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Catégories : Extraits de livre / L’éducation : pratique de la liberté (1967)

Notes : il s’agit d’extraits de l’ouvrage L’éducation : pratique de la liberté. Les extraits présentés sont plus précisément des extraits de l’article intitulé « L’Éducation, praxis de la liberté : une étude du mouvement d’alphabétisation et d’éducation de base au Brésil », dans : Communautés (Archives Internationales de Sociologie de la Coopération et du Développement) n°23, jan-juin, Paris, 1968, p.4-29.

Méthode [1]

Refusant les méthodes d’alphabétisation purement mécaniques, nous projetions d’accomplir une alphabétisation directe, réellement liée à la démocratisation de la culture et lui servant d’introduction, c’est-à-dire une expérience susceptible de rendre compatible son existence de travailleur et le matériel qu’on lui offrait pour son apprentissage. En vérité, seule une très grande patience permet de tolérer, après les difficultés d’une journée de travail , des leçons qui évoquent : l’aile (« asa »), Pierre vit l’aile (« Pedro viu a asa »), l’aile appartient à l’oiseau (« asa é da ave ») ; des leçons qui parlent d’Ève et de raisin (« Eva e uvas ») à des hommes qui parfois ne connaissent que peu d’Ève et ne mangeront jamais de raisins : « Eva viu a uva » (Ève vit le raisin). Nous pensions à une alphabétisation qui soit en elle-même un acte de création, capable d’entraîner d’autres actes créateurs ; une alphabétisation dans laquelle l’homme, parce qu’il n’est ni patient, ni objet, développe l’impatience et la vivacité d’invention et de réinvention, toutes réactions caractéristiques des états de recherche.

. . . Nous cherchions une méthode qui fût un instrument de l’élève et non seulement de l’éducateur et qui identifiât, comme observa très justement un jeune sociologue brésilien, le contenu de l’apprentissage avec le processus même de l’apprentissage.

De là notre incrédulité initiale à l’égard des abécédaires, qui prétendent offrir le montage de la signalisation graphique et réduisent davantage l’analphabète à l’état d’objet et non de sujet de son alphabétisation. Nous devions penser d’un autre côté, à réduire le nombre des mots dits générateurs, fondamentaux dans l’apprentissage d’une langue syllabique comme la nôtre. Nous n’avons pas besoin de 40, 50, 80 mots générateurs pour permettre de comprendre les syllabes de base de la langue portugaise. C’eût été une perte de temps. Quinze ou dix-huit nous ont paru suffisants pour le processus de l’alphabétisation par la conscientisation.

Les phases d’élaboration et de mise en oeuvre pratique de la méthode

Première Phase : « Le relevé de l’univers-vocabulaire » des groupes avec lesquels on travaillera est effectué au cours de rencontres non formelles avec les habitants du secteur à atteindre. Ne sont pas seulement retenus les mots les plus chargés de sens existentiel, et, à cause de cela, du plus grand contenu émotionnel, mais aussi les expressions typiques du peuple : expressions particulières, mots liés à l’expérience des groupes, et notamment à l’expérience professionnelle.

Cette phase donne des résultats très enrichissants pour l’équipe d’éducateurs, non seulement à cause des relations qui se créent, mais de la richesse, parfois insoupçonnée, du langage populaire. Les entrevues révèlent anxiété, frustrations, méfiances, mais aussi espérance, élan de participation.

Dans les relevés de vocabulaire figurant aux archives du Service de l’Extension Culturelle de l’Université de Recife, et, concernant des secteurs ruraux et urbains du Nordeste et du Sud du pays, des exemples comme les suivants ne sont pas rares :

Janvier à Angicos — dit un homme du « Sertao » du Rio Grande do Norte — est très dur à vivre, parce que « Janvier est un type mauvais qui aime à nous faire enrager » . . .

« Je veux apprendre à lire et à écrire, — a dit un analphabète de Recife, — pour cesser d’être l’ombre des autres ». Et un homme de Florianopolis, découvrant le processus d’émersion du peuple, caractéristique de la transition brésilienne, conclut : « Le peuple a une réponse ». Un autre, sur un ton chagrin : « Je ne souffre pas d’être pauvre, mais de ne pas savoir lire ». « J’ai le monde pour école » — dit un analphabète d’un État du Sud du Pays ; ce qui incita le professeur Jomard de Brito à demander dans un de ses essais :« Que pourrait-on offrir à un homme adulte qui affirme « J’ai le monde pour école ? »

« Je veux apprendre à lire et à écrire pour changer le monde » affirme un analphabète pauliste (de Sao Paulo) pour qui, avec raison, connaître c’est agir sur la réalité connue.

