Références

Catégories : Extraits de livre / Pédagogie des opprimés (1968)

Notes : Cette partie intitulée « Vision du monde » mélange plusieurs extraits de l’œuvre de Paulo Freire. Nous avons regroupé ici tous les passages extraits de la Pédagogie des opprimés.

Vision du monde [3]

Confrontés avec un « univers de thèmes »* en contradiction dialectique, les hommes prennent des positions contradictoires : les uns travaillent au maintien des structures, les autres à leur changement. Tandis que croît l’antagonisme entre les thèmes qui sont l’expression de la réalité, les thèmes de la réalité elle-même ont tendance à être mythifiés, tandis que s’établit un climat d’irrationalité et de sectarisme. Ce climat menace d’arracher aux thèmes leur signification profonde et de les priver de l’aspect dynamique qui les caractérise. Dans une telle situation, l’irrationalité créatrice de mythes devient elle-même un thème fondamental. Le thème qui lui est opposé, la vue critique et dynamique du monde permet de dévoiler la réalité, de démasquer sa mythification et de parvenir à la pleine réalisation du travail humain : la transformation permanente de la réalité pour la libération des hommes.

En dernière analyse, les thèmes sont contenus et contiennent les situations-limites ; les tâches qu’ils impliquent exigent des actes-limites. Quand les thèmes sont cachés par les situations-limites et ne sont donc pas perçus clairement, les tâches correspondantes — les réponses des hommes sous la forme d’une action historique — ne peuvent être accomplies, ni de manière authentique, ni de manière critique. Dans cette situation, les hommes sont incapables de dépasser des situations-limites pour découvrir qu’au-delà de ces situations — et en contradiction avec elles — se trouve un possible non expérimenté.

En somme, les situations-limites impliquent l’existence de personnes qui sont servies directement ou indirectement par ces situations, et d’autres pour lesquelles elles ont un caractère négatif et asservissant. Quand ces dernières perçoivent ces situations comme la frontière entre être et être plus humain, plutôt que la frontière entre être et ne pas être, elles commencent à agir de manière de plus en plus critique pour atteindre le « possible non expérimenté » contenu dans cette perception. Par ailleurs, ceux qui sont servis par la situation-limite actuelle, regardent le possible non expérimenté comme une situation-limite menaçante que l’on doit empêcher de se réaliser, et ils agissent pour maintenir le statu quo. En conséquence, les actions libératrices, dans un milieu historique donné, doivent correspondre non seulement aux thèmes générateurs mais à la manière dont ces thèmes sont perçus. Cette exigence en implique une autre: la recherche de thématiques significatives.

Les thèmes générateurs peuvent se situer dans des cercles concentriques allant du général au particulier. L’unité historique la plus large comprenant un ensemble diversifié d’unités et de sous-unités (continentales, régionales, nationales, etc …) comporte des thèmes de type universel. Je considère que le thème fondamental de notre époque est celui de la domination, qui suppose son contraire, le thème de la libération, comme objectif à atteindre.

C’est ce thème préoccupant qui donne à notre époque le caractère anthropologique que j’ai déjà mentionné. Pour réaliser l’humanisation qui suppose l’élimination de l’oppression déshumanisante, il est absolument nécessaire de dépasser les situations-limites dans lesquelles les hommes sont réduits à l’état de choses.

Cependant, quand les hommes perçoivent la réalité comme dense, impénétrable et enveloppante, il est indispensable de procéder à cette recherche au moyen de l’abstraction. Cette méthode n’implique pas que l’on réduise le concret à l’abstrait (ce qui signifierait que la méthode n’est pas de type dialectique) mais plutôt que l’on maintienne les deux éléments comme des contraires en inter-relation dialectique dans l’acte de réflexion.

