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Catégories : Extraits de livre / Pédagogie des opprimés (1968)

Nouvelle relation pédagogique

Une analyse précise de la relation professeur-étudiant à tous les niveaux, dans l’école ou en dehors, révèle son caractère essentiellement narratif. Cette relation suppose un sujet narrateur : le professeur et des objets patients qui écoutent : les étudiants. le contenu, que ce soit des valeurs ou des dimensions empiriques de la réalité, a tendance à devenir sans vie et à se pétrifier en étant énoncé. L’éducation souffre d’une maladie de la narration.

Le professeur parle de la réalité comme si elle était sans mouvement, statique, compartimentée et prévisible; ou bien il parle d’un sujet étranger à l’expérience existentielle des étudiants : sa tâche est alors de « remplir » les étudiants du contenu de la narration, contenu détaché de la réalité, coupé de la totalité qui l’a engendré et qui pourrait lui donner un sens.

L’éducation devient ainsi « l’acte de déposer », dans lequel les étudiants sont les dépositaires et le professeur celui qui dépose. Au lieu de communiquer, le professeur donne des communiqués et fait des dépositions que les étudiants reçoivent patiemment, apprennent et répètent. C’est la conception « accumulative » de l’éducation (banking-concept).

. . . Dans la conception accumulative de l’éducation, la connaissance est un don accordé par ceux qui se considèrent comme ses détenteurs à ceux dont ils considèrent qu’ils ne savent rien. Projeter une ignorance absolue sur les autres est caractéristique d’une idéologie d’oppression. C’est une négation de l’éducation et de la connaissance comme processus de recherche. Le professeur se présente à ses étudiants comme leur contraire nécessaire ; en considérant que leur ignorance est absolue, il justifie sa propre existence. Les étudiants, aliénés comme l’esclave dans la dialectique hégélienne, acceptent leur ignorance comme justifiant l’existence du professeur, mais, à la différence de l’esclave, ils ne découvrent jamais qu’ils éduquent le professeur.

. . . L’éducation accumulative maintient et même renforce les contradictions par les pratiques et les attitudes suivantes qui reflètent la société oppressive dans son ensemble : a) -le professeur enseigne, les étudiants sont enseignés b) -le professeur sait tout et les étudiants ne savent rien c) -le professeur pense et on pense pour les étudiants d) -le professeur parle et les étudiants écoutent e) -le professeur fait la discipline et les étudiants sont disciplinés f) -le professeur choisit, fait valoir son choix, et les étudiants se soumettent g) -le professeur agit et les étudiants ont l’illusion d’agir par l’action du professeur h) -le professeur choisit le contenu du programme et les étudiants -qui n’ont pas été consultés -s’y adaptent i) -le professeur confond l’autorité de la connaissance avec sa propre autorité professionnelle qu’il oppose à la liberté des étudiants j) -le professeur est le sujet du processus de formation, tandis que les élèves en sont de simples objets.

La méthode accumulative d’éducation des adultes, par exemple, ne proposera jamais aux étudiants de considérer la réalité de manière critique.

Ceux qui utilisent une méthode accumulative, consciemment ou pas, – car il y a d’innombrables professeurs « employés de banque » bien attentionnés, qui ne se rendent pas compte qu’ils servent seulement à déshumaniser – ne perçoivent pas que les « dépôts » eux-mêmes contiennent des contradictions sur la réalité. Mais, tôt ou tard, ces contradictions peuvent conduire des étudiants qui étaient passifs auparavant à se dresser contre leur domestication et à essayer de domestiquer la réalité. Ils peuvent découvrir, par leur expérience existentielle, que leur mode de vie actuel est inconciliable avec leur vocation à être pleinement humain. Ils peuvent percevoir par leurs relations avec la réalité, que la réalité est vraiment en évolution, en transformation continue. Si les hommes sont des chercheurs et que leur vocation ontologique est l’humanisation, tôt ou tard, ils peuvent percevoir la contradiction dans laquelle l’éducation accumulative cherche à les maintenir, et s’engager alors dans la lutte pour leur libération.

Mais l’éducateur humaniste révolutionnaire ne peut attendre que cette possibilité se présente. Dès le départ, ses efforts doivent correspondre avec ceux des étudiants pour s’engager dans une pensée critique et une recherche pour une humanisation mutuelle. Ses efforts doivent aller de pair avec une profonde confiance dans les hommes et leur pouvoir créateur. Pour obtenir ce résultat, il doit être l’égal des étudiants dans ses relations avec eux.

