Références

  • Titre : La méthode d’alphabétisation des adultes employée dans le Nord-Est brésilien
  • Auteur : Paulo Freire
  • Revue : Pièce au dossier n°2 de l’ICEA (Institut canadien d’éducation des adultes), Montréal, septembre 1970.
  • Date de la publication originale : 1967
  • Période freirienne : Exil (1964-1979)

Catégories : Extraits de livre / L’éducation : pratique de la liberté (1967)

Notes : Ce texte a déjà été publié en français, avec quelques différences, dans la revue Communautés (n°23, 1968) sous le titre : « L’Éducation, praxis de la liberté : une étude du mouvement d’alphabétisation et d’éducation de base au Brésil ». Il s’agit d’ extraits de l’ouvrage Educação como Prática da Liberdade publié au Brésil en 1967. Cet ouvrage est paru en français sous le titre : L’éducation pratique : pratique de la liberté, éditions du Cerf, Paris, 1971.

La méthode d’alphabétisation des adultes employée dans le Nord-Est brésilien

[Présentation de l’ICEA par sa directrice] Lancée en 1969, la série PIÈCE AU DOSSIER s’est limitée, jusqu’à ce jour, à la publication d’un texte de Paul Lengrand intitulé « L’éducation des adultes et le concept de l’éducation permanente ». Notre intention était d’en faire une publication destinée à faire connaître des contributions extrêmement enrichissantes souvent réservées à de petits cénacles ou encore reléguées dans l’ombre, parce que peu accessibles à de nombreux lecteurs. Cette publication devait paraître environ quatre fois l’an. Telles sont encore les intentions de l’ICEA. La publication de cette deuxième PIÈCE AU DOSSIER sera suivie de deux autres au cours des prochains mois.
Nous connaissons tous, de réputation, Paulo et son travail d’alphabétisation des adultes dans le Nord-Est du Brésil, malheureusement, peu de ses oeuvres nous sont accessibles parce que publiées en portugais et en espagnol. Des efforts importants étant faits chez-nous en vue de développer des expériences d’éducation de base auprès d’analphabètes et de sous-scolarisés en milieu populaire, nous avons pensé que la publication d’un texte où Paulo Freire expose l’essentiel de sa méthode serait des plus utiles.
Nous le remercions de nous avoir autorisés à faire connaître sa pensée auprès de nos lecteurs.
Madeleine Joubert, Directeur général de l’ICEA.

I. L’expérience d’alphabétisation des adultes au Brésil

[Introduction de l’éditeur] Le texte de Paulo Freire que nous publions dans cette PIÈCE AU DOSSIER constitue un chapitre du livre L’éducation, praxis de liberté(1), ouvrage entrepris par l’auteur après la chute du gouvernement Goulart, interrompu par deux séjours en prison et terminé en exil. On y trouve, expliquée et illustrée d’exemples, l’essentiel de la méthode d’alphabétisation des adultes qu’il développa au Brésil, de 1962 à 1964, soit jusqu’à ce qu’un coup d’État vienne brutalement mettre fin à cette expérience de promotion populaire.
Ce n’est d’ailleurs qu’en exil que Paulo Freire trouva le temps nécessaire pour évaluer et systématiser sa méthode, puis l’énoncer clairement, tant au niveau des principes et des concepts qu’à celui de l’organisation et du déroulement de la méthode.

***

[Francisco C. Weffort] « Paulo FREIRE expose ici pour la première fois une vision globale de ses idées pédagogiques. Il ne s’agit certes pas d’un exposé définitif et achevé, car le propre de cette pensée unie à la pratique est précisément de se développer et de se reformuler sans cesse. Mais ce qu’il est important de noter c’est que cet essai sur l’éducation, qui prétend avoir comme toute théorie une valeur générale, est également imprégné des circonstances historiques où il est né ; il est surtout une réflexion de l’auteur sur son expérience et celle de son peuple durant la dernière étape de l’histoire brésilienne, dans la mesure où il n’a jamais cessé d’être le théoricien et l’inspirateur du mouvement qu’il dirigeait… »(2)
Quand Paulo Freire propose « une éducation comme usage de la liberté », il définit clairement sa perspective de l’éducation et de l’action sociale : toute sa méthode repose sur le respect de l’homme qui apprend à lire, qui s’alphabétise. À travers son apprentissage, ce dernier prend peu à peu possession de son langage, développe ses facilités d’expression, découvre ou redécouvre sa situation réelle est confronté avec lui-même, se « conscientise ». Cette démarche, les alphabétisants la font individuellement d’abord, mais ensemble aussi. L’atmosphère du cercle d’étude « favorise un climat de critique et de recherche collective qui ne peut déboucher que sur une remise en question de la réalité sociale oppressive que subissent les Brésiliens ». En ce sens, éducation et développement, éducation et politique vont de pair. L’alphabétisation, tout en demeurant une entreprise de promotion de l’Homme, contient en elle le germe de l’acte politique : l’alphabétisant « conscientisé » revendiquera vraisemblablement — car si Paulo Freire intuitionne l’engagement politique de l’homme « conscientisé », il respecte aussi sa liberté de ne pas choisir cette voie — des changements politiques et sociaux. Telle est la stratégie du développement contenue dans la méthode d’éducation de base de Paulo Freire.

