Références

  • Titre : Le mot et le monde suivi d’Alphabétisation et conscientisation
  • Auteur : Paulo Freire
  • Revue : Voies Livres n°23, Livre pensée, Lyon (France), 1989
  • Date des écrits originaux : 1967 ; 1984
  • Période freirienne : Exil (1964-1979)

Catégories : Compilations de textes

Notes : Cet ouvrage regroupe deux écrits de Paulo Freire, le premier reprend l’article « Le monde et le mot » publié dans le Courrier de l’UNESCO en février 1984. Le second est un extrait de l’ouvrage L’Éducation pratique : pratique de la liberté.

Le mot et le monde suivi d'Alphabétisation et conscientisation

[Présentation de l’éditeur] PAULO FREIRE, pédagogue brésilien, a été professeur d’histoire et de philosophie de l’éducation à l’université de Recife (Brésil), et professeur invité à Harvard (États-Unis). Il est l’auteur d’une méthode d’alphabétisation, la « prise de conscience » ou « l’éducation libératrice », qu’il a commencé d’appliquer dans son pays natal, puis au Chili et dans d’autres pays. Il a collaboré avec les Nations Unies et l’Unesco. Parmi ses œuvres, traduites en français, il faut citer L’éducation, pratique de la liberté, (épuisé), La pédagogie des opprimés (Éd. La Découverte) et Lettres à la Guinée-Bissau sur l’alphabétisation (épuisé).

Ce fascicule est publié à l’occasion de la journée internationale de l’alphabétisation qui a lieu, chaque année, le 8 septembre, et en prélude à l’Année internationale de l’alphabétisation (1990).

***

1. Le mot et le monde

Si je veux parler de l’importance de l’acte de lire, il me semble indispensable de faire allusion au processus dans lequel je me suis engagé lorsque j’écrivais le texte que voici, processus qui supposait une compréhension critique de l’acte de lire, laquelle ne s’épuise pas dans le pur décodage de la parole écrite ou du langage, mais s’annonce et se prolonge dans la compréhension du monde.

Langage et réalité sont dynamiquement liés. La compréhension du texte, qui découle de la lecture critique, implique la perception des rapports entre le texte et le contexte. Quand j’essaie d’écrire sur l’importance de l’acte de lire, je me sens poussé à « relire » des moments essentiels de mon expérience, conservés dans ma mémoire, depuis les plus lointains souvenirs de mon enfance, de mon adolescence, de ma jeunesse, où le sens critique de l’importance de la lecture s’est peu à peu formé en moi.

En écrivant ce texte, je prenais progressivement « mes distances » des moments divers où l’acte de lire est apparu dans mon expérience existentielle. D’abord, la « lecture » du monde, du petit monde où je me voyais ; ensuite, la lecture du mot qui, tout au long de ma vie scolaire, ne fut pas toujours la lecture du « mot-monde ». Le souvenir de l’enfance lointaine, cherchant à comprendre mon acte de lire, le monde particulier où je me voyais, est pour moi très significatif. Grâce à cet effort que j’accomplis, je recrée, et revis, dans le texte que j’écris, l’expérience même du moment où je ne lisais pas encore.

C’est ainsi que je me vois dans la modeste maison entourée d’arbres où je suis né, à Recife. La vieille maison, ses pièces, son couloir, sa cave, sa terrasse,l’ample patio qu’elle surplombait, tout cela fut mon premier univers. C’est là que j’ai marché à quatre pattes, que j’ai ânonné mes premiers mots, que je me suis mis debout, que j’ai marché et parlé. En réalité, ce monde très particulier qui s’offrait à moi était celui de mon activité perceptive et donc celui de mes premières lectures. Les « textes », les « mots », les « lettres » de ce contexte — à la perception duquel plus je m’exerçais, plus augmentait ma capacité de percevoir — s’incarnaient dans une suite de choses, d’objets, de signes, et c’est de leur commerce comme des rapports avec mes grands frères et mes parents qu’en venait la compréhension.

Les « textes », les « mots », les « lettres » de ce contexte s’incarnaient dans le chant des oiseaux : celui du « sanhaçu », du « elha-