La conception accumulative ne peut admettre une telle égalité – et cela nécessairement. Résoudre la contradiction professeur-étudiants, échanger le rôle de celui qui dépose, prescrit, domestique, pour le rôle d’étudiant parmi les étudiants équivaut à miner la puissance d’oppression et à servir la cause de la libération.

L’éducation problématisante est fondée sur la créativité et encourage une action et une réflexion vraie sur la réalité, en répondant ainsi à la vocation des hommes qui ne sont des êtres authentiques que s’ils sont engagés dans la recherche et la transformation créatrices. En résumé : la théorie et la pratique accumulatives, en tant que forces d’immobilisation et de fixation, ne reconnaissent pas les hommes comme des êtres historiques ; la théorie et la pratique critiques prennent l’historicité de l’homme comme point de départ.

L’éducation critique considère les hommes comme des êtres en devenir, comme des êtres inachevés, incomplets dans et avec une réalité également inachevée. Par opposition à d’autres animaux qui sont inachevés mais ne sont pas historiques, les hommes se savent inachevés. Ils ont conscience de leur inachèvement et dans cet inachèvement et la conscience qu’ils en ont se trouvent les racines mêmes de l’éducation comme phénomène purement humain. Le caractère inachevé des hommes et le caractère évolutif de la réalité exigent que l’éducation soit une activité continue.

L’éducation est ainsi constamment refaite dans la praxis. Pour être, elle doit devenir. Sa « durée » – dans le sens bergsonien du mot -se trouve dans le jeu des contraires : stabilité et changement. La méthode accumulative met l’accent sur la stabilité et devient réactionnaire; l’éducation problématisante qui n’accepte ni un présent « bien-conduit » ni un avenir pré-déterminé s’enracine dans le présent dynamique et devient révolutionnaire.

L’éducation critique est la « futurité » révolutionnaire. Elle est prophétique – en tant que telle, porteuse d’espérance – et correspond à la nature historique de l’homme. Elle affirme que les hommes sont des êtres qui se dépassent, qui vont de l’avant et regardent l’avenir, des êtres pour lesquels l’immobilité représente une menace fatale, pour lesquels regarder le passé ne doit être qu’un moyen de comprendre plus clairement qui ils sont et ce qu’ils sont pour pouvoir construire l’avenir avec plus de sagesse. Elle s’identifie donc avec le mouvement qui engage les hommes comme des êtres conscients de leur incomplétude – mouvement historique qui trouve son point de départ et ses thèmes à partir de son objectif.

Le point de départ se trouve dans les hommes eux-mêmes. Mais puisque les hommes n’existent pas en dehors du monde, en dehors de la réalité, le mouvement doit commencer avec la relation homme-monde. En conséquence, le point de départ doit toujours être avec les hommes dans le « ici et maintenant » qui constitue la situation à l’intérieur de laquelle ils sont immergés, de laquelle ils émergent et dans laquelle ils interviennent.

C’est seulement en partant de cette situation – qui détermine la perception qu’ils en ont – qu’ils peuvent commencer à agir. Pour le faire de manière authentique, ils ne doivent pas percevoir leur état comme inéluctable et inchangeable, mais seulement comme les limitant, et donc, les défiant …

. . . L’éducation problématisante ne sert pas et ne peut pas servir les intérêts de l’oppresseur. Aucun ordre oppressif ne pourrait permettre aux opprimés de commencer à faire une remise en question : pourquoi? Puisque seule une société révolutionnaire peut pratiquer cette éducation de manière systématique, les leaders révolutionnaires ne doivent pas prendre les pleins pouvoirs avant d’être en mesure d’employer la méthode. Dans le processus révolutionnaire, les leaders ne peuvent utiliser la méthode accumulative comme mesure intérimaire, justifiée par 1 les besoins de la cause, avec l’intention de se conduire plus tard de manière vraiment révolutionnaire. Ils doivent être révolutionnaires – c’est-à-dire hommes de dialogue – dès le départ…

Le dialogue est la rencontre entre les hommes, médiatisée par le monde, pour nommer ce monde.