« Le peuple s’est mis un “boulon” dans la tête », affirme un autre en un langage un peu ésotérique. Et, lorsqu’on lui demanda de quel « boulon » il s’agissait, il répondit, en révélant une fois de plus l’émersion populaire dans la transition brésilienne : « c’est ce qui explique que vous, un lettré, vous parliez avec moi, un homme du peuple ».

D’innombrables affirmations de cet ordre exigeraient d’être interprétées par des spécialistes du langage fournissant un instrument efficace pour l’action de l’éducateur. Plusieurs de ces « textes » d’auteurs analphabètes ont fait l’objet de l’analyse du professeur Luis Costa Lima, dans la chaire de Théologie qu’il occupait. Les mots « générateurs » devraient naître de ces relevés et non d’une sélection, si parfaite fût-elle techniquement, effectuée par nous dans notre cabinet de travail.

Deuxième phase : « Le choix des mots dans l’univers-vocabulaire » relevé constitue la deuxième phase.

Cette sélection doit être soumise aux critères suivants :

a – Celui de la richesse syllabique,

b – Celui des difficultés phonétiques ; les mots choisis doivent répondre aux difficultés phonétiques de la langue, et être placés dans un ordre de difficulté croissant.

c – Celui de la teneur pragmatique du mot, qui implique une plus grande pluralité d’engagement du mot dans une réalité donnée, sociale, culturelle, politique, …

Aujourd’hui, dit le professeur Jarbas Maciel, nous voyons que ces critères sont contenus dans le critère sémiologique : le meilleur mot générateur est celui qui réunit en soi le plus haut “pourcentage” possible de critères syntactiques (possibilité ou richesse phonétique, degré de difficulté phonétique complexe, de possibilité de “manipulation” des ensembles de signes, des syllabes, etc…), de sémantique (plus ou moins grande intensité du lien entre le mot et l’être qu’il désigne), la plus ou moins grande teneur de conscientisation que le mot porte en puissance, ou l’ensemble des réactions socio-culturelles que le mot engendre dans la personne ou le groupe qui l’utilise.

Troisième phase : la troisième phase est celle de la création de situations existentielles typiques du groupe avec lequel on va travailler.

Ces situations jouent le rôle de « défis » présentés aux groupes. Ce sont des situations-problèmes, codifiées, portant en soi des éléments qui seront décodifiés par les groupes avec la collaboration du coordinateur. Le débat à leur sujet — comme ce qui se fait avec celles qui nous donnent le concept anthropologique de culture — amènera les groupes à se « conscientiser » pour s’alphabétiser.

Ce sont des situations locales qui ouvrent des perspectives à l’analyse de problèmes nationaux et régionaux. Parmi ces perspectives se situent les mots générateurs, ordonnés selon la graduation déjà signalée de leurs difficultés phonétiques. Un mot générateur peut aussi bien englober la situation complète, que se référer seulement à un des éléments de la situation.

Quatrième phase : la quatrième phase est celle de l’élaboration de fiches indicatrices qui aident les coordinateurs de débat dans leur travail. Ces fiches ne doivent être que de simples aides pour les coordinateurs et non une prescription rigide et impérative.

Cinquième phase : la cinquième phase est l’élaboration des fiches comportant la décomposition des familles phonétiques correspondant aux mots générateurs.

Une fois le matériel élaboré, sous forme de diapositives, de films fixes, ou d’affiches, les équipes de coordinateurs et de superviseurs constituées, entraînées même aux débats relatifs aux situations déjà élaborées, et ayant reçu leurs fiches indicatrices, commencent le travail effectif d’alphabétisation.

Les actes concrets de l’alphabétisation

Une fois projetée la situation avec mention du premier mot « générateur », c’est-à-dire après avoir réalisé la représentation graphique de l’expression orale de la perception de l’objet, on ouvre le débat.

