Références

  • Titre : « Lecture du mot, lecture du monde ; Paulo Freire s’entretient avec Marcio d’Olne Campos »
  • Auteur : Paulo Freire ; Marcio d’Olne Campos
  • Revue : La Beauté, Le Courrier de l’UNESCO, décembre 1990, p.4-9.
  • Date du dialogue original : 1990
  • Période freirienne : Retour au Brésil (1980-1997)

Catégorie : Entretiens et dialogues

Notes : Paulo Freire s’entretient avec Marcio d’Olne Campos, physicen brésilien engagé dans les ethnosciences et l’éducation.

Lecture du mot, lecture du monde, Paulo Freire s’entretient avec Marcio d’Olne Campos

[Paulo Freire s’entretient avec Marcio d’Olne Campos, physicen brésilien engagé dans les ethnosciences et l’éducation. Cette conversation a été publiée en 1990 dans une revue de l’UNESCO]

Paulo Freire : Nous avons souvent confronté, au cours de multiples rencontres, notre expérience à propos de l’alphabétisation. L’enseignement que tu as tiré de tes recherches en ethnoscience recoupe, sur bien des points, mes vues de pédagogue, et jette un jour original sur ce que j’ai appelé naguère la « lecture du monde ».

J’ai toujours répété, en effet, qu’il est impossible de penser l’alphabétisation en tant que lecture du mot, sans admettre qu’elle est nécessairement précédée d’une lecture du monde. L’apprentissage de la lecture et de l’écriture équivaut à une « relecture » du monde.

Il ne faut jamais oublier cette évidence : les tout petits, bien avant de dessiner et de tracer des lettres, ont appris à parler, à manipuler le langage oral. À travers leur famille, ils ont lu la réalité du monde avant de pouvoir l’écrire. Par la suite, ils ne font qu’écrire ce qu’ils ont dit.

Tout processus d’alphabétisation doit intégrer cette réalité historique et sociale, l’utiliser méthodiquement pour inciter les élèves à exercer, aussi systématiquement que possible, leur oralité, qui est immanquablement liée à ce que j’appelle la « lecture du monde ». C’est même cette première lecture du monde qui pousse l’enfant à exprimer, par des signes et des sons, ce qu’il a appris de l’univers qui l’entoure.

L’alphabétisation implique de prendre cette réalité pour point de départ. Elle doit même s’y articuler. De cette source elle ne doit se couper à aucun prix. Au contraire, il faudra sans cesse y revenir, afin de permettre, grâce au surcroît de moyens de connaissance qu’apportent lecture et écriture, un déchiffrement approfondi, une « relecture » du monde tel qu’il a été une première fois découvert.

Selon les cultures, cet apprentissage s’ordonne autour de deux pôles de connaissance : d’un côté, le savoir « spontané », de l’autre le savoir « rigoureux » ou scientifique. On observe d’ailleurs, en chacun de nous, un conflit entre les deux. L’exigence de rigueur n’est jamais limpide, jamais débarrassée de l’idéologique : il reste toujours une trace d’idéologie dans la rigueur même avec laquelle on dénonce sa propre idéologie…

Marcio d’Olne Campos : Je m’intéresse depuis longtemps aux relations entre les différents types de connaissance : populaire, tribale et scientifique. À propos de ce que tu appelles la « relecture du monde », l’exemple des populations indiennes m’a obligé, en effet, à réviser radicalement ma conception du rôle de l’éducateur.

L’absence d’écriture n’a pas empêché ces groupes humains, pour consigner leur lecture du monde, pour exprimer leur contact intime avec leur milieu et l’univers, de créer ces autres instruments de transcription et de transmission du savoir que sont les parures, les rites, les mythes et une pratique intense de l’oralité. L’échange étroit avec le milieu environnant suscite une lecture première, originelle, qui précède — et d’ailleurs permet — la création de signes et de symboles. La « relecture du monde » s’associe donc à un ensemble signifiant qui est antérieur à la symbolique de l’alphabet proprement dit.

C’est un point capital, qui vaut dans presque tous les cas. Dans notre société brésilienne, par exemple, les enfants se voient souvent imposer, de façon intimidante, des signes arbitraires, sans rapport avec leur vécu et la représentation symbolique qu’ils s’en font. L’éducateur n’est pas toujours conscient qu’il existe, chez eux, d’autres symboles que ceux qu’il désire leur apprendre. Cet écart est encore plus marqué lorsqu’il s’agit d’élèves venant de sociétés indiennes, dont les symboles originels se réfèrent au mythe ou au rite.