Si c’est en disant leur parole que les hommes – en nommant le monde – le transforment, le dialogue s’impose comme la voie par laquelle les hommes trouvent leur signification en tant qu’hommes. Le dialogue est donc une nécessité existentielle.

Et puisque le dialogue est la rencontre dans laquelle la réflexion et l’action indissolubles de ceux qui dialoguent sont orientées vers le monde à transformer et à humaniser, ce dialogue ne peut se réduire au fait, pour une personne « de déposer » des idées dans une autre, il ne peut non plus devenir un simple échange d’idées, que ceux qui discutent « consommeraient ». Ce n’est pas non plus une discussion hostile, polémique, entre des hommes qui ne sont engagés ni dans la nomination du monde, ni dans la recherche de la vérité, mais plutôt dans l’imposition de leur propre vérité…

Le dialogue ne peut exister sans un amour profond pour le monde et les hommes. La nomination du monde, qui est un acte de création et de re-création, n’est pas possible si elle n’est pas imprégnée d’amour. L’amour est en même temps le fondement du dialogue et le dialogue lui-même. Celui-ci doit nécessaire· ment unir des sujets responsables et ne peut exister dans une relation de domination. La domination révèle un amour pathologique : sadisme chez le dominateur et masochisme chez le dominé. Parce que l’amour est un acte de courage, non de peur, l’amour est engagement envers les autres hommes.

De plus, le dialogue ne peut exister sans humilité. La nomination du monde par laquelle les hommes re-créent constamment ce monde, ne peut être un acte d’arrogance. Le dialogue, comme rencontre des hommes ayant pour tâche commune d’apprendre et d’agir, est rompu si les parties – ou l’une d’entre elles -manquent d’humilité.

Le dialogue exige aussi une foi intense en l’homme, foi en son pouvoir de faire et de refaire, de créer et de recréer ; foi en sa vocation à être plus pleinement humain : ce qui n’est pas le privilège d’une élite, mais le droit de naissance de tous les hommes. La foi dans l’homme est une exigence a priori pour le dialogue; « l’homme de dialogue » croit dans les autres hommes, même avant de les rencontrer face à face. Sa foi, cependant, n’est pas naïve. « L’homme de dialogue » est critique et sait que quoi qu’il ait le pouvoir de créer et de transformer, on peut empêcher les hommes de faire usage de ce pouvoir dans une situation concrète d’aliénation.

Ce serait une contradiction dans les termes si le dialogue – aimant, humble, et rempli de foi – ne produisait pas ce climat de confiance mutuelle qui conduit ceux qui dialoguent à collaborer toujours plus étroitement à la nomination du monde.

Le dialogue ne peut pas non plus exister sans espoir. L’espoir est enraciné dans l’incomplétude des hommes à laquelle ils cherchent à échapper dans une recherche constante qui ne peut qu’être menée en communion avec d’autres hommes. Le désespoir est une forme de silence, une manière de ne pas reconnaître le monde et de le fuir. La déshumanisation qui résulte d’un ordre injuste n’est pas une cause de désespoir, mais d’espoir, conduisant à rechercher sans cesse l’humanité dont l’injustice prive les hommes.

L’espoir, cependant, ne consiste pas à se croiser les bras et à attendre. Tant que je lutte, je suis mû par l’espoir. Si je combats avec l’espoir, alors je peux attendre. Le dialogue, comme rencontre des hommes qui cherchent à être plus lucidement humains, ne peut être pratiqué dans un climat de désespoir. Si ceux qui dialoguent n’attendent rien de leurs efforts, leur rencontre sera vide, stérile, bureaucratique et ennuyeuse.

Finalement, le vrai dialogue ne peut exister si ceux qui dialoguent ne s’engagent pas dans une pensée critique – pensée qui discerne la solidarité indivisible entre le monde et les hommes et n’admet pas qu’on puisse les séparer – pensée qui perçoit la réalité comme un processus en évolution, en transformation, plutôt que comme une entité statique – pensée qui ne se sépare pas de l’action, mais plonge sans cesse dans la temporalité sans peur des risques encourus.

Une fois de plus, je veux préciser qu’il n’y a pas de dichotomie entre dialogue et action révolutionnaire. Il n’y a pas une étape pour le dialogue et une autre pour la révolution. Au contraire, le dialogue est l’essence même de l’action révolutionnaire. Dans la théorie de cette action, les acteurs mènent leur action de manière intersubjective sur un objet – réalité qui les médiatise – en ayant l’humanisation des hommes pour objectif.

