d’adolescence une sorte de crise d’originalité. Et dans la crise d’originalité, la tendance est de refuser ce qui a été, ce qu’elle pense qui a été et ne vaut rien, pour créer ce qu’elle pense qui doit être. Ceci ne fait pas problème pour moi. Mon problème commence au moment où la jeunesse ne veut pas faire cela.

Pierre Babin : Beaucoup de choses que vous avez écrites restent pour moi très marquées par l’âge adulte. Que devons-nous adapter à la fragilité, à l’idéalisme et au caractère très particulier de la jeunesse ?

Paulo Freire: Tout ce que vous trouverez dans cette conversation, vous pourrez en taire l’usage que vous voudrez bien.

Notes :

(1) Paulo Freire emploie le verbe “introjecter”

(2)Cf. par ex. S. Mollo : La représentation de la société dans les manuels de lecture, in « L’école dans la société », Dunod, 1970, et, du même auteur : « L’école et les modèles éducatifs », article à paraître in Orientations.

(3)Allusion à une chanson commentée par Paulo Freire à Educ-International (> lien vers l’article).

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