L’expérience du Nord-Est brésilien

Le travail d’alphabétisation entrepris par Paulo Freire s’inscrit dans un ensemble d’efforts consacrés à mobiliser et à organiser la population opprimée du Brésil: campagnes des leaders populistes en vue d’accroître le nombre de citoyens ayant droit de vote, mouvement de culture populaire (organise par les étudiants), accroissement du syndicalisme rural et urbain, Superintendance de la réforme agraire (SUPRA), etc. Ces efforts, rendus possibles et même encourages par le gouvernement Goulart, furent stoppés, en 1964, lors du coup d’État organisé par les éléments conservateurs qui craignaient que ces initiatives ne conduisent à une révolution d’inspiration socialiste. : « Les groupements réactionnaires ne purent comprendre qu’un éducateur catholique se fit le moyen d’expression des opprimés; à plus forte raison leur fut-il impossible d’admettre qu’apporter la culture au peuple, c’était l’amener à douter de la validité de leurs privilèges. Ils préférèrent accuser Paulo Freire (la hantise du communisme était très forte) d’idées qui ne sont pas les siennes, et attaquer ce mouvement de démocratisation de la culture dans lequel ils percevaient le germe de la révolte, en se basant sur le seul fait qu’une pédagogie de la liberté est, par essence, source de rébellion »(3).
Les rapports entre le travail de Paulo FREIRE et la montée populaire sont assez évidents. Son mouvement commença en 1962 dans le Nordeste, la région la plus pauvre du Brésil : 15 millions d’analphabètes sur 25 millions d’habitants. À ce moment l’« Alliance pour le Progrès » qui faisait de la misère du Nordeste son leit-motiv au Brésil, s’intéressa à l’expérience réalisée dans la ville d’Angicos, Rio Grande do None (intérêt qui prit fin peu de temps après l’expérience elle-même). Les résultats obtenus — 300 travailleurs alphabétisés en 45 jours — impressionnèrent profondément l’opinion publique. On décida d’appliquer la méthode à tout le territoire national, mais cette fois, avec l’appui du gouvernement fédéral. C’est ainsi qu’entre juin 1963 et mars 1964 se réalisèrent des cours de formation de coordinateurs dans la plupart des capitales des états brésmens (dans l’État de Guanabara s’inscrivirent près de 6000 personnes ; des cours furent créés également dans les États de Rio Grande do Norte, Sao Paulo, Babia, Sergipe et Rio Grande do Sul, qui groupèrent plusieurs milliers de personnes. Le plan d’action de 1964 prévoyait l’installation de 20 000 cercles culturels capables de former, dans l’année même, environ 2 millions d’élèves (chaque cercle formant, en 3 mois, trente élèves). Ainsi commençait une campagne d’alphabétisation au niveau national, atteignant d’abord les zones urbaines, et qui devait s’étendre immédiatement aux secteurs ruraux.(4)
Quoique le mouvement d’éducation populaire n’ait pu, à cause du coup d’État, réaliser l’ensemble de son premier plan national, les protestations de certains groupes oligarchiques, du Nord-Est en particulier, tout comme l’évolution du processus politique laissent clairement entendre que le développement des plans établis aurait eu pour résultats presque immédiats un violent choc électoral dans certains secteurs traditionnels, et ceci dans la mesure ou disparaîtrait la non-reconnaissance légale de la citoyenneté politique à la plus grande partie de la population brésilienne adulte (en 1960, pour une population de 34,5 millions d’habitants de 18 ans et plus, étaient inscrits 15,5 millions d’électeurs). Partisans de l’exclusion des analphabètes -donc de la plus grande partie des classes populaires, les groupes de droite n’ont jamais caché leur hostilité à l’égard de toutes les tentatives d’augmenter le nombre des électeurs. Le projet de Getulio Vargas considérant comme électeurs toutes les personnes inscrites aux organismes de Prévoyance, fut l’objet des critiques les plus sévères de la part des secteurs réactionnaires. S’il leur était maintenant impossible de rétablir la « république oligarchique » d’avant 1930, du moins était-il indispensable de freiner ce processus d’extension de la participation populaire, de le limiter par tous les moyens et tous les arguments imaginables, notamment en s’opposant à l’extension du droit de vote à l’ensemble des analphabètes. En effet, si la participation des masses alphabétisées modifiait déjà notablement le schéma des relations de pouvoir, qu’arriverait-il si l’on permettait la participation de toutes les classes populaires, sinon pour les groupes de droite la perte de leurs privilèges et, pour le peuple, le commencement d’une véritable démocratie ?
L’importance politique de l’exclusion des analphabètes est particulièrement sensible dans les provinces les plus pauvres du pays. La victoire de Miguel Arraes comme gouverneur de Pernambouc aux élections de 1962 est un exemple éloquent. Leader populaire de premier plan, Arraes, appuyé par les masses urbaines, triompha à Récife, la capitale de l’État, mais fut battu à l’intérieur de la province dont l’électorat était composé de la petite bourgeoisie, des grands propriétaires et des grandes familles. C’est pour cela qu’un leader politique agraire tel que Francisco Juliao, créateur des Ligues Paysannes et jouissant d’un prestige national, avait peu de chances d’être élu ; pour cela aussi que des leaders populistes pouvant éventuellement accéder aux fonctions de Gouverneur dans des États du Nord furent presque inévitablement amenés à composer avec les grands propriétaires.
Le Mouvement d’Éducation Populaire, constituait une menace réelle pour le maintien de l’ancienne situation. Le plan de 1964 devait permettre d’augmenter le nombre des électeurs dans plusieurs régions : dans l’État de Sergipe, par exemple, le plan devait ajouter 80 000 électeurs aux 90000 déjà existants ; à Pernambouc, le nombre des votants passerait de 800 000 à 1 300 000, etc. …(5)

La pédagogie de l’éducateur

La grande préoccupation de Paulo FREIRE est celle de toute pédagogie moderne : réaliser « une éducation de la décision, de la responsabilité sociale et politique ». La seule exigence spécifique de sa philosophie existentielle — et cette exigence définit clairement les termes du problème — était que « l’homme brésilien devrait acquérir cette responsabilité sociale et politique en la vivant ». Ce savoir démocratique ne s’impose jamais par la force, car seule la conquête commune qu’est le travail de l’éducateur et de l’élève peut lui donner son sens. Comme le savoir, la démocratie est une conquête de tous ; la séparation entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, tout comme entre les élites et le peuple, n’est que le fruit de circonstances historiques qui peuvent et doivent être transformées…
L’éducateur qu’est Paulo FRElRE sait que sa tâche comporte des implications politiques, et que ces implications intéressent le peuple et non les élites, mais il sait aussi que son champ d’action est la pédagogie, non la politique. S’il refuse la notion traditionnelle de l’éducation comme « levier du progrès », comment peut-on lui opposer la thèse, également ingénue, de l’éducation comme « levier de la révolution » ? Une pédagogie de la liberté peut aider une politique populaire puisque « la conscientisation » signifie la possibilité de comprendre les structures sociales en tant que moyens de domination et de violence. Mais c’est aux politiciens, non aux éducateurs, qu’il appartient d’orienter cette prise de conscience dans un sens spécifiquement politique.(6)
D’après sa « pédagogie de la liberté », préparer à la démocratie ne peut signifier seulement convertir l’analphabète en électeur, se référer aux alternatives d’un schéma de pouvoir déjà existant. Une éducation doit préparer en même temps à un jugement critique des alternatives proposées par les élites, et donner la possibilité de choisir sa propre voie. C’est non seulement à cause de ses idées, mais surtout parce qu’il a voulu faire de la libération de l’homme le sens même de son action, que Paulo FREIRE est aujourd’hui en exil. Il existe une cohérence fondamentale entre les principes et l’action de l’éducateur. Sa conception de l’éducation peut-être une ouverture vers l’histoire concrète, et non une simple idéalisation de la liberté…(7)

(1) FREIRE, Paulo, L’éducation, praxis de liberté, 1965, 247 pages, dactylographié. Publié en espagnol par l’Institut de Recherche et de Formation de la Réforme Agraire (ICIRA) de Santiago au Chili : La educacion como pratica de la libertad, 135 p.
(2) WEFFORT, Francisco C., tiré de l’introduction de l’ouvrage de Freire et publié dans « Communautés », Paris, #23, janvier-juin 1968, p.4.
(3) Ibid., pp. 7-8.
(4) Ibid., p. 7.
(5) Ibid., pp. 9-10.
(6) Ibid., p. 8.
(7) Ibid., pp. 10-11.