Quand le groupe a épuisé avec la collaboration du coordinateur, l’analyse – décodification – de la situation donnée, l’éducateur propose une visualisation du mot générateur et non la mémorisation. Une fois le mot visualisé, le lien sémantique établi entre lui et l’objet auquel il se rapporte étant représenté dans une situation donnée, on présente à l’élève, au moyen d’une autre diapositive, ou d’une autre affiche ou d’une autre photo dans le cas de film-fixe, le mot seul, sans l’objet correspondant.

Aussitôt après, on présente le même mot décomposé en syllabes, que l’analphabète, de manière générale, identifie comme des « morceaux ». Une fois reconnus les « morceaux », dans l’étape de l’analyse, on passe à la visualisation des familles syllabiques qui composent le mot à l’étude.

Ces familles étudiées isolement d’abord, sont ensuite examinées dans leur ensemble, ce qui amène enfin à l’identification des voyelles. La fiche présentant les familles dans leur ensemble a été qualifiée par le professeur Aurenice Cardoso(19) de « fiche de découverte », car en faisant la synthèse au moyen de cette fiche, l’homme découvre le mécanisme de formation des mots d’une langue syllabique, le portugais reposant sur des combinaisons phonétiques.

S’appropriant ce mécanisme de façon critique et non par la mémorisation — ce qui ne serait pas une appropriation — l’analphabète commence à établir par lui-même son système de signaux graphiques.

Dès le premier jour, il commence très facilement à créer des mots avec les combinaisons phonétiques mises à sa disposition, par la décomposition d’un mot de trois syllabes.

Prenons le mot « tijolo » (brique), comme premier mot générateur, présenté dans la « situation » d’une œuvre en construction. Après la discussion de la situation sous ses aspects possibles, on établit la relation sémantique entre le mot et l’objet représenté par lui.

Le mot visualisé dans la situation était immédiatement après, présenté sans l’objet : « tijolo ». Ensuite : « ti -jo -lo ».

À la visualisation des « morceaux » faisait suite la reconnaissance des familles phonétiques.

À partir de la première syllabe « ti », on amène le groupe à connaître toute la famille phonétique résultant de la combinaison de la consonne initiale avec les autres voyelles. Ensuite, le groupe découvrant la deuxième famille, par la visualisation de « jo », arrive, finalement à la connaissance de la troisième.

Quand on projette la famille phonétique, le groupe reconnaît seulement la syllabe du mot visualisé : (ta -te –ti -to -tu), (ja -je -ji –jo -ju), et (la -le -li –lo -lu).

Ayant reconnu le « ti » du mot générateur tijolo, le groupe est amené à la comparer avec les autres, ce qui lui fait découvrir que si elles commencent de la même façon, elles ne peuvent toutes s’appeler « ti ».

Le processus est identique pour les syllabes « jo », et « lo » et leurs familles. Après la connaissance de chaque famille phonétique, des exercices de lecture fixent les syllabes nouvelles.

Nous abordons ensuite le stade décisif, celui de la présentation simultanée des trois familles dans une fiche de découverte :

ta-te-ti-to-tu ja -je -ji -jo -ju la-le-li-lo-lu

Après une lecture horizontale et une autre verticale, débute la synthèse orale. Un à un, tous « font » des mots avec les combinaisons possibles : luta (lutte), tijolo (brique), lajota (petite pierre carrée), jato (jet), juta (jute), lote (lot), Lula (diminutif de Luis), tela (toile), etc . . . Certains, utilisant la voyelle d’une des syllabes, l’associent à une autre et, ajoutant une consonne, forment un mot. Par exemple, ils prennent le i de li, lui ajoutant le le et accolent te : leite (lait). Il y en a d’autres aussi, comme cet analphabète de Brasilla, qui a ému l’assistance, y compris l’ancien Ministre de l’Éducation, Paulo de Tarso que son intérêt pour l’éducation du peuple amenait, à la fin de sa journée de travail, à assister aux débats des Cercles Culturels, en composant « tu ja lê », ce qui signifie en portugais correct : « tu jà lês » (tu lis déjà), le premier soir où commençait son alphabétisation.

De la lecture à l’écriture

Une fois terminés les exercices oraux, au cours desquels s’est opérée non seulement la connaissance, mais aussi la reconnaissance, sans laquelle il n’y a pas de vrai apprentissage, l’homme passe à l’écriture et ceci dès le premier soir. Le soir suivant il apporte à la maison comme « devoir », autant de mots qu’il a pu en créer par la combinaison des phonèmes communs. Peu importe le jour où il foule pour la première fois ce terrain nouveau, c’est la découverte du mécanisme des combinaisons phonémiques.