L’action politique au côté des opprimés doit être une action pédagogique dans le vrai sens du mot et donc une action avec les opprimés. Ceux qui travaillent à la libération ne doivent pas profiter de la dépendance émotionnelle des opprimés – dépendance qui est le fruit d’une situation concrète de domination qui est la leur et qui a donné naissance à leur vue inauthentique du monde. Utiliser leur dépendance, pour donner naissance à une dépendance encore plus grande, est la tactique de l’oppresseur.

L’action libératrice doit reconnaître cette dépendance comme un point faible et chercher à la transformer en indépendance par la réflexion et l’action. Cependant, même les leaders les mieux intentionnés ne peuvent accorder l’indépendance comme un cadeau. La libération des opprimés est une libération d’hommes, pas de choses. En conséquence, de même que personne ne se libère par ses propres efforts seulement, de même personne ne peut être libéré par les autres. La libération, phénomène humain, ne peut être obtenue par des semi-humains. Chaque fois que l’on traite les hommes comme des semi-humains, ils se déshumanisent. Quand les hommes sont déjà déshumanisés, en raison de l’oppression dont ils souffrent, il ne faut pas employer pour leur libération des méthodes de déshumanisation.

La méthode correcte que doivent employer les leaders révolutionnaires pour la libération ne doit pas être une propagande libertaire ». Les leaders ne peuvent pas non plus se contenter « d’insuffler » dans les opprimés une croyance en la liberté, en pensant ainsi gagner leur confiance. Le dialogue est la méthode correcte. La conviction qu’ont les opprimés de devoir combattre pour leur libération n’est pas un don des leaders révolutionnaires, mais le résultat de leur propre conscientisation.

Les leaders révolutionnaires doivent comprendre que leur propre conviction de la nécessité d’une lutte – dimension indispensable de la sagesse révolutionnaire – ne leur a été donnée par personne d’autre, si elle est authentique. Cette conviction ne peut être empaquetée et vendue, on l’atteint plutôt par une action et une réflexion conjointes. C’est l’engagement même des leaders dans la réalité, dans une situation historique, qui les a conduits à critiquer cette situation et à vouloir la changer.

Nous voulons, en faisant ces considérations, défendre le caractère éminemment pédagogique de la révolution. À chaque époque, les leaders révolutionnaires qui ont affirmé que les opprimés doivent accepter la lutte pour leur libération – chose évidente – ont, de ce fait, reconnu implicitement le caractère pédagogique de cette lutte.

La lutte commence quand les hommes reconnaissent qu’ils ont été détruits. La propagande, la gestion, la manipulation – toutes les armes de domination – ne peuvent être les instruments de leur réhumanisation. Le seul instrument valable est une pédagogie humanisante dans laquelle les leaders révolutionnaires établissent une relation permanente de dialogue avec les opprimés. Dans une pédagogie humanisante, la méthode cesse d’être un instrument par lequel les professeurs – (les leaders révolutionnaires)- peuvent manipuler les étudiants (les opprimés) parce qu’elle exprime la conscience des étudiants eux-mêmes.

La méthode est, en réalité, la forme extérieure de la conscience qui se manifeste par des actes, qui prend la propriété fondamentale de la conscience : son intentionnalité. L’essence de la conscience est d’être avec le monde et cette conduite est continue et inévitable. En conséquence, la conscience est, par essence, un « chemin vers », quelque chose en dehors d’elle-même qui l’entoure et qu’elle appréhende par son pouvoir « d’idéation ». La conscience est donc, par définition, une méthode dans le sens le plus général du mot.

Les leaders révolutionnaires doivent pratiquer une éducation co-intentionnelle. Les professeurs et les étudiants (ici, les leaders et le peuple) ont tous deux une intention sur la réalité, sont tous les deux sujets, non seulement pour dévoiler cette réalité – et donc la connaître de manière critique – mais pour recréer cette connaissance. Quand ils obtiennent cette connaissance de la réalité par une réflexion et une action communes, ils découvrent qu’ils sont ses re-créateurs permanents. De cette manière, la présence des opprimés dans la lutte pour leur libération sera ce qu’elle doit être : non une pseudo-participation, mais une action engagée.

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