Dans cette présence au monde qui est propre à chacun je vois, quant à moi, le point de départ obligé du processus éducatif, la raison d’être de l’alphabétisation. On ne peut demander à l’enfant, pendant qu’il apprend à lire et à écrire, de rester isolé comme dans une bulle de verre, en exigeant de lui qu’ensuite, seulement, il commence à lire le monde!

Paulo Freire : L’enseignement doit toujours, j’y insiste, respecter les différents niveaux de connaissance que l’enfant apporte, avec lui, à l’école. Ils expriment ce qu’on pourrait appeler son identité culturelle, laquelle est liée, évidemment, à la notion sociologique de classe. L’éducateur se doit de prendre en compte cette « lecture du monde » initiale que l’enfant apporte avec lui, ou plutôt porte en lui. Il l’a forgée dans le contexte de son foyer, de son quartier, de sa ville, et elle est fortement marquée par son origine sociale.

Or, presque toujours, l’école tend à dévaloriser ce savoir préalable. Je suis toujours étonné par le mépris avec lequel l’école, à quelques heureuses exceptions près il est vrai, traite tout ce qui constitue l’expérience perceptive, existentielle, le vécu de l’enfant en dehors d’elle. On dirait qu’elle veut effacer de la mémoire et du corps de l’enfant cet autre langage qu’est sa manière d’être, sa sensibilité, sa première vision du monde. 

Ce manque de respect pour le bagage existentiel de l’enfant à des conséquences beaucoup plus négatives qu’on ne le croit généralement. C’est ignorer, par exemple, les trésors d’astuce, toute l’inventivité que déploient les enfants des milieux défavorisés pour se défendre des agressions d’un monde qui tend à les opprimer.

Je ne suis pas opposé à l’évaluation des connaissances à l’école. Mais je m’insurge contre le fait qu’elle porte uniquement sur les acquis proprement scolaires, comme si l’on décrétait qu’il ne se passe rien d’important en dehors de l’école, du temps de l’école. On n’établit jamais un lien assez solide entre ce que l’enfant apprend à l’école et ce qu’il apprend dans le monde.

Marcio d’Olne Campos : Ce monde qu’il est déjà en train de déchiffrer. 

Paulo Freire : Qu’il ne cesse de déchiffrer! Dans cette désinvolture envers un « savoir d’expérience », je ne vois pas seulement un choix idéologico-politique, je décèle une certaine incompétence scientifique. L’école est autoritariste et élitiste parce qu’elle avalise un savoir tout fait, un savoir prétendument abouti. Or, cette conception de la connaissance est une erreur scientifique, une contre-vérité épistémologique. Il n’existe pas de savoir clos. Toute connaissance se constitue dans l’histoire, jamais en dehors d’elle. Tout savoir nouveau naît du vieillissement d’un savoir antérieur qui a été, lui aussi, novateur en son temps. Il naît, précisément, quand on accepte — il y faut de l’humilité — que ce savoir, à son tour, vieillisse. Certains scientifiques semblent parfois l’oublier… 

En affirmant cela, ni toi ni moi n’entendons, un instant, figer, enfermer les élèves dans le savoir qui était le leur avant qu’ils n’aillent à l’école. C’est même, dans notre esprit, tout le contraire. Nous souhaitons qu’ils apprennent à mieux savoir ce qu’ils savent déjà, pour qu’à leur tour ils deviennent les créateurs d’un savoir encore à naître.

Marcio d’Olne Campos : Nous abordons là un thème qui nous est familier à l’un et à l’autre : la place de l’erreur dans le travail pédagogique. Bachelard a proposé une pédagogie de l’erreur : penser l’erreur non plus comme un réflexe de l’esprit fatigué, mais comme un « obstacle épistémologique » — un obstacle à l’acte de connaître et un défi à la réalité de qui l’affronte. L’erreur se dresse alors comme un « obstacle idéologique » pour nier l’existence ou la naissance de savoirs différents.

Paulo Freire : Il faudrait démocratiser la conception de l’erreur selon Bachelard. Si tous les éducateurs voyaient enfin dans l’erreur, non plus un barrage en soi à la connaissance, mais un obstacle de nature idéologique, l’erreur deviendrait, enfin, une étape nécessaire de la connaissance. 