Dans l’expérience réalisée dans l’État de Rio Grande do Norte, on appelait « mots de pensée » ceux qui étaient des termes, et « mots morts » ceux qui ne l’étaient pas.

Nombreux furent ceux qui, après l’assimilation du mécanisme phonémique grâce à la « fiche » de découverte, écrivaient des mots partant de phonèmes compliqués — tia, nha — qui ne leur avaient pas encore été présentés.

Dans un des Cercles Culturels de l’expérience de l’Angicos (Rio Grande do Norte) coordonné par notre fille, Madalena, le cinquième jour de débat, alors qu’on ne retenait que des phonèmes simples, un des participants alla au tableau noir pour écrire, dit-il, un « mot de pensée ». Il écrivit : « 0 povo vai resouver (le peuple va résoudre – « resouver » : déformation de « resolver » = résoudre) os poblemas (les problèmes – « poblemas » issu de problemas : problèmes) do Brasil votando conciente (du Brésil en votant consciemment) », sans le s de la syllabe cons.

Ajoutons que, dans ces cas, les textes étaient discutés par le groupe, qui étudiait leur signification en relation avec notre réalité.

Comment s’expliquer qu’un homme, analphabète quelques jours auparavant, écrive des mots à partir de phonèmes complexes qu’il n’a pas encore étudiés? C’est que, ayant dominé le mécanisme des combinaisons phonétiques, il essaye et parvient à s’exprimer graphiquement comme il parle. Ceci se vérifia dans toutes les expériences qui se firent dans le Pays, s’étendant et s’approfondissant à travers le Programme National d’Alphabétisation du Ministère de l’Éducation et de la Culture, que nous coordonnions alors et qui disparut après le coup d’État Militaire.

Pour que l’alphabétisation ne soit pas purement mécanique et affaire de mémoire, on doit absolument amener les adultes à se « conscientiser » d’abord, pour qu’ensuite ils s’alphabétisent eux-mêmes. Par conséquent, à mesure qu’elle aide l’homme à approfondir la conscience de sa problématique, et de sa condition de personne -donc de sujet -cette méthode deviendra pour lui un moyen d’option. C’est alors qu’il se « politisera » lui-même.

Quand un ex-analphabète de la province d’Angicos, prononçant un discours devant le Président Goulart — qui nous appuya toujours avec enthousiasme — et sa suite, déclara qu’il n’était plus masse mais peuple, il fit plus que prononcer une phrase : il s’affirma conscient d’une option. Il avait choisi la participation dans la décision, que le peuple seul possède et renoncé à la démission émotionnelle des masses. Il s’était politisé.

Les thèmes générateurs soumis à l’analyse de spécialistes devaient être réduits à des unités d’apprentissage (comme nous l’avions fait pour le concept de culture et les situations en rapport avec les mots générateurs). Nous avions préparé les films-fixes à partir de ces « réductions » ou de textes simples se référant aux textes originaux. De plus, en élaborant un catalogue de thèmes « réduits » et de références bibliographiques que nous aurions mis à la disposition des collèges et universités, nous aurions pu amplifier le champ d’action de l’expérience.

D’autre part, nous avions commencé à préparer un matériel devant nous permettre de réaliser de façon concrète une éducation dans laquelle il y avait place pour ce que Aldous Huxley appelle « l’art de dissocier des idées », cet art étant l’antidote de la force de domestication de la propagande. Des situations-défis, allant de la simple propagande commerciale jusqu’à la propagande idéologique, devaient être discutées par les élèves, ceci dès la phase d’alphabétisation.

À mesure que les groupes auraient perçu dans la discussion ce qu’il y a de leurre dans la propagande – telle marque de cigarettes, par exemple, fumées par une jolie jeune fille en bikini, souriante et heureuse, et qui avec son sourire, sa beauté et son bikini n’a rien à voir avec la cigarette – ils découvriraient dans une première phase, la différence entre éducation et propagande. Ils se préparaient, ensuite, à percevoir et discuter les mêmes appâts et les mêmes leurres dans la propagande idéologique ou politique, dans l’usage des slogans. Capables de critique, ils seraient armés pour la « dissociation des idées » évoquée par Huxley.

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