Références

  • Titre : « Apprendre à dire pourquoi »
  • Auteur : Paulo Freire
  • Revue : Feu sur l’école, Manière de voir/Le Monde Diplomatique n°131, Paris (France), octobre-novembre 2013, p.94-97.
  • Date du manuscrit original : 1968
  • Période freirienne : Exil (1964-1979)

Catégorie : Extraits de livre / Pédagogie des opprimés (1968)

Apprendre à dire pourquoi

[Présentation de l’éditeur] Dans « Pédagogie des opprimés » (1970), le célèbre pédagogue brésilien Paulo Freire (lire page 27) présente sa conception de l’éducation. Celle-ci doit se fonder sur des situations vécues par les victimes de l’exploitation. Car, selon Freire, enseignement et émancipation sont nécessairement liés.

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Plus nous analysons les relations éducateur-élève, à tous les niveaux, dans l’école ou en dehors d’elle, plus il nous semble clair qu’elles présentent un caractère spécial et saillant : ce sont essentiellement des relations de narration, de dissertation. La narration et la dissertation supposent un sujet : le narrateur, et des objets passifs, des auditeurs : les élèves. (. . .)
C’est pour cela qu’une des caractéristiques de cette éducation discoureuse est la « sonorité » de la phrase et non sa force transformatrice. Quatre fois quatre : seize. État du Pani, capitale : Belém. Voilà ce que l’élève fixe , mémorise, répète, sans percevoir ce que signifie réellement quatre fois quatre, ni quel est le sens véritable du mot capitale, ni ce que représente Belém pour l’État du Para et le Para pour le Brésil. Le discours que développe le narrateur conduit les élèves à enregistrer mécaniquement le contenu raconté. Plus encore, la narration les transforme en « bouteilles vides », en récipients que l’éducateur doit « remplir ». Plus celui-ci remplit les récipients avec ses « dépôts », meilleur éducateur il est. Plus ils se laissent docilement « remplir », meilleurs élèves ils sont. (. . .) C’est la conception « bancaire » de l’éducation, selon laquelle la seule marge de manoeuvre qui s’offre aux élèves est celle de recevoir les dépôts, de les garder et de les archiver. Liberté d’être des collectionneurs ou des archivistes. Dans le fond, cependant, ce sont les hommes eux-mêmes qui sont mis en archives, dans cette conception pour le moins ambiguë de l’éducation « bancaire ». Mis en archives parce que, rejetés en dehors de la recherche, en dehors de la praxis, les hommes ne peuvent être. L’éducateur et les élèves se mettent en archives dans la mesure où, dans cette vision déformée de l’éducation, il n’y a ni créativité, ni transformation, ni savoir… Le savoir ne s’acquiert que dans l’invention, la réinvention, dans la recherche tendue, impatiente, permanente que les hommes font dans le monde, avec le monde et avec les autres hommes. Recherche chargée aussi d’espérance.
Dans la vision « bancaire » de l’éducation, le « savoir » est une donation de ceux qui jugent qu’ils savent, à ceux qu’ils jugent ignorants. ..) L’éducateur qui projette l’ignorance sur ses élèves reste sur des positions fixes, invariables. Il sera toujours celui qui sait, alors que les élèves seront toujours ceux qui ne savent pas. La rigidité de ces attitudes nie l’éducation et la connaissance en tant que processus de recherche.
L’éducateur s’érige, face aux élèves, comme leur antinomie nécessaire. Il trouve dans l’absolutisation de l’ignorance de ses élèves la raison de son existence. Ceux-ci, aliénés à la manière de l’esclave dans la dialectique hégélienne, perçoivent à leur tour leur ignorance comme la raison de l’existence de l’éducateur, mais ne parviennent même pas, comme le faisait l’esclave chez Hegel, à se considérer comme éducateurs de leur professeur. (. . .)
La raison d’être de l’éducation libératrice est son élan initial d’unification. Une telle forme d’éducation implique le dépassement de la contradiction éducateur-élèves, de telle façon que chacun d’eux devienne simultanément éducateur et élève. (. . .)
Il n’est pas étonnant que la vision bancaire de l’éducation, les hommes soient considérés comme des êtres d’adaptation, d’ajustement. Plus les élèves s’emploient à archiver les « dépôts » qui leur sont remis, moins ils développent en eux la conscience critique qui permettrait leur insertion dans le monde comme agents de transformation, comme sujets.
Plus on leur impose la passivité, plus, de façon primaire, au lieu de transformer le monde, ils tendent à s’adapter à la réalité parcellaire contenue dans les « dépôts » reçus.
Dans la mesure où cette vision « bancaire » annule le pouvoir créateur des élèves ou le réduit au minimum en favorisant leur côté primaire au lieu de développer leur sens critique, elle sert les intérêts des oppresseurs : pour ceux-ci, l’essentiel n’est pas la découverte du monde ni sa transformation. Leur « humanitarisme », qui n’est pas un « humanisme » , consiste à préserver la situation dont ils sont les bénéficiaires et qui leur permet de perpétuer la fausse générosité dont nous avons déjà parlé au chapitre précédent. Aussi réagissent-ils instinctivement contre toute tentative d’éducation qui voudrait stimuler le penser authentique, qui ne se laisserait pas leurrer par des aspects partiels de la réalité, cherchant toujours les liens qui relient un point à un autre, un problème à un autre.