Par son discours comme par sa pratique, l’éducateur doit faire comprendre à l’élève que l’erreur n’est pas une grave lacune, une preuve de son incompétence, mais, au contraire, un moment légitime de son apprentissage. Un peu comme quelqu’un qui, tout naturellement, cherche du regard, d’abord sur sa droite, un objet qu’il va découvrir finalement sur sa gauche… 

Dès qu’on infléchit dans ce sens la notion d’erreur, le rapport pédagogique change en profondeur. Non seulement on facilite la notion d’apprentissage chez l’enfant, mais on incite aussi l’enseignant à plus de modestie, tout en le déchargeant en partie du poids de son autorité. Dans la conception autoritaire de l’erreur, c’est, en effet, l’erreur qui permet au maître d’affirmer son pouvoir et de punir.

Marcio d’Olne Campos : Au sens classique du terme.

Paulo Freire : Au sens le plus classique : copier cent fois « Je ne me tromperai plus», être « collé » ou expulsé de la classe… En pensant ainsi, on transgresse le simple plan intellectuel. L’enfant risque de voir dans l’erreur une souillure morale et aussi culturelle — une sorte de péché sans rémission, plus ou moins lié à son origine sociale.

Loin d’être statique, la curiosité est un mouvement symbolique incessant. Il est impossible à l’esprit curieux d’approcher, de cerner, d’assimiler son objet sans tâtonner, sans se tromper. Dans la pratique pédagogique, l’erreur, lorsqu’elle est la conséquence logique de la curiosité, ne saurait être punie.

Une fois libéré de ce « complexe de l’erreur », de cette culpabilisation, il faut que le savoir qu’apportent les élèves soit intégré au dialogue qui s’instaure entre la classe et le maître. Toute rigueur scientifique comporte par essence, des moments d’entière spontanéité. J’irais même jusqu’à dire que la rigueur absolue n’existe pas, mais coexiste toujours avec la spontanéité, et même passe par elle. Pas plus que les éducateurs, les scientifiques n’ont le droit de traiter par le mépris ce qu’on appelle la « sagesse populaire », et encore moins d’en faire abstraction pour imposer une explication prétendument rigoureuse du monde.

Ce que nous voulons, c’est une pédagogie qui, sans renoncer à l’exigence de rigueur, admette la spontanéité, le sentiment, l’émotion, et accueille, comme point de départ, ce que j’appellerais l’ « ici et maintenant », perceptif, historique, social, des élèves.

Marcio d’Olne Campos : J’en viens, ici, à mon expérience de l’ethnoscience . Il s’agit d’une ethnographie de la connaissance à travers les pratiques locales d’élaboration du savoir et des techniques. C’est donc une discipline étrangère, par définition, à tout ethnocentrisme.

Pour comprendre le savoir élaboré par une culture minoritaire, il faut l’appréhender de l’intérieur. Et, en premier, explorer ce vaste réseau de paroles, cet univers notionnel de base qui tisse, entre l’homme et la nature, un lien propre à cette culture. Comment y parvenir ? En adoptant, d’emblée, l’attitude de l’apprenti constructeur du savoir, en rejouant le jeu de la spontanéité. Et, ajouterais-je en tant qu’éducateur, en assumant, autant que la nôtre, la spontanéité de l’autre. Ce qui signifie partager la culture de l’enfant dans la salle de classe…

Paulo Freire : Oui, la position critique idéale, c’est d’assumer la spontanéité d’autrui.

Marcio d’Olne Campos : Par là, je me prépare au vrai dialogue. Aborder, sans a priori, un contexte culturel différent, c’est la condition expresse de mon travail en ethnoscience. J’ai besoin de toute mon ingénuité, de toute ma fraîcheur d’esprit, pour comprendre les outils de réflexion et d’action, aussi bien que les catégories de pensée qui sont inhérentes aux sociétés de type tribal. La systématisation, ensuite, vient graduellement.

Cette expérience a beaucoup influencé mon travail d’éducateur. En particulier, mes recherches sur les connaissances astronomiques des Indiens de l’île de Búzios, dans l’État brésilien de São Paulo. J’ai compris que ce que tu appelles le « vocabulaire minimal » est beaucoup plus que des mots. La parole, ici, n’est plus seulement signe, mais discours symbolique englobant tout. La signification symbolique qui imprègne la communication de ces groupes humains avec le monde est aussi structurante que le langage. Tous deux s’associent dans le déchiffrage de l’univers et la constitution du savoir en thèmes de réflexion.

C’est ce rapport essentiel entre nature et société, rapport générateur de la culture, que nous tentons d’approfondir à Aldebaran. Le chercheur scientifique, comme l’éducateur, doit travailler dans ce que j’appellerais le « laboratoire de la vie ». Il ne s’agit pas un instant de nier les moyens, les instruments scientifiques dont nous disposons : livres, travaux de laboratoire, contenu des programmes — tout le savoir officiel. Mais il est indispensable de le remettre en perspective, en situation, pour ne pas imposer à des enfants des exercices abstraits, conçus par des gens insuffisamment compétents.

