Référence

  • Titre : « Préface [2] »
  • Auteur : Paulo Freire
  • Revue : Une éducation pour libérer l’Homme de Giulio Girardi, éditions Vie ouvrière, Bruxelles (Belgique), 1979, p.5-7
  • Date de l’ouvrage original : 1979
  • Période freirienne : Exil (1964-1979)

Catégories : Préfaces

Préface [2]

Lire un livre est une chose bien différente que d’en parcourir les pages. C’est, en quelque sorte, le réécrire. Cela demande donc de la part du lecteur ou de la lectrice une pénétration subtile de son contenu, une inquiétude intellectuelle, un état de prédisposition constante à la recherche.

D’où l’impossibilité de faire une étude sérieuse, si on se place devant le texte comme magnétisé par les mots de l’auteur, en leur attribuant une force magique. En revanche, ce que le lecteur doit faire quand il se prépare à lire un livre en sujet conscient, c’est accepter le défi que l’auteur, par-delà son texte, lui lance. En pensant à la pensée de l’auteur, et donc à sa pratique, le lecteur se dispose ainsi à repenser sa propre pratique.

Pour cela, écrire une préface est toujours pour moi une tâche difficile. En effet, on attend souvent d’une préface qu’elle soit une analyse, le plus possible simplifiée, du texte qu’elle introduit, une sorte de panneau indicateur. Pour moi, en revanche, une préface est une invitation adressée aux lecteurs et lectrices afin que, en acceptant le défi que l’auteur leur lance, ils s’engagent dans la compréhension critique du texte. En adressant cette invitation, on soulignera tel ou tel aspect du texte, comme si on conversait soi-même avec le lecteur ou la lectrice à la porte d’une bibliothèque.

Je ne prétends pas que ce soit la meilleure façon d’écrire une préface. Je dis seulement que c’est la façon dont je les écris moi-même : comme une conversation.

Le premier point de la conversation informelle que je voudrais avoir avec les éventuels lecteurs de ce livre concerne la personne même de Girardi. Je le connaissais depuis quelque temps, par la lecture de quelques-uns de ses travaux, mais c’est seulement récemment que j’ai eu l’occasion de le rencontrer et de m’entretenir longuement avec lui. Cela s’est passé à Paris, peu de temps après qu’il ait été « invité » à abandonner son enseignement à « Lumen Vitae » de Bruxelles ; ce qui m’avait amené, en totale solidarité avec ses positions, à retirer la petite collaboration que j’avais l’habitude de donner à cet Institut. Parce que si Girardi était « invité » à quitter ce poste à cause de ses positions, je me sentais concerné par cette même invitation, m’étant identifié à lui dans la façon d’interpréter l’éducation, en refusant de la considérer comme neutre ou « innocente ».

La rencontre personnelle avec Girardi accrut en moi l’admiration que j’éprouvais déjà pour le penseur engagé et lucide qu’il est. C’est ce penseur que le lecteur rencontrera, à travers son texte. Texte dans lequel Girardi fait ce que moi aussi j’essaie de faire : saisir les « évidences », les briser, les pénétrer, les analyser, et montrer ainsi qu’elles ne sont bien souvent, en réalité, que des
apparences.

Penseur critique, Girardi ne reste jamais à la surface des faits analysés. Sa préoccupation constante est de rendre les apparences transparentes et de rechercher, au-delà des faits qu’il analyse, leurs raisons d’être. Dans cet effort, il ne s’adresse pas seulement au lecteur ou à la lectrice pour communiquer ce qu’il pense ou pour exposer quelque chose. Il pousse à s’engager dans le même processus de recherche ; recherche imprégnée de cette réalité, de ce concret, de cette objectivité, dont en tant que sujets nous ne pouvons nous détacher.

Tout le texte est traversé par ce défi que l’auteur nous lance de chercher comme lui, en tant que sujets, et non de saisir une imposition. D’autre part, il faut le souligner, s’il refuse l’imposition, Girardi refuse également, à tous les niveaux, le spontanéisme. Penseur engagé, il sait très bien que le spontanéisme contribue en définitive à maintenir le « statu quo ».

Le livre de Girardi me touche personnellement de façon particulière. Sa thématique est au centre de mes préoccupations et n’est certes pas étrangère à ma pratique. D’où l’effort que je dois accomplir pour ne pas céder à la tentation d’écrire une préface dans un style différent de mon style habituel. À la tentation de m’engager dans une discussion de tout le livre, point par point : parce que, avec un livre comme celui-là, il serait difficile, une fois commencée la discussion, de laisser quelque chose de côté.

Je ne veux pas toutefois outrepasser la tâche que je me suis imposée : celle de vous inviter avec insistance, lecteur ou lectrice que je ne connais pas, à ouvrir un débat personnel avec ce texte excellent. Je le fais avec la conviction que ce sera une des meilleures invitations que j’ai jamais adressées à quelqu’un.

Paulo FREIRE,
Genève, octobre 1976.

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