Références

  • Titre : « Idéologie et éducation: réflexions sur la non-neutralité de l’éducation »
  • Auteur : Paulo Freire
  • Ouvrage : L’Éducation contre l’éducation : l’oubli de l’éducation au travers de l’éducation permanente de Moacir Gadotti, éditions L’Âge d’Homme, Lausanne (Suisse), 1979, p.9-12.
  • Date de l’ouvrage original : 1979
  • Période freirienne : Exil (1964-1979)

Catégorie : Préfaces

Idéologie et éducation

Mon cher Moacir,

J’aimerais tout d’abord souligner la satisfaction que la lecture de ton travail m’a apportée. Satisfaction qui m’a accompagné tout au long de la lecture, même si, parfois, je n’étais pas totalement d’accord avec certaines analyses, avec certaines affirmations.

L’impression qui, dès le début, s’est dégagée de ce texte et qui s’est ensuite accentuée au point de devenir une conviction, est que cette thèse est avant tout le rapport partiel de la recherche attentive et permanente que tu poursuis et à laquelle il te serait très difficile de renoncer. C’est peut-être justement pour cela que l’on y sent la présence de l’auteur et du concret auquel il se réfère comme si celui-ci prenait une chaise et s’asseyait à côté du lecteur pour entretenir avec lui un dialogue constant.

Cette thèse n’a rien à voir avec certains ouvrages dont les auteurs, au nom de l’objectivité, prétendent réaliser l’impossible, c’est-à-dire faire abstraction de leur subjectivité. Comme si objectivité et subjectivité n’étaient pas en relation dialectique. Comme si le monde était un énorme laboratoire d’anatomie et la réalité un cadavre que l’analyste, protégé par un masque et des gants, dissèque pièce par pièce. Comme si l’objectivité et la rigueur scientifiques, le respect de la réalité pouvaient être synonymes de neutralité. Comme si le chercheur ne faisait pas partie, lui aussi, de la réalité qu’il analyse. Comme si sa pratique scientifique pouvait s’expliquer pour elle-même, et non, comme toute pratique, par les finalités qui la motivent.

Et c’est parce que tu critiques et refuses celle neutralité impossible que tu peux d’engager dans une recherche radicale qui reste cependant ouverte au dialogue, sans jamais devenir sectaire ou polémique, même sur des thèmes souvent considérés comme tels. La radicalité, caractéristique de toute position critique et non naïve, constitue un des aspects les plus positifs de ton travail. En effet, si le chercheur radical ne prétend pas être en possession de la vérité, il refuse d’autre part toute concession qui pourrait amoindrir le processus de sa recherche : s’il acceptait des compromis, se taisant alors qu’il devrait intervenir, se croisant les bras au lieu d’agir, ce serait une capitulation avant même d’avoir lutté.

En tant qu’éducateur n’ayant jamais cru au mythe de la neutralité de l’éducation, convaincu que toute affirmation de cette neutralité ménage toujours des intérêts, je m’identifie entièrement à ta thèse et j’en assume toute la radicalité et toute la véhémence dans la critique de ce mythe.

Face à ta thèse, ma préoccupation fondamentale, en tant qu’éducateur concevant l’acte éducatif comme un acte politique, était de saisir quelle est ta propre conception de l’acte éducatif comme acte politique, comment tu l’expérimentes et comment tu le vis. Telle était à mes yeux la question fondamentale, par laquelle d’ailleurs j’ai engagé cette conversation. Ainsi je te parle en tant qu’appartenant à une génération qui précède la tienne — comme celle de l’éducateur brésilien Anísio Teixeira précède la mienne — et à une région — celle du nord-est du Brésil — qui n’est pas la tienne, et j’affirme l’importance de ce travail pour tout le Brésil.

Tu dénonces la mythification de l’Éducation Permanente qui n’est pas le fruit du hasard ni celui de l’action volontariste d’éducateurs obstinés, mais qui est une réponse nécessaire à certains problèmes de la société capitaliste avancée — que l’éducation dite permanente prétend aider malgré sa prétendue neutralité — et cette dénonciation est d’une actualité indiscutable au Brésil.

J’aimerais prolonger ce dialogue en proposant quelques réflexions surgies au moment où je lisais ta thèse. La première serait à propos de la nécessité de sauvegarder le caractère permanent de l’éducation comme une affaire strictement humaine. À vrai dire, la permanence fait partie de l’essence même de l’éducation. L’adjectif « permanent » accolé au substantif « éducation » n’est pas seulement une redondance, mais, ce qui est pire, une distorsion. L’éducation est permanente, d’abord dans la mesure où les êtres humains, en tant qu’êtres historiques, dans le monde et avec le monde, sont des êtres inachevés et conscients de leur inachèvement. Le problème n’est pas d’être inachevé. Le problème posé à l’éducation, c’est que cet être se sait inachevé et, se connaissant en tant que tel, il évolue dans un processus permanent de recherche qui est le processus éducatif. Deuxièmement, l’éducation est permanente dans la mesure où ces êtres inachevés et conscients de leur inachèvement se « déplacent » dans un monde également inachevé. Dans un monde, dans une réalité contradictoire et dynamique, réalité qui n’est pas, puisque pour être, elle doit rester en devenir. Ce caractère permanent de l’éducation, cependant, n’a rien à voir avec ce qu’on appelle l’Éducation Permanente dont tu fais la critique. Ce que cette éducation insinue, par l’adjectif « permanente » avec lequel elle connote le substantif « éducation », c’est la réduction de toute éducation à elle seule, c’est-à-dire à l’Éducation Permanente. C’est comme si leurs théoriciens, ou leurs idéologues comme tu les appelles, avaient réussi à extraire de l’éducation l’essence de la permanence, puis la transformant en adjectif, ils la présentent comme l’éducation elle-même. D’où la nécessité de sauvegarder le caractère de la permanence de l’éducation. Dans ce sens, ton analyse critique de la non-neutralité de l’éducation appelée « permanente » est une analyse de l’éducation même.