II. La méthode d’alphabétisation des adultes

Préoccupés par le problème de la démocratisation de la culture dans le cadre général de la démocratisation fondamentale, nous devions nécessairement accorder une attention spéciale aux déficits quantitatifs de notre éducation. On dénombre, au Brésil, quatre millions d’enfants d’âge scolaire mais non scolarisés et seize millions d’analphabètes de 14 ans et plus. Réellement alarmants, ces déficits constituent des obstacles au développement du pays et contredisent l’élan de son émancipation.
Depuis quinze ans nous avons multiplié les expériences dans le domaine de l’éducation des adultes en milieux prolétaires et sous-prolétaires, urbains et ruraux. Nous avons été étonnés du désir d’éducation manifesté par les populations urbaines, en liaison avec leur prise de conscience, et surpris par une certaine absence de ce désir chez les ruraux, liée à l’inverse à leur manque de prise de conscience. Aujourd’hui, dans certaines de ces régions il s’opère déjà un changement.
Nous avons toujours eu confiance dans le peuple ; nous avons toujours rejeté les formules toutes faites, toujours cru que nous devions échanger quelque chose avec lui et non pas le lui offrir seulement. Nous avons expérimenté méthodes, techniques, processus de communication sans jamais abandonner notre conviction de toujours : nous ne pourrons réaliser quelque chose de sérieux et d’authentique pour les masses populaires qu’à partir d’elles et avec elles. C’est pourquoi nous n’avons jamais accepté l’idée que démocratiser la culture ce soit la vulgariser, la « donner » au peuple selon des formules élaborées en bibliothèque, puis livrées en tant que prescription à suivre. Nous étions convaincus, avec Mannheim, que « à mesure que les processus de démocratisation se généralisent, il devient de plus en plus difficile de laisser les masses demeurer dans leur ignorance » (MANNHEIM, Karl, Libertad y Planification, p. 50).
En se référant à cette ignorance, Mannheim, dépassant le problème de l’analphabétisme, opposait les expériences classiques de participation et de pénétration à la participation critique, qui est une forme de savoir. Participation critique qui autorise seule la transformation de ces masses en un peuple capable de choisir et de décider.
Il y a cinq ans, des expériences effectuées dans le cadre du Mouvement de Culture Populaire de Récife, nous ont amenés à approfondir des convictions acquises à l’occasion de nos activités d’éducateur mis en relation avec les prolétaires et les sous-prolétaires. Nous coordonnions à ce mouvement le « Projet d’Éducation des Adultes » fondé sur deux institutions fondamentales d’éducation et de culture populaire, le « Cercle de Culture » et le « Centre de Culture ». En accord avec les principes dominants que nous avons élaborés, il nous apparut fondamental de dépasser certaines institutions ou méthodes traditionnelles. Ainsi, au lieu de l’école, qui nous paraît un concept trop chargé chez nous de passivité (même lorsqu’on lui donne le qualificatif d’active) et incompatible avec la phase dynamique de la transition, nous créons le Cercle de Culture. Au professeur, pénétré de fortes habitudes « toutes faites » nous substituons le coordinateur de débats. Au lieu de la classe discursive, le dialogue. Au lieu de l’élève, avec traditions passives, le participant au groupe. Au lieu « de sujets » et de programmes aliénés, l’établissement d’un programme dense, « réduit » et « codifié » en unités d’apprentissage.
Dans le « Cercle de Culture », nous avons organisé des discussions de groupe, tantôt cherchant à éclaircir certaines situations, tantôt recherchant l’action-même, déterminée à l’issue de la précédente démarche. Les programmes de ces débats étaient établis par les groupes eux-mêmes, après énumération, au cours d’entrevues préparatoires, des problèmes proposés à discussion. « Nationalisme », « Envoi de capitaux et bénéfices à l’étranger », « Évolution politique du Brésil », « Développement », « Analphabétisme », « Vote de l’analphabète », « Démocratie » figuraient parmi les thèmes les plus fréquemment mentionnés.
Ces thèmes, et d’autres avec eux, étaient dans la mesure du possible schématisés et, au moyen de techniques visuelles, présentés aux groupes sous forme de dialogues. Les résultats furent surprenants. Nous nous sommes demandé s’il ne nous était pas possible, en ayant recours à une méthode aussi dynamique et concluante pour l’analyse des divers aspects de la vie brésilienne, d’obtenir des résultats comparables dans l’alphabétisation de l’adulte.
La première expérience fut réalisée à Recife, avec un groupe de cinq analphabètes, dont deux abandonnèrent le deuxième ou troisième jour. C’étaient des hommes venant de zones rurales, révélant un certain fatalisme, une certaine apathie devant les problèmes et complètement analphabètes. Le 20e jour des discussions, nous avons pratiqué un test permettant d’évaluer ce qu’ils avaient appris : les résultats furent positifs. Nous avons travaillé pendant cette période à l’aide d’un projecteur, ce qui permettait une plus grande souplesse dans l’expérience. Nous projetions une diapositive représentant deux pots de cuisine, l’un avec l’étiquette « sucre », et l’autre « poison ». Au-dessous la question : lequel (…) des deux utiliseriez-vous pour votre orangeade ? Nous demandions alors au groupe qu’il essaie de lire la question et d’y répondre. Après quelques secondes, ils disaient en riant : « sucre ». Le même procédé continuait avec d’autres tests, comme par exemple, l’identification de lignes d’autobus et d’édifices publics. Au cours de la vingt et unième heure, un des participants écrivit avec sûreté : « Je suis déjà étonné de moi-même ».

1. Présentation de la méthode

Refusant les méthodes d’alphabétisation purement mécaniques, nous projetions d’accomplir une alphabétisation directe, réellement liée à la démocratisation de la culture et lui servant d’introduction, c’est-à-dire une expérience susceptible de rendre compatible son existence de travailleur et le matériel qu’on lui offrait pour son apprentissage. En vérité, seule une très grande patience permet de tolérer, après les difficultés d’une journée de travail , des leçons qui évoquent : l’aile (« asa »), Pierre vit l’aile (« Pedro viu a asa »), l’aile appartient à l’oiseau (« asa é da ave ») ; des leçons qui parlent d’Ève et de raisin (« Eva e uvas ») à des hommes qui parfois ne connaissent que peu d’Ève et ne mangeront jamais de raisins : « Eva viu a uva » (Ève vit le raisin). Nous pensions à une alphabétisation qui soit en elle-même un acte de création, capable d’entraîner d’autres actes créateurs ; une alphabétisation dans laquelle l’homme, parce qu’il n’est ni patient, ni objet, développe l’impatience et la vivacité d’invention et de réinvention, toutes réactions caractéristiques des états de recherche.

