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Catégories : Extraits de livre / Pédagogie des opprimés (1968)

L'oppression

Qui, mieux que les opprimés, est préparé à comprendre la terrible signification d’une société oppressive ? Qui souffre des effets de l’oppression plus que les opprimés ? Qui peut mieux comprendre la nécessité de la libération ? Ils n’obtiendront pas cette libération par hasard mais en la cherchant dans leur praxis, et en reconnaissant qu’il est nécessaire de combattre pour elle. Et ce combat, à cause du but que lui donnent les opprimés représentera réellement un acte d’amour opposé au manque d’amour qui se trouve au cœur de la violence des oppresseurs, manque d’amour, même s’il est revêtu de fausse générosité.

Mais presque toujours, pendant la phase initiale de la lutte, les opprimés, au lieu de lutter pour la libération, ont tendance à devenir eux-mêmes oppresseurs ou « sous-oppresseurs ». La structure même de leur pensée a été conditionnée par les contradictions de la situation existentielle concrète qui les a façonnés. Leur idéal, c’est d’être des hommes mais pour eux, être des hommes c’est être des oppresseurs. C’est leur modèle d’humanité. Ce phénomène vient du fait que les opprimés, à un moment donné de leur expérience existentielle adoptent une attitude d’« adhésion » à l’oppresseur. Dans ces conditions, ils ne peuvent le « regarder », avec suffisamment de clarté pour l’objectiver – pour le découvrir « en dehors d’eux ».

Cela ne veut pas dire nécessairement que les opprimés n’ont pas conscience qu’ils sont écrasés. Mais leur immersion dans la réalité d’oppression les empêche d’avoir une claire perception d’eux-mêmes comme opprimés. À ce niveau, leur perception d’eux-mêmes comme contraires de l’oppresseur ne signifie pas encore qu’ils s’engagent dans une lutte pour surmonter la contradiction ; un pôle n’aspire pas à sa libération, mais à son identification avec le pôle opposé.

Dans cette situation, les opprimés ne voient pas le « nouvel homme » comme celui qui doit naître de la résolution de sa contradiction quand l’oppression fait place à la libération. Pour eux, le nouvel homme c’est eux-mêmes devenus oppresseurs. Leur vision de l’homme nouveau est individualiste, à cause de leur identification avec l’oppresseur, ils n’ont pas conscience d’eux-mêmes en tant que personnes ou membres d’une classe opprimée. Ce n’est pas pour devenir des hommes libres qu’ils désirent la réforme agraire mais pour acquérir une terre et ainsi devenir propriétaires ou plus précisément, les patrons d’autres travailleurs. Il est rare qu’un paysan, une fois promu surveillant, ne soit pas plus tyrannique envers ses anciens camarades que te propriétaire lui-même. Ceci est dû au fait que le contexte de la situation du paysan, c’est-à-dire l’oppression, demeure inchangé. Dans cet exemple, le surveillant, pour s’assurer son travail, doit être aussi dur que le propriétaire – et même plus. Ceci illustre notre affirmation, suivant laquelle, pendant la phase initiale de leur lutte, les opprimés trouvent dans l’oppresseur leur « type d’homme ».

Même la révolution qui transforme une situation concrète d’oppression en lançant le processus de libération doit affronter ce phénomène. Beaucoup d’opprimés qui participent directement ou indirectement à la révolution cherchent – conditionnés par les mythes de l’ancien ordre – à en faire leur propre révolution. L’ombre de leur ancien oppresseur plane toujours sur eux.

Si ce qui caractérise les opprimés est leur subordination à la conscience du maître, comme Hegel l’affirme, la vraie solidarité avec les opprimés suppose que l’on combatte à leur côté, pour transformer la réalité objective qui a fait d’eux ces « êtres pour l’autre ». L’oppresseur n’est solidaire des opprimés que quand il cesse de regarder les opprimés comme une catégorie abstraite et les voit comme des personnes que l’on a traitées injustement, privées de leur voix, abusées dans la vente de leur travail, quand il cesse de faire des gestes pieux, sentimentaux et individualistes et risque un acte d’amour. On ne trouve la vraie solidarité que dans la plénitude de cet acte d’amour, dans son existentialité, dans sa praxis.

Affirmer que les hommes sont des personnes qui, en tant que personnes doivent être libres, et cependant ne rien faire de tangible pour que cette affirmation devienne une réalité, est une comédie.

Seuls les opprimés peuvent, en se libérant eux-mêmes, libérer leurs oppresseurs. Ces derniers, en tant que classe oppressive, ne peuvent ni se libérer eux-mêmes, ni libérer les autres. Il est donc essentiel que les opprimés mènent une lutte qui résolve la contradiction dans laquelle ils se trouvent pris ; et la contradiction ne sera résolue que par l’apparition d’un nouvel homme : ni oppresseur, ni opprimé, mais un homme en train de se libérer. Si le but des opprimés est de devenir pleinement humains, ils n’atteindront pas ce but en se contentant de renverser les termes de la contradiction, en changeant seulement les pôles.