On trouve un excellent exemple de ce mouvement de pensée dialectique dans l’analyse d’une situation concrète, existentielle, « codée ». Son « décodage » exige que l’on passe de l’abstrait au concret; c’est-à-dire, de la partie au tout, pour retourner ensuite aux parties; ceci implique alors que le sujet se reconnaisse dans l’objet — la situation existentielle concrète codée — et qu’il reconnaisse l’objet comme une situation dans laquelle il se trouve avec d’autres sujets. Si le décodage est bien fait, ce mouvement de flux et de reflux de l’abstrait au concret, qui se produit dans l’analyse d’une situation codée, conduit au remplacement de l’abstraction par la perception critique du concret qui a déjà cessé d’être une réalité dense, impénétrable.

Cependant, puisque le code est la représentation d’une situation existentielle, le décodeur a tendance à faire le pas de la représentation à la situation très concrète dans laquelle et avec laquelle il travaille. Il est ainsi possible d’expliquer par des concepts pourquoi les individus commencent à se comporter différemment envers la réalité objective, une fois que cette réalité a cessé de se présenter comme une impasse et a pris son véritable aspect : un défi auquel les hommes doivent répondre. (6)

A toutes les phases du décodage, les hommes révèlent leur vision du monde. A la manière dont ils pensent le monde et dont ils l’abordent – de manière fataliste, statique ou dynamique – on peut trouver leurs thèmes générateurs. Un groupe qui n’exprime pas concrètement de thèmes générateurs – ce qui semblerait signifier qu’il n’a pas de thèmes – suggère au contraire un thème tragique : le thème du silence. le thème du silence suggère une structure de mutisme en face de la force écrasante des situations-limites.

Rechercher le thème générateur, c’est rechercher la pensée de l’homme sur la réalité et son action sur cette réalité qui est dans sa praxis.

Plus les hommes prennent une attitude active dans l’exploration de leurs thématiques, plus leur conscience critique de la réalité s’approfondit et plus, en énonçant ces thématiques, ils prennent possession de cette réalité.

Nous devons nous rendre compte que les aspirations, les motifs et les objectifs qui sont contenus dans les thématiques significatives sont des aspirations, des motifs et des objectifs humains. Ils n’existent pas quelque part « en dehors », comme des entités statiques; ils sont historiques comme les hommes eux-mêmes ; en conséquence, ils ne peuvent être saisis en-dehors des hommes. Saisir ces thèmes et les comprendre, c’est comprendre, à la fois, les hommes qui les incarnent et la réalité à laquelle ils se réfèrent.

Mais – précisément parce qu’il n’est pas possible de comprendre ces thèmes en dehors des hommes – il est nécessaire que les hommes concernés les comprennent aussi. La recherche thématique devient ainsi une lutte commune pour une conscience de la réalité et une conscience de soi qui font de cette recherche le point de départ du processus d’éducation et de l’action culturelle du type libérateur.

Le danger réel de cette recherche n’est pas que les objets supposés de celle-ci, en se découvrant co-chercheurs, faussent les résultats analytique ; au contraire, le danger se trouve dans le risque de faire dévier l’axe de la recherche des thèmes significatifs pour les hommes eux-mêmes, en considérant ainsi les hommes comme objets de la recherche.

Je précise : la recherche des thématiques implique la recherche de la pensée des hommes, pensée qui se trouve seulement au milieu des hommes qui cherchent ensemble cette réalité. Je ne peux penser pour les autres ou sans les autres et d’autres ne peuvent pas penser non plus pour les hommes.

Les hommes, en tant « qu’êtres-en-situation », se trouvent enracinés dans des conditions tempo-spatiales qui les marquent et qu’ils marquent également.

Ils réfléchiront sur leur propre « situationalité » dans la mesure où elle les défiera d’agir sur elle. Les hommes sont, parce qu’ils sont dans une situation. Plus les hommes réfléchiront de manière critique sur leur existence et plus ils agiront sur elle, plus ils seront.

L’éducation et la recherche thématique dans une conception critique de l’éducation sont seulement différents moments du même processus.

*Selon Paulo Freire, l’ensemble des thèmes en interaction, à une époque donnée, constitue son univers thématique.

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