La relation Homme-Monde

La collaboration de l’équipe du Service de l’Extension Culturelle d’alors (Université de Récife), service dirigé par nous à l’époque, et dans l’orbite duquel se fixa définitivement l’expérience, se révéla particulièrement précieuse pour mener à bien cette entreprise.
Nous partions du fait que l’attitude fondamentale de l’homme n’est pas seulement d’être dans le monde, mais avec lui, qu’elle doit provoquer la création et la recréation du monde naturel, que ses relations avec la réalité et dans la réalité permettent à l’homme d’établir une relation spécifique — de sujet à objet — menant à la connaissance qui s’exprime par le langage.
Cette relation, est établie par l’homme, indépendamment du fait qu’il soit ou non alphabétisé. Il lui suffit d’être un homme pour la réaliser, pour être capable de saisir les données de la réalité, même si ce savoir n’est encore qu’une opinion. Il n’y a donc pas d’ignorance absolue ni de savoir absolu. Personne n’ignore tout. Personne ne sait tout. Considérer l’ignorance comme absolue, mis à part le fait que cette attitude est la manifestation d’une conscience ingénue de l’ignorance et du savoir, relève d’une conscience dominatrice cherchant à manipuler ceux qu’elle appelle « incultes », et proposant la direction, la conduite ou l’orientation des ignorants « absolus » par ceux qui se considèrent eux-mêmes comme cultivés et supérieurs. L’homme, malgré tout, ne saisit pas seulement la donnée de la réalité, il saisit aussi leurs liens de causalité, il perçoit la causalité. La compréhension résultant de la perception sera d’autant plus critique que la causalité sera saisie de façon plus authentique. Elle sera d’autant plus « magique » que la perception de cette causalité sera réduite.
La conscience critique « est la représentation des choses et des faits tels qu’ils sont à l’état empirique, avec leurs corrélations causales et circonstancielles ». Au contraire, la conscience ingénue se croit supérieure aux faits et, parce qu’elle prétend les dominer de l’extérieur, se juge libre de les comprendre comme bon lui semble (Cf. Vieira Pinto Alvaro. Consciencia e Realidade Nacional, Rio, ISEB-M.E.C., 1961). La conscience magique, elle, n’arrive pas à se croire supérieure aux faits, en les dominant de l’extérieur, et ne se juge pas libre de les comprendre comme il lui plaît. Elle les saisit simplement, leur prêtant un pouvoir supérieur, qu’elle domine de l’extérieur et auquel elle doit, à cause de cela même, se soumettre avec docilité. Le propre de cette conscience est le fatalisme qui mène à la passivité, à l’impossibilité d’entreprendre quelque chose devant la puissance des faits, devant laquelle l’homme s’avoue vaincu. Le propre de la conscience critique est son intégration à la réalité, alors que le propre de la conscience ingénue est sa superposition à la réalité.
À toute compréhension correspond, tôt ou tard, une action. Ayant saisi un défi, compris et admis les hypothèses de réponses, l’homme agit. La nature de l’action correspond à la nature de la compréhension. Si la compréhension est critique ou surtout critique, l’action aussi le sera également.
Dans une société en transition, comme l’était la nôtre, engagée dans le processus de démocratisation fondamentale, nous devions tenter une éducation réfléchie autorisant le peuple à assumer des positions « toujours plus » identifiées au climat dynamique de la phase de transition, intégrées aux exigences de la démocratisation fondamentale, et combattant, à cause de cela même, l’inexpérience démocratique.
Nous tentions, ainsi, une éducation identifiée avec les conditions de notre réalité, réellement instrumentale parce que intégrée à notre temps et à notre espace, et amenant l’homme à réfléchir sur sa vocation ontologique d’être-sujet. Notre analyse même de la société brésilienne en tant que société en transition et de l’ensemble de ses intenses contradictions nous servait de support.

Dialogue et Participation

Mais comment réaliser cette éducation ? Comment offrir à l’homme les moyens de dominer ses attitudes « magiques » ou « ingénues » en face de sa réalité ? Comment l’amener, s’il est analphabète, à créer son ensemble de signes graphiques ? Comment l’aider à s’insérer ?
La réponse nous semblait pouvoir être apportée par une méthode active basée sur le dialogue et la participation, c’est-à-dire : a) par une méthode active de dialogue critique provoquant une attitude critique ; b) par la modification du contenu des programmes d’éducation ; c) par l’usage de techniques comme celle du résumé et de la codification. Mais qu’est-ce que le dialogue ?

Né d’une « matrice » critique et engendrant une attitude critique (Jaspers) il se nourrit d’amour, d’humilité, d’espérance, de foi, de confiance. C’est pourquoi le dialogue fait communiquer. Et quand les deux pôles du dialogue se lient ainsi, avec amour, espérance et foi l’un en l’autre, ils deviennent critiques, en quête de quelque chose. Une relation de sympathie s’installe alors entre les deux, et là seulement il y a communication.

« Le dialogue est donc la voie indispensable révélant non seulement les questions vitales de notre organisation politique, mais aussi tous les sens de notre être. Toutefois le dialogue n’est qu’un stimulant et n’a de signification que par la confiance en l’homme et en ses possibilités, par la conviction que l’on arrivera à être soi-même que lorsque les autres aussi arriveront à être eux-mêmes » (JASPERS, Karl, Origen y Meta de la Historica, p. 237).

Tel était le dialogue que nous opposions à l’anti-dialogue, dont notre formation historico-culturelle est tellement imprégnée, et qui est à la fois si présent et si contraire au climat de transition. L’anti-dialogue (cf. JASPERS, Karl, Razao e Anti-Razao do nosso Tempo), qui implique une relation verticale de A et B, est l’opposé de tout cela. Il est sans amour ; il est critique et n’engendre pas l’attitude critique, justement parce que sans amour. Il n’est pas humble mais arrogant, sans espérance. Dans l’anti-dialogue se brise cette relation de « sympathie » entre ses pôles, qui caractérise le dialogue. À cause de tout cela, l’anti-dialogue ne communique pas, il fait des communiqués.

Nous avions besoin d’une pédagogie de la communication, avec laquelle nous vaincrions le manque d’amour — a-critique — de l’anti-dialogue . D’autre part, celui qui dialogue, dialogue avec quelqu’un au sujet de quelque chose. Ce « quelque chose » devait être le nouveau contenu des programmes de l’éducation que nous préconisions.