J’aimerais encore souligner la coïncidence qui m’a fait commencer la lecture de ta thèse à Luanda, capitale de l’Angola et qui me l’a fait poursuivre à Sao Tomé. Je m’affrontais avec un texte, avec un discours qui critique et qui analyse l’Éducation Permanente, dans une société dramatiquement en transition et qui s’engage dans un processus de surpassement de son héritage colonial, l’héritage de la pédagogie du colonisateur, pour la constitution de sa nouvelle éducation, qui doit correspondre aux intérêts nouveaux de la nouvelle société. C’est pourquoi je me permets d’affirmer que cette thèse est également importante pour ces sociétés-là. Ce qui ne veut pas dire que l’avant-garde de ces pays acceptera automatiquement toutes les analyses de ce texte. Mais je suis persuadé que ton effort pour attirer l’attention sur le danger d’invasion culturelle que pourrait présenter une diffusion naïve de l’Éducation Permanente est fondamental pour ces pays-là et pour d’autres comme la Guinée, le Cap-Vert, le Mozambique, engagés actuellement dans la recherche de leur propre éducation.

Le titre de ton travail : « l’éducation contre l’éducation», me suggère une autre réflexion, qui, elle, renvoie à une recherche et non pas à une polémique. Si j’essaie de traduire ce titre en portugais, la meilleure traduction pourrait être « educaçao contra a educaçao » (une éducation contre l’éducation). Néanmoins, je crains qu’en considérant une certaine éducation comme anti-éducation, tu ne tombes nécessairement dans la cristallisation a priori d’un modèle d’éducation qui serait l’éducation, la véritable éducation. En proposant ce titre: « l’éducation contre l’éducation » ; tu ne peux pas éviter cette ambiguïté de l’éducation à laquelle tu tiens en tant que philosophe. Pour ma part, plutôt que d’éducation et d’anti-éducation, j’ai toujours préféré parler d’une part de l’éducation comme pratique de la liberté et d’autre part de l’éducation comme pratique de la domestication. C’est dire que même cette éducation qui s’oriente vers la domestication, je ne l’appelle pas « non-éducation ». Dans l’éducation comme pratique de la liberté ou de la libération, le développement de la conscience de soi du sujet est indispensable et se trouve en relation dialectique avec le développement de la conscience des choses et du contexte dans lequel il se trouve. Dans l’autre type d’éducation, orienté vers la domestication, la réalité, le monde se présentent à celui qui s’éduque comme une donnée finie, achevée.

Dans la ligne de ces considérations, je citerai un passage de ta thèse en me permettant de faire quelques commentaires. Tu dis à la page 128 : « penser c’est une chose que la conscience technocratique ne peut pas se permettre, ni permettre à d’autres. Il faut agir et agir vite. Pour cela, il faut éviter toute discussion “inutile”. C’est pourquoi la discussion sur les fins du travail humain et sur la condition humaine est absente ».

La discussion sur les fins du travail humain et sur la condition humaine n’existe pas pour le technocrate parce que, pour lui, penser au lieu d’agir d’agir vite et une chose inutile. C’est encore là un camouflage idéologique sous lequel il se cache. En réalité, penser le processus du travail est interdit parce que c’est une activité dangereuse. Et on ne peut pas espérer d’une éducation — avec ou sans adjectif — qui est au service du mode de production capitaliste, qu’elle prenne au sérieux la tâche de réflexion critique sur le processus productif. Une telle analyse finirait par dévoiler la raison d’être de l’aliénation du travail, de sa dégradation. D’où l’accent mis sur la formation professionnelle et le développement des capacités techniques, au détriment d’une formation intégrale et politique. D’où l’idéologie de la « désidéologisation » et de la neutralité de l’éducation permanente que tu mets en évidence dans ton travail.

Un autre point que j’aimerais discuter avec toi, c’est le rapport entre l’éducation et la production, entre l’acte éducatif et l’acte productif. La négativité de l’éducation permanente ne résiste pas dans le fait qu’elle s’associe à la production, mais dans sa manière de s’y associer : comment elle s’y associe et pourquoi. Les relations entre l’éducation et la production sont nécessaires et fondamentales. Cependant, la manière dont ses relations se produisent dépend essentiellement des finalités et des objectifs politiques de celui qui détient le pouvoir.

Une société qui aspire à devenir une société de travailleurs dépassant les dichotomies fondamentales que nous connaissons — dichotomie entre le travail manuel et le travail intellectuel (la pratique et la théorie), dichotomie entre enseignement et apprentissage et finalement dichotomie entre l’acquisition des connaissances existantes et la création d’un nouveau savoir — doit nécessairement considérer le travail productif comme source de toute connaissance. De telle sorte qu’à certains moments, on n’étudie pas pour travailler, on ne travaille pas pour étudier, mais on étudie en travaillant.

Ce sont les points sur lesquels j’aimerais dialoguer avec toi Paulo FREiRE Genève, le 5 mars 1977

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