Ce que veulent les oppresseurs, c’est transformer la mentalité des opprimés et non la situation qui les opprime, pour que ceux-ci, mieux adaptés à cette situation, soient mieux dominés.
Dans ce but, les oppresseurs utilisent la conception et la pratique de l’éducation « bancaire », à laquelle ils ajoutent toute une action sociale de caractère paternaliste, où les opprimés reçoivent le nom sympathique d’« assistés ». Ce sont des cas individuels, de purs « marginaux », qui font exception dans la physionomie générale de la société. « Celle-ci est bonne, organisée et juste. Les opprimés, en tant que cas individuels, constituent la pathologie de la société saine qui doit, par conséquent, les adapter à elle, en modifiant leur mentalité d’hommes ineptes et paresseux. »
Pour ces marginaux, « en dehors », ou « en marge », la solution serait qu’ils soient « réintégrés », « incorporés », à la société dont ils se sont un jour « écartés », transfuges renonçant à une vie heureuse… Leur salut serait de rejeter leur condition d’êtres « en dehors » pour assumer celle d’êtres « au-dedans ».
Pourtant, ceux que l’on appelle les marginaux, qui sont les opprimés, n’ont jamais été en dehors. Ils ont toujours été au-dedans. Au-dedans de la structure qui les transforme en « êtres pour un autre ». Leur salut n’est donc pas de « s’intégrer », de « s’incorporer » à cette structure qui les opprime, mais de la transformer pour qu’ils puissent devenir des « êtres pour eux-mêmes ». Cela ne peut, bien entendu, être l’objectif des oppresseurs. Aussi l’éducation « bancaire » qui est à leur service ne pourra-t-elle jamais s’orienter dans le sens de la conscientisation des élèves.
Dans l’éducation des adultes, par exemple, les tenants de cette conception « bancaire » n’ont pas intérêt à proposer aux élèves la découverte du monde. Au contraire, ils préféreront leur demander si l’on doit dire : « Pierre va au boulanger », pour leur déclarer ensuite triomphalement qu’il faut dire au contraire : « Pierre va chez le boulanger. » (…)
La conception et la pratique de l’éducation « bancaire », immobilistes, « fixistes », finissent par méconnaître tes hommes en tant qu’êtres historiques, alors que l’éducation conscientisante part précisément du caractère historique des hommes et les reconnaît comme des êtres en devenir, comme des êtres inachevés, non accomplis, dans et avec une réalité qui, étant également historique, est également inachevée. En vérité, à la différence des autres êtres animés qui sont simplement inachevés, mais non historiques, les hommes, eux, se savent inachevés. Ils ont conscience de leur imperfection. Ici se trouvent les racines mêmes de l’éducation, comme manifestation exclusivement humaine à savoir dans l’imperfection des hommes et dans la conscience qu’ils en ont. C’est pourquoi l’éducation est une tâche permanente, parce qu’elle se fonde sur la perfectibilité des hommes.
Ainsi l’éducation se refait-elle constamment dans la praxis. Pour être, il faut être en devenir.
La « durée » — au sens bergsonien du terme — de ce processus dépend du jeu des contraires : permanence-changement. Alors que la conception « bancaire » met l’accent sur la permanence, la conception « conscientisante » insiste sur le changement.
La pratique « bancaire », impliquant l’immobilisme, comme nous l’avons dit, devient réactionnaire, alors que l’éducation conscientisante, n’acceptant ni un présent « bien organisé » ni un futur prédéterminé, s’enracine dans un présent dynamique et devient révolutionnaire. (. .)
Pour l’éducation « bancaire », l’essentiel est au mieux d’adoucir la situation des opprimés, mais en maintenant les consciences immergées en elle. Pour l’éducation conscientisante, tâche humaniste et libératrice, l’important est que les hommes soumis à la domination luttent pour leur émancipation.
Une telle éducation, où éducateurs et élèves deviennent les sujets de leur propre éducation, dépasse l’intellectualisme aliénant, dépasse l’autoritarisme de l’éducateur « bancaire », et dépasse aussi la fausse vision du monde. Celui-ci n’est plus alors quelque chose dont on parle avec des mots frelatés, mais le médiateur des sujets de l’éducation, l’occasion de l’action transformatrice des hommes d’où résulte leur humanisation.

Voilà pourquoi la conception conscientisante de l’éducation ne peut-être au service de l’oppresseur. Aucun « ordre » oppressif ne supporterait que tous les opprimés se mettent à dire « pourquoi ? »

Paulo Freire

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