Références

Catégories : Extraits de livre / Acción cultural para la libertad (1968)

Notes : Extraits de l’ouvrage Acción cultural para la libertad, Santiago, ICIRA, 1968. Édition anglaise : Cultural action for freedom, Harvard Educational Review, Center for the Study of Development and Social Change, Monograph Series nº. 1, Cambridge, Mass., 1970).

La marginalité

La perception a-structurale de l’analphabétisme a révélé une vue erronée des analphabètes comme hommes marginaux. Ceux qui les considèrent comme marginaux doivent, cependant, reconnaître l’existence d’une réalité par rapport à laquelle ils sont marginaux – non seulement un espace physique. mais des réalités historiques, sociales, culturelles et économiques, c’est-à-dire la dimension structurale de la réalité. De cette manière, on doit considérer les analphabètes comme des êtres « en dehors de », « en marge de » quelque chose, puisqu’il est impossible d’être marginal par rapport à rien. Mais être « en dehors de », « en marge de » implique nécessairement un mouvement de celui qui est dit marginal allant du centre à la périphérie. Ce mouvement, qui est une action, présuppose non seulement un agent, mais aussi des raisons. Si l’on admet l’existence d’hommes « en dehors de » ou « en marge de » la réalité structurale, il semble légitime de se demander quel est l’auteur de ce mouvement du centre de la structure à sa marge. Est-ce que ceux qui sont dits marginaux – parmi eux les analphabètes – décident de se déplacer à la périphérie de la société ?

S’il en est ainsi, la marginalité est un choix avec tout ce qu’elle implique : faim, maladie, rachitisme, douleur, déficience mentale, mort, crime, promiscuité, désespoir, impossibilité d’être.

En réalité, il est difficile d’accepter que 40 % de la population du Brésil, presque 90 % de celle de Haïti, 60 % de celle de Bolivie, environ 40 % de celle du Pérou, plus de 30 % de celle du Mexique et du Venezuela et à peu près 70 % de celle du Guatemala aient fait le « choix » tragique de leur propre marginalité en tant qu’analphabètes.

Si donc la marginalité n’est pas un choix, l’homme marginal a été rejeté et est maintenu en dehors du système social, il est donc objet de violence.

En fait, la structure sociale dans son ensemble ne « rejette pas », et l’homme marginal n’est pas non plus « un être en dehors de ». Il est, au contraire, un « être à l’intérieur de », dans une structure sociale, en relation de dépendance par rapport à ce que nous appelons faussement des êtres autonomes et qui sont en réalité des êtres inauthentiques. Dans une approche moins rigoureuse, plus simpliste, moins critique, plus techniciste, on dirait qu’il n’est pas nécessaire de réfléchir à des questions que l’on considère sans importance, telles que l’analphabétisme et l’éducation des adultes. Dans une telle approche, on pourrait même ajouter que la discussion du concept de marginalité est un exercice académique inutile. Cependant il n’en est pas ainsi. En acceptant que l’analphabète soit une personne qui existe en marge de la société, nous sommes amenés à le considérer comme une sorte « d’homme malade » pour lequel l’alphabétisation serait un médicament « qui le guérirait » pour lui permettre de « retourner » à la structure « saine » de laquelle il a été séparé.

Les éducateurs seraient des conseillers bénévoles parcourant les faubourgs de la ville, à la recherche d’analphabètes stupides qui auraient échappé à la bonne vie, pour leur faire retrouver le bonheur en leur faisant cadeau de la parole.

Dans une telle conception, malheureusement trop répandue, les programmes d’alphabétisation ne peuvent jamais être des efforts pour atteindre la liberté : ils ne remettront jamais en question la réalité elle-même qui prive les hommes du droit de parler – non seulement les analphabètes, mais tous ceux qui sont traités comme des objets dans une relation de dépendance. En réalité, ces hommes – analphabètes ou pas – ne sont pas marginaux. Nous le répétons : ils ne sont pas « en dehors de » ; ils sont des « êtres pour l’autre ». Donc la solution de leur problème n’est pas de devenir des « êtres à l’intérieur de », mais des hommes qui se libèrent puisqu’en réalité ils ne sont pas des hommes en marge de la structure, mais des hommes opprimés à l’intérieur de cette structure. Hommes aliénés, ils ne peuvent surmonter leur dépendance en «s’incorporant » à la structure qui est responsable de cette dépendance. Il n’y a d’autre chemin vers l’humanisation – la leur comme celle des autres – qu’une authentique transformation de la structure déshumanisante.

Dans cette perspective, l’analphabète n’est plus une personne qui vit en marge de la société, un homme marginal, mais plutôt un représentant des couches dominées de la société, en opposition consciente ou inconsciente à ceux qui, à l’intérieur de la structure, le traitent comme une chose. Ainsi, quand on apprend à lire et à écrire aux hommes, il ne s’agit plus d’une affaire sans conséquence de ba, be, bi, bo, bu, de la mémorisation d’une parole aliénée, mais d’un difficile apprentissage pour « nommer » le monde.

Dans la première hypothèse, où les analphabètes sont considérés comme des hommes en marge de la société, le processus d’alphabétisation renforce la mystification de la réalité en la rendant opaque et en obscurcissant la conscience « vide » de l’élève avec d’innombrables phrases et mots aliénants. Par opposition, dans la seconde hypothèse où l’on considère les analphabètes comme des hommes opprimés par le système, le processus d’alphabétisation, comme action culturelle pour la liberté, est l’acte d’un « sujet connaissant » en dialogue avec l’éducateur. Pour cette raison même, il est courageux d’essayer de démythologiser la réalité: c’est le processus par lequel ceux qui avaient été auparavant immergés dans la réalité, commencent à émerger, pour s’y réinsérer avec une conscience critique.

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