Le concept de culture

Et il nous a semblé que la première dimension de ce nouveau contenu était le concept anthropologique de culture ; la distinction entre les deux mondes (celui de la nature et celui de la culture) ; le rôle actif de l’homme dans et avec sa réalité ; le rôle de médiation de la nature pour les relations et la communication entre les hommes ; la culture comme l’apport que l’homme ajoute au monde qu’il n’a pas créé ; la culture, résultant de son travail, de son effort créateur et re-créateur ; le sens transcendantal de ses relations ; la dimension humaniste de la culture, acquisition systématique de l’expérience humaine, comme une incorporation, et non juxtaposition d’informations ou de prescriptions « octroyées » ; la démocratisation de la culture, dimension de la démocratisation fondamentale ; l’apprentissage de l’écriture et de la lecture comme d’une clef, grâce à laquelle l’analphabète pourrait entrer dans le monde de la communication écrite ; l’homme, enfin, dans le monde et avec le monde ; son rôle de sujet et non de simple objet permanent.
À partir de là, l’analphabète commencerait à transformer ses attitudes antérieures, en prenant conscience de sa qualité de créateur de la culture, et de lettré doté d’un pouvoir de création et de re-création.
Il découvrirait que la figurine de terre cuite faite par les artisans artistes, ses frères du peuple, est autant « culture » que l’œuvre d’un grand sculpteur, d’un grand peintre, d’un grand mystique ou d’un penseur ; que la poésie des poètes lettrés de son pays est culture tout comme la poésie d’un chansonnier populaire ; que toute création humaine est culture.
Pour introduire le concept de culture, à la fois gnoséologique, sociologique et anthropologique, nous avons, après « réduction » de ce concept à des traits fondamentaux, élaboré onze situations existentielles « codifiées », capables de provoquer l’attention des groupes et de les amener par leur « décodification » à leur propre compréhension. Franscisco Brennand, un des plus grands peintres brésiliens contemporains, a transcrit graphiquement ces situations, offrant ainsi une parfaite synthèse entre l’art et l’éducation.
La première situation « inaugure » les curiosités de l’élève qui, jusque-là placé « hors du temps, commence à s’intégrer au temps ». (Phrase prononcée par Odilon Ribeiro Countinho, après avoir assisté une des expositions de l’auteur sur son expérience).
Il est impressionnant de voir comment s’engagent les débats et avec quelle curiosité les analphabètes répondent aux questions contenues dans la représentation de la situation. Chaque peinture de la situation présente un nombre déterminé d’éléments à décodifier par les groupes d’élèves, avec l’aide du coordinateur de débats.
Dans la mesure où les participants répondent différemment aux « n » éléments, qui les provoquent et qui composent l’information totale de la situation, il se crée un « circuit » de tous les participants, d’autant plus dynamique que l’information correspondra davantage à la réalité existentielle des groupes.
Beaucoup d’entre eux, au cours des débats sur les situations d’où ils dégagent le concept anthropologique de culture, affirment, heureux et confiants en eux-mêmes, qu’on n’a pas entrepris de leur montrer du nouveau mais bien de leur rafraîchir la mémoire. « Je fais des souliers, — dit l’un d’eux — et je découvre maintenant que j’ai la même valeur que l’homme instruit qui fait des livres ». Et un autre : « Demain — dit un balayeur de rue de la Préfecture de Brasilia, et discutant le concept de culture —, je vais aller à mon travail la fête haute ». Il découvrait la valeur de sa personne. Il s’affirmait : « Je sais maintenant que je suis cultivé », affirma avec emphase un vieux paysan. Et lorsqu’on lui demanda pourquoi il se savait maintenant cultivé, il répondit avec la même emphase : « Parce que je travaille et qu’en travaillant je change le monde ». Des affirmations de ce genre se répètent au cours des expériences en cours au Chili.

De l’analphabète à l’alphabétisé

Une fois reconnus les deux mondes, celui de la nature et celui de la culture et le rôle de l’homme dans ces deux mondes, ceci dès la première situation, d’autres situations vont se succéder, dans lesquelles tantôt se fixent, tantôt s’élargissent les zones de compréhension du domaine culturel.
La conclusion des débats précise la dimension de la culture comme acquisition systématique de l’expérience humaine et le fait que cette acquisition, dans une culture lettrée, ne se fait plus seulement oralement, comme dans les cultures non-lettrées, auxquelles manque la signalisation graphique. De là on passe au débat sur la démocratisation de la culture, débat par lequel s’ouvrent des perspectives pour le commencement de l’alphabétisation.
L’analphabète découvre de façon critique la nécessité d’apprendre à lire et à écrire, se prépare à être artisan de cet apprentissage. Il y parvient dans la mesure même ou l’alphabétisation, plus que la simple maîtrise psychologique et mécanique des techniques de l’écriture et de la lecture, en est la maîtrise consciente. C’est comprendre ce que l’on lit et écrire ce que l’on comprend, c’est se communiquer graphiquement : c’est une incorporation.
Elle implique, non une mémorisation visuelle et mécanique de phrases de mots, de syllabes, détachées d’un univers existentiel — choses mortes ou demi-mortes —, mais une attitude de création et de re-création. D’où le rôle fondamental chez l’éducateur qui dialogue avec l’analphabète sur des situations concrètes, lui offrant simplement les instruments par lesquels il s’alphabétisera lui-même. De par ce fait même, l’alphabétisation ne peut être faite de haut en bas, comme une aumône ou une imposition, mais de l’intérieur à l’extérieur, par l’analphabète lui-même, l’éducateur n’étant qu’un simple collaborateur. C’est pour cela que nous cherchions une méthode qui fût un instrument de l’élève et non seulement de l’éducateur et qui identifiât, comme observa très justement un jeune sociologue brésilien (BERGEGEL, Celso,. Travail inédit), le contenu de l’apprentissage avec le processus même de l’apprentissage.
De là notre incrédulité initiale à l’égard des abécédaires, qui prétendent offrir le montage de la signalisation graphique et réduisent davantage l’analphabète à l’état d’objet et non de sujet. En vérité, les abécédaires, même en essayant de l’éviter, finissent par octroyer à l’analphabète des mots et des phrases toutes faites qui devraient en réalité être le résultat de son effort créateur. L’essentiel de l’alphabétisation dans une langue syllabique comme la nôtre est d’amener l’homme à apprendre de façon critique le mécanisme de formation du vocabulaire, pour qu’il participe lui-même, au jeu créateur des combinaisons. Non pas que nous soyons contre les textes de lectures, qui sont indispensables au développement du canal graphique, et qui doivent être en grande partie élaborés par les « participants » eux-mêmes. Nous devions penser d’un autre côté, à réduire le nombre des mots dits générateurs (ce sont les mots qui, décomposés en leurs éléments syllabiques, permettent, par la combinaison de ces éléments, la création de nouveaux mots), fondamentaux dans l’apprentissage d’une langue syllabique comme la nôtre. Nous n’avons pas besoin de 40, 50, 80 mots générateurs pour permettre de comprendre les syllabes de base de la langue portugaise. C’eût été une perte de temps. Quinze ou dix-huit nous ont paru suffisants pour le processus de l’alphabétisation par la conscientisation.