Ainsi, dans nos recherches, nous avons été amenés à privilégier, comme base de départ, les catégories de l’espace et du temps, qui, en tramant différemment chaque fois notre environnement naturel et culturel, fondent notre présence au monde. Nous interrogeons les différentes disciplines, les divers instruments du savoir, en fonction des questions que nous pose cette présence au monde. D’où, tant à l’école que sur le terrain, une démarche transdisciplinaire, le libre va-et-vient d’un mode d’exploration de la connaissance à un autre.

Grâce à cette écoute du monde, nous pouvons retrouver et vérifier nos connaissances dans un autre contexte culturel — l’univers de l’élève. Nous avançons non pas dans notre savoir, mais dans le savoir d’autrui.

Paulo Freire : Il faut déplorer, encore une fois, le dirigisme de nombreux éducateurs. Il est impossible de comprendre intuitivement le savoir des Indiens dont tu parles. D’abord, tu dois t’imprégner des conditions qui ont déterminé ce savoir. C’est ce que refusent de faire beaucoup d’intellectuels. Même lorsqu’ils tiennent un discours progressiste, leur pratique reste profondément autoritaire et leur idéologie élitiste. Sans se l’avouer peut-être, ils ne reconnaissent pour vrai que le seul savoir institutionnalisé. En fait, ils n’accordent aucune valeur au savoir populaire, qu’ils jugent informe, insignifiant, préférant le passer sous silence.

Cela me rappelle une anecdote révélatrice. C’était à une réunion où l’on analysait les méthodes de travail des paysans. Un groupe d’intellectuels venait de parler longuement, quand un paysan prit soudain la parole : « Du train où vont les choses, je crois qu’il est inutile de continuer. On ne pourra pas s’entendre. Vous autres, là — et, du doigt, il soulignait, avec humour, la distance de classe qui séparait les deux groupes occupant pourtant le même espace —, vous autres là, vous vous intéressez au sel, alors que, pour nous, ce qui compte, c’est la sauce. » Un grand silence se fit dans la salle. Perplexes, les intellectuels se demandaient ce qu’avait voulu dire le paysan; ses compagnons, eux, avaient tout de suite compris et attendaient une réponse.

Dans son langage simple, ramassé, qu’avait-il dit, le paysan ? « La discussion tourne en rond parce que vous avez une vision fragmentaire de la réalité, alors que nous la comprenons comme un tout. Nous pensons l’ensemble, sans nous arrêter aux détails, et vous, qui parlez sans cesse du reel dans sa globalité, vous vous hypnotisez sur les détails. Le sel n’est que l’un des ingrédients de la sauce, laquelle symbolise la somme des aspects partiels… Une telle métaphore révèle une capacité d’analyse que certains intellectuels ne s’attendaient pas à trouver chez un paysan.

À mes yeux, le savoir et la compétence n’ont de valeur -toujours relative, mais néanmoins considérable — que si l’on a conscience qu’il s’agit de quelque chose de forcément partial, d’imparfait, à l’image des êtres humains.

Marcio d’Olne Campos : Au vrai, toute compétence, tout savoir est perpétuellement remis en cause dès lors qu’on le pense comme un mouvement et non comme un aboutissement définitif. Piaget l’a dit. Tout se passe comme si l’équilibre recherché dans la construction du savoir était voué à être détruit sitôt qu’atteint. Accepter l’idée que c’est un processus en action, c’est accepter de revenir sur ses pas à chaque instant. On consent à ce déséquilibre parce qu’on sait qu’il est la condition même d’un nouvel équilibre.

Attitude qui vaut autant pour l’éducateur que pour son rapport avec autrui. Cet autre qui te parle à partir d’une culture minoritaire, marginale, d’une nature différente de la tienne, peut t’insérer dans son contexte si tu acceptes le déséquilibre. C’est du contact, du dialogue que dépend ce retour à l’équilibre. Et non d’une pensée qui s’isolerait dans sa prétendue compétence. Dans cette dynamique intensive, je vois la clef de l’alphabétisation.

Paulo Freire : Conclusion ? Elle est la même pour tous, qu’ils soient écoliers d’Amérique latine, étudiants d’Asie ou universitaires d’Europe et d’Amérique; s’il te plaît, ami, ne renonce jamais à ta faculté d’étonnement, devant le monde et avec le monde.

Laisser un commentaire

Fermer le menu