Pour l’oppresseur, la conscience, l’humanisation des « autres »n’apparaissent pas comme la recherche de la pleine humanité, mais comme une subversion.

Précisément, parce qu’ils ne sont ni « reconnaissants », ni « envieux », les opprimés sont considérés comme des ennemis potentiels qu’il faut surveiller.

Étant donné le contexte précédent, nous nous trouvons en face d’une question d’une très grande importance : le fait que certains membres de la classe des oppresseurs se joignent aux opprimés dans leur lutte pour la libération, se déplaçant ainsi d’un pôle de la contradiction à l’autre.

Leur rôle est fondamental et il en a été ainsi tout au cours de l’histoire de cette lutte. Il arrive cependant que, comme ils cessent d’être des exploiteurs, des spectateurs indifférents ou simplement les héritiers de l’exploitation pour passer du côté des exploités, ils apportent toujours avec eux les traces de leur origine : leurs préjugés et leurs déformations, entre autres un manque de confiance dans la capacité du peuple à penser, à vouloir et à savoir. En conséquence, ceux qui ont adhéré à la cause du peuple courent constamment le risque de tomber dans un type de générosité aussi maléfique que celui des oppresseurs. La générosité des oppresseurs est nourrie par un ordre injuste qui doit être maintenu pour justifier cette générosité. Nos « convertis », au contraire, désirent vraiment transformer l’ordre injuste ; mais à cause de leurs antécédents, ils croient qu’ils doivent être les réalisateurs de la transformation. Ils parlent des hommes, mais ils n’ont pas confiance en eux ; or la confiance dans les hommes est la pré-condition indispensable pour un changement révolutionnaire.

On reconnaît un véritable humaniste davantage à sa confiance dans les hommes, qui le conduit à s’engager dans leur lutte, qu’au millier d’actions qu’il peut entreprendre pour eux sans cette confiance.

La conversion aux hommes exige une profonde renaissance. Ceux qui en font l’objet doivent adopter une nouvelle forme d’existence ; ils ne peuvent plus rester comme ils étaient. C’est seulement dans la camaraderie avec les opprimés que les convertis peuvent comprendre leur manière caractéristique de vivre et de se conduire qui, à certains moments, reflète la structure de domination. Une de ces caractéristiques que nous avons mentionnée auparavant est le dualisme des opprimés qui sont en même temps eux-mêmes et l’oppresseur dont ils ont intériorisé l’image. C’est pourquoi ils ont presque toujours des attitudes fatalistes envers leur situation, jusqu’à ce qu’ils « découvrent » concrètement leur oppresseur puis leur propre conscience.

Dans leur aliénation, les opprimés veulent à tout prix ressembler à l’oppresseur, l’imiter, le suivre. Ce phénomène est surtout courant chez les opprimés de la classe moyenne qui aspirent à être les égaux des hommes « éminents » de la classe supérieure. Albert Memmi, dans une analyse exceptionnelle de la « mentalité colonisée », se réfère au mépris qu’il a ressenti envers le colonisateur et qui allait de pair avec une attirance « passionnée » pour lui : « Comment le Colonisateur pouvait-il, à la fois, soigner ses ouvriers et mitrailler périodiquement une foule colonisée ? Comment le Colonisé pouvait-il à la fois se refuser si cruellement et se revendiquer d’une manière si excessive ? Comment pouvait-il à la fois détester le Colonisateur et l’admirer passionnément ? (cette admiration que je sentais, malgré tout, en moi) ».

Le mépris de soi est une autre caractéristique de l’opprimé, qui provient de l’intériorisation de l’opinion que les oppresseurs ont d’eux. Ils entendent si souvent dire qu’ils ne sont bons à rien, qu’ils ne savent rien et ne peuvent rien apprendre, qu’ils sont malades, paresseux et improductifs, qu’ils finissent par se convaincre de leur propre inadaptation.

« Le paysan se sent inférieur au patron parce que le patron semble être le seul à savoir et à être capable de faire marcher les « choses ».

Aussi longtemps que persiste leur ambiguïté, les opprimés ne cherchent pas à résister et manquent totalement de confiance en eux.

Ils ont une croyance diffuse, magique, dans l’invulnérabilité et la puissance de l’oppresseur. La force magique de la puissance du propriétaire exerce un pouvoir particulier dans les zones rurales. Un de mes amis sociologue raconte l’histoire d’un groupe de paysans armés d’Amérique latine qui venaient de s’emparer d’un « latifundium ». Pour des raisons tactiques, ils avaient l’intention de prendre le propriétaire comme otage. Mais pas un paysan n’eut le courage de le garder ; sa présence même était terrifiante. Il se peut aussi que le fait de s’opposer au patron provoquait des sentiments de culpabilité. En vérité, le patron était « en eux ».

Pour cette raison, les opprimés sont émotionnellement dépendants.

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