2. Les phases d’élaboration et de mise en œuvre pratique de la méthode

Première Phase : Le relevé de l’univers-vocabulaire

Ce relevé du vocabulaire employé par les groupes avec lesquels on travaillera est effectué au cours de rencontres non formelles avec les habitants du secteur à atteindre. Ne sont pas seulement retenus les mots les plus chargés de sens existentiel, et, à cause de cela, du plus grand contenu émotionnel, mais aussi les expressions typiques du peuple : expressions particulières, mots liés à l’expérience des groupes, et notamment à l’expérience professionnelle.
Cette phase donne des résultats très enrichissants pour l’équipe d’éducateurs, non seulement à cause des relations qui se créent, mais de la richesse, parfois insoupçonnée, du langage populaire. Les entrevues révèlent anxiété, frustrations, méfiances, mais aussi espérance, élan de participation.
Dans les relevés de vocabulaire figurant aux archives du Service de l’Extension Culturelle de l’Université de Recife, et, concernant des secteurs ruraux et urbains du Nordeste et du Sud du pays, des exemples comme les suivants ne sont pas rares : Janvier à Angicos — dit un homme du « Sertao » du Rio Grande do Norte — est très dur à vivre, parce que « Janeiro é un cabra danado pra judiar de nos » ( « Janvier est un type mauvais qui aime à nous faire enrager »). Une affirmation qui plairait à Guimaraes Rosa, a dit à ce propos le professeur Luis da França Costa Lima qui faisait partie de notre équipe du Service de l’Extension Culturelle de l’Université de Recife. « Je veux apprendre à lire et à écrire, — a dit un analphabète de Recife, ) pour cesser d’être l’ombre des autres ». Et un homme de Florianopolis (Santa Catarina), découvrant le processus d’émersion du peuple, caractéristique de la transition brésilienne, conclut : « Le peuple a une réponse ». Un autre, sur un ton chagrin : « Je ne souffre pas d’être pauvre, mais de ne pas savoir lire ».
« J’ai le monde pour école » — dit un analphabète d’un État du Sud du Pays ; ce qui incita le professeur Jomard de BRITO (Cf. MUNIZ de BRITO, Jomard, Educaçao de Adultos e Unificaçao da Cultura, Estudos Universitarios, Revista da Universidade do Récife, Avril 1963.) à demander dans un de ses essais : Que pourrait-on offrir à un homme adulte qui affirme « J’ai le monde pour école? ». « Je veux apprendre à lire et à écrire pour changer le monde » affirme un analphabète pauliste (de Sao Paulo) pour qui, avec raison, connaître c’est agir sur la réalité connue. « Le peuple s’est mis un ‘boulon” dans la tête’, affirme un autre en un langage un peu ésotérique. Et, lorsqu’on lui demanda de quel ‘boulon’ il s’agissait, il répondit, en révélant une fois de plus l’émersion populaire dans la transition brésilienne : « c’est ce qui explique que vous, un lettré, vous parliez avec moi, un homme du peuple ».
D’innombrables affirmations de cet ordre exigeraient d’être interprétées par des spécialistes du langage fournissant un instrument efficace pour l’action de l’éducateur. Plusieurs de ces « textes » d’auteurs analphabètes ont fait l’objet de l’analyse du professeur Luis Costa Lima, dans la chaire de Théologie qu’il occupait. Les mots « générateurs » devraient naître de ces relevés et non d’une sélection, si parfaite fût-elle techniquement, effectuée par nous dans notre cabinet de travail.

Deuxième phase : Le choix des mots dans l’univers-vocabulaire

Cette sélection doit être soumise aux critères suivants : a) Celui de la richesse syllabique ; b) Celui des difficultés phonétiques (les mots choisis doivent répondre aux difficultés phonétiques de la langue, et être placés dans un ordre croissant de difficulté) ; c) Celui de la teneur pragmatique du mot, qui implique une plus grande pluralité d’engagement du mot dans une réalité donnée, sociale, culturelle, politique, etc.
« Aujourd’hui, dit le professeur Jarbas MACIEL, nous voyons que ces critères sont contenus dans le critère sémiologique : le meilleur mot générateur est celui qui réunit en soi le plus haut “pourcentage” possible de critères syntactiques (possibilité ou richesse phonétique, degré de difficulté phonétique complexe, de possibilité de “manipulation” des ensembles de signes, des syllabes, etc.), de sémantique (plus ou moins grande intensité du lien entre le mot et l’être qu’il désigne), la plus ou moins grande teneur de conscientisation que le mot porte en puissance, ou l’ensemble des réactions socio-culturelles que le mot engendre dans la personne ou le groupe qui l’utilise (Cf. MACIEL, Jarbas, A. Fundamentaçao Teorica do Sistema Paulo Freire de Educaçao, Estudos Universitarios. Revista de Cultura, Universidade do Recife, vol. IV, 1963).

Troisième phase : La troisième phase est celle de la création de situations existentielles typiques du groupe avec lequel on va travailler

Ces situations jouent le rôle de « défis » présentés aux groupes. Ce sont des situations-problèmes, codifiées, portant en soi des éléments qui seront décodifiés par les groupes avec la collaboration du coordinateur. Le débat à leur sujet — comme ce qui se fait avec celles qui nous donnent le concept anthropologique de culture — amènera les groupes à se « conscientiser » pour s’alphabétiser.
Ce sont des situations locales qui ouvrent des perspectives à l’analyse de problèmes nationaux et régionaux. Parmi ces perspectives se situent les mots générateurs, ordonnés selon la graduation déjà signalée de leurs difficultés phonétiques. Un mot générateur peut aussi bien englober la situation complète, que se référer seulement à un des éléments de la situation.

Quatrième phase : élaboration des fiches-indicatrices

Elles serviront aux coordinateurs de débats des cercles de culture dans leur travail. Ces fiches ne doivent être que de simples aides pour les coordinateurs et non une prescription rigide et impérative.

Cinquième phase : élaboration des fiches comportant la décomposition des familles phonétiques correspondant aux mots générateurs

La grande difficulté qui se présente à nous réside dans la préparation des cadres coordinateurs et non dans l’apprentissage purement technique du procédé. La difficulté réside pour réussir à accomplir réellement une éducation et non une domestication. Précisément parce que le dialogue étant une relation je-tu, est nécessairement une relation entre deux sujets. Chaque fois que le tu de cette relation se convertit en pur objet, le dialogue est perverti et l’on déforme au lieu d’éduquer. À cet effort de communication, doit s’ajouter une capacité permanente de supervision, permettant d’éviter les écueils de l’antidialogue.
Une fois le matériel élaboré, sous forme de diapositives, de films fixes, ou d’affiches, les équipes de coordinateurs et de superviseurs constituées, entraînées même aux débats relatifs aux situations déjà élaborées, et ayant reçu leurs fiches indicatrices, commencent le travail effectif d’alphabétisation.

3. Les actes concrets de l’alphabétisation

Une fois projetée la situation avec mention du premier mot « générateur », c’est-à-dire après avoir réalisé la représentation graphique de l’expression orale de la perception de l’objet, on ouvre le débat.
Quand le groupe a épuisé avec la collaboration du coordinateur, l’analyse (décodification) de la situation donnée, l’éducateur propose une « visualisation » du mot générateur et non la mémorisation. Une fois le mot visualisé, le lien sémantique établi entre lui et l’objet auquel il se rapporte étant représenté dans une situation donnée, on présente à l’élève, au moyen d’une autre diapositive, ou d’une autre affiche ou d’une autre photo dans le cas de film-fixe, le mot seul, sans l’objet correspondant. Aussitôt après, on présente le même mot décomposé en syllabes, que l’analphabète, de manière générale, identifie comme des « morceaux ». Une fois reconnus les « morceaux », dans l’étape de l’analyse, on passe à la visualisation des familles syllabiques qui composent le mot à l’étude.
La fiche de découverte : Ces familles étudiées isolement d’abord, sont ensuite examinées dans leur ensemble, ce qui amène enfin à l’identification des voyelles. La fiche présentant les familles dans leur ensemble a été qualifiée par le professeur Aurenice Cardoso (Conscientisaçao e Alfabetisaçao. Visao Pratica do Sistema Paulo Freire de Educaçao de Adultos, Estudos Univenitarios, Revista de Cultura. Universidade de Recife, numéro V, volume IV, 1963.) de « fiche de découverte », car en faisant la synthèse au moyen de cette fiche, l’homme découvre le mécanisme de formation des mots d’une langue syllabique, le portugais reposant sur des combinaisons phonétiques. S’appropriant ce mécanisme de façon critique et non par la mémorisation — ce qui ne serait pas une appropriation — l’analphabète commence à établir par lui-même son système de signaux graphiques.
Il commence alors, avec la plus grande facilité, à créer des mots avec les combinaisons phonétiques mises à sa disposition, par la décomposition d’un mot de trois syllabes le premier jour de ses efforts pour s’alphabétiser. De façon générale. nous arrivions après un mois et demi ou deux mois, à laisser des groupes de vingt-cinq hommes qui lisaient couramment des journaux, écrivaient des billets et simples lettres, discutaient des problèmes d’intérêt local et national. Ajoutons encore qu’un cercle culturel s’était organisé autour d’un projecteur de fabrication polonaise acheté pour environ 9 000 $ canadiens et un film fixe coutait, quand il exécuté dans les laboratoires du Service de l’Extension Culturelle de l’Université de Recife, de $4,50 à $5,50 dollars canadiens. La projection était effectuée sur le mur même de la maison où s’installait le cercle matériel. Dans les locaux où la projection sur le mur était difficile nous utilisions un tableau dont l’envers, peint en blanc, servait d’écran. Le Ministère de l’Éducation du Brésil importa 35 000 de ces projecteurs (220 et 110 volts) qui, au cours des programmes de TV postérieurs à la « révolution » furent présentés comme « hautement subversifs » au cours d’émissions de télévision par les porte-parole de la junte militaire qui renversa le gouvernement Goulart.
Voyons maintenant comment on procédait en détails. Prenons le mot « tijolo » (brique), comme premier mot générateur, présenté dans la « situation » d’une œuvre en construction. Après la discussion de la situation sous ses aspects possibles, on établit la relation sémantique entre le mot et l’objet représenté par lui.
Le mot visualisé dans la situation était immédiatement après, présenté sans l’objet : « tijolo ». Ensuite : « ti -jo -lo ».
À la visualisation des « morceaux » faisait suite la reconnaissance des familles phonétiques, évitant une orthodoxie analytique synthétique(1). À partir de la première syllabe ti, on amenait le groupe à connaître toute la famille phonétique, résultant de la combinaison de la consonne initiale avec les autres voyelles. Ensuite, le groupe découvrant la deuxième famille, par la visualisation de jo, arrivait, finalement, à la connaissance de la troisième.
Quand on projette la famille phonétique, le groupe reconnaît seulement la syllabe du mot visualisé : (ta -te -ti -to -tu), (ja -je -ji -jo -ju) et (la -le -li -lo -lu). Ayant reconnu le ti, du mot générateur tijolo, le groupe est amené à la comparer avec les autres syllabes ce qui lui fait découvrir que, si elles commencent par la même façon, elles ne peuvent toutes s’appeler ti. Le processus est identique pour les syllabes jo et lo et leurs familles. Après la connaissance de chaque famille phonétique, des exercices de lecture fixent les syllabes nouvelles.
Nous abordons ensuite le stade décisif, celui de la présentation simultanée des trois familles dans une « fiche de découverte » :

ta-te-ti-to-tu
ja -je -ji -jo -ju
la-le-li-lo-lu

Après une lecture horizontale et une autre verticale, débute la synthèse orale. Un à un, tous « font » des mots avec les combinaisons possibles : luta (lutte), tijolo (brique), lajota (petite pierre carrée), jato (jet), juta (jute), lote (lot, portion de terre), Lula (diminutif de Luis), tela (toile), etc. Certains utilisant la voyelle d’une des syllabes, l’associent à une autre et, ajoutant une consonne, forment un mot. Par exemple, ils prennent le i de li, lui ajoutent le le et accolent le te : leite (lait).
Il y en a d’autres aussi, comme cet analphabète de Brasilla, qui a ému l’assistance, y compris l’ancien Ministre de l’Éducation, Paulo de Tarso, que son intérêt pour l’éducation du peuple amenait, à la fin de sa journée de travail, à assister aux débats des Cercles Culturels, en composant tu ja lê, ce qui signifie en portugais correct : « tu jà lês » (tu lis déjà), le premier soir où commençait son alphabétisation …

De la lecture à l’écriture

Une fois terminés les exercices oraux, au cours desquels s’est opérée non seulement la connaissance, mais aussi la reconnaissance, sans laquelle il n’y a pas de vrai apprentissage, l’homme passe à l’écriture et ceci dès le premier soir.
Le soir suivant il apporte à la maison comme « devoir », autant de mots qu’il a pu en créer par la combinaison des phonèmes communs. Peu importe le jour où il foule pour la première fois ce terrain nouveau, c’est la découverte du mécanisme des combinaisons phonémiques. Dans l’expérience réalisée dans l’État de Rio Grande do Norte, on appelait « mots de pensée » ceux qui étaient des termes, et « mots morts » ceux qui ne l’étaient pas.
Nombreux furent ceux qui, après l’assimilation du mécanisme phonémique grâce à la « fiche » de découverte, écrivaient des mots partant de phonèmes compliqués -tia, nha, etc. -qui ne leur avaient pas encore été présentés.
Dans un des Cercles Culturels de l’expérience de l’Angicos (Rio Grande do Norte) coordonné par notre fille, Madalena, le cinquième jour de débat, alors qu’on ne retenait que des phonèmes simples, un des participants alla au tableau noir pour écrire, dit-il, un « mot de pensée ». Et il écrivit : « 0 povo vai resouver (le peuple va résoudre –resouver : déformation de “resolver” = résoudre) os poblemas (les problèmes -“poblemas” issu de problemas = problèmes) do Brasil votando conciente (du Brésil en votant consciemment) », sans le s de la syllabe cons.
Un aspect intéressant à observer c’est que, généralement, ceux qui s’alphabétisaient, écrivaient de façon sûre et lisible, dépassant autant que possible l’indécision naturelle observée chez les débutants. Selon le professeur Elza Freire, cela était dû sans doute au fait que, hautement motivés par l’appréhension critique du mécanisme des combinaisons syllabiques de leur langue, et « s’étant découvert plus Hommes à partir de la discussion du concept anthropologique de culture, ils avaient gagné et gagnaient toujours plus en sécurité émotionnelle au cours de leur apprentissage, ce qui se reflétait jusque dans leurs activités motrices ».
Comment s’expliquer qu’un homme, analphabète quelques jours auparavant, écrive des mots à partir de phonèmes complexes qu’il n’a pas encore étudiés? C’est que, ayant dominé le mécanisme des combinaisons phonétiques, il essaye et parvient à s’exprimer graphiquement comme il parle. Ceci se vérifia dans toutes les expériences qui se firent dans le Pays, s’étendant et s’approfondissant à travers le Programme National d’Alphabétisation du Ministère de l’Éducation et de la Culture, que nous coordonnions alors et qui disparut après le coup d’État Militaire.
De manière que l’alphabétisation ne soit pas purement mécanique et affaire de mémoire, on doit absolument amener les adultes à se « conscientiser » d’abord, pour qu’ensuite ils s’alphabétisent eux-mêmes. Par conséquent, à mesure qu’elle aide l’homme à approfondir la conscience de sa problématique, et de sa condition de personne -donc de sujet -cette méthode deviendra pour lui un moyen d’option. C’est alors qu’il se « politisera » lui-même.
Quand un ex-analphabète de la province d’Angicos, prononçant un discours devant le Président Goulart — qui nous appuya toujours avec enthousiasme — et sa suite, déclara qu’il n’était plus masse mais peuple, il fit plus que prononcer une phrase : il s’affirma conscient d’une option. Il avait choisi la participation dans la décision, que le peuple seul possède et renoncé à la démission émotionnelle des masses. Il s’était « politisé ».

4. L’extension et les prolongements de l’expérience

Nous ne pouvions nous limiter à la seule alphabétisation, même si elle n’était pas effectuée de façon purement mécanique. C’est ainsi que dans l’esprit d’une « pédagogie de la communication », nous avons projeté d’organiser les étapes qui suivraient l’alphabétisation.
Si ce programme, élaboré durant le gouvernement de Goulart, s’était réalisé, il y aurait eu en 1964 plus de 20 000 Cercles culturels fonctionnant dans tout le pays. Nous étions sur le point d’effectuer ce que nous appelons un « relevé de la thématique de l’“homme brésilien ». Ces thèmes – Dans cette phase, au lieu de mots générateurs, nous travaillerions avec des thèmes générateurs – soumis à l’analyse de spécialistes, devaient être “réduits » à des unités d’apprentissage (comme nous l’avions fait pour le concept de culture et les situations en rapport avec les mots générateurs). Nous avions préparé les films-fixes à partir de ces « réductions » ou de textes simples se référant aux textes originaux. De plus, en élaborant un catalogue de thèmes « réduits » et de références bibliographiques que nous aurions mis à la disposition des collèges et universités, nous aurions pu amplifier le champ d’action de l’expérience.
D’autre part, nous avions commencé à préparer un matériel devant nous permettre de réaliser de façon concrète une éducation dans laquelle il y avait place pour ce que Aldous HUXLEY (El fins y los Medios) appelle « l’art de dissocier des idées », cet art étant l’antidote de la force de domestication de la propagande. Nous n’oublierons jamais la propagande, intelligente à sa manière quoique considérant nos matrices culturelles comme hautement nuisibles à la formation d’une mentalité critique, faite par certains hommes politiques brésiliens. On voyait le buste du candidat, avec des flèches dirigées vers sa tête, ses yeux, sa bouche, ses mains, etc …, et accompagnées des légendes suivantes :

« Vous n’avez pas besoin de penser. Il pense pour vous ! »
« Vous n’avez pas besoin de voir. Il voit pour vous ! »
« Vous n’avez pas besoin de parler. Il parle pour vous ! »
« Vous n’avez pas besoin d’agir. Il agit pour vous ! »

Des situations-défis, allant de la simple propagande commerciale jusqu’à la propagande idéologique, devaient être discutées par les élèves, ceci dès la phase d’alphabétisation. À mesure que les groupes auraient perçu dans la discussion ce qu’il y a de leurre dans la propagande (telle marque de cigarettes, par exemple, fumées par une jolie jeune fille en bikini, souriante et heureuse, et qui avec son sourire, sa beauté et son bikini n’a rien à voir avec la cigarette), ils découvriraient, dans une première phase, la différence entre éducation et propagande. Ils se préparaient, ensuite, à percevoir et discuter les mêmes appâts et les mêmes leurres dans la propagande idéologique ou politique(2), dans l’usage des slogans. Capables de critique, ils seraient armés pour la « dissociation des idées » évoquée par HUXLEY.
Une telle démarche relève de la défense de la démocratie authentique et non d’une lutte engagée à son encontre. Lutter contre la démocratie, même si c’est en son nom, c’est la rendre irrationnelle ; la durcir pour la défendre de la rigidité totalitaire, c’est la rendre haineuse, alors qu’elle ne croît qu’au respect de la personne humaine et à l’amour, c’est la fermer alors qu’elle ne vit que d’ouverture, la nourrir de peur alors qu’elle doit être courageuse, en faire un instrument des puissants dans l’oppression contre les faibles, la militariser contre le peuple, aliéner une nation en son nom même.
La défendre c’est l’amener à ce que Mannheim appelle la « démocratie militante ». Celle qui ne craint pas le peuple ; qui supprime les privilèges, qui planifie sans durcir ; qui se défend sans haïr ; qui a sa source dans l’attitude critique et non dans l’irrationalité.

Paulo Freire

Notes bibliographiques

(1) Cf. GRAY (William), L’Enseignement de la Lecture et de l’Écriture. Selon leurs processus psychologiques, les méthodes d’enseignement de la lecture et de l’écriture se divisent actuellement en deux grands groupes : les méthodes synthétiques et les méthodes analytiques. En prolongement des deux antérieures, on a défini des sous-groupes analytico-synthétiques.
Pour le Professeur William GRAY, qui reconnaît la validité de cette classification, les méthodes d’enseignement de la lecture se divisent en deux grands groupes, qu’il appelle « les méthodes anciennes et spécialisées, et les méthodes modernes, plus ou moins éclectiques ». Toujours, selon le professeur Gray, la dernière classification présente un double avantage : elle est relativement simple, ne prête pas à controverse et s’applique à toutes les méthodes utilisées pour enseigner les caractères alphabétiques, syllabiques ou idéographiques ». Les anciennes se partagent en deux classes : celles qui reposent sur les éléments vocabulaires et sur leur valeur phonétique, pour arriver à l’identification des noms, et celles qui considèrent d’un seul coup les unités linguistiques plus importantes, insistant sur la compréhension ». Dans la première classe, le professeur Gray situe « les méthodes alphabétique, phonétique et syllabique, dans lesquelles on voit déjà un dépassement de la méthode synthétique, précisément parce que l’élément de base est la syllabe ».
Après l’analyse de la deuxième classe de méthodes dites anciennes, il se réfère à celles appelées « méthodes modernes ». Il discute alors les tendances modernes qui comprennent deux grandes catégories : les tendances éclectiques et les tendances centrées sur l’élève. La tendance éclectique englobe précisément la synthèse et l’analyse, favorisant l’analytico-synthétique.

(2) Durant les campagnes qui ont été et sont encore organisées contre nous, nous n’avons jamais souffert lorsqu’on nous traitait — et que l’on nous traite encore -d’« ignorant », d’analphabète, créateur d’une « méthode si inoffensive qu’elle n’a même pas été « l’inventeur du dialogue ni de la méthode analytico-synthétique » — comme si nous avions en l’inconscience d’avancer une seule fois une telle affirmation ; que “rien d’original n’a été fait” et que nous avions seulement fait un « plagiat d’éducateurs européens ou nord-américains, ou d’un professeur brésilien, auteur d’un abécédaire » … D’ailleurs, en ce qui concerne l’originalité, nous pensons toujours avec Dewey (Démocratie et Éducation – « Democracia e Educaçao ») que l’originalité n’est pas dans le fantastique, mais dans le nouvel usage de choses connues ».

Laisser un commentaire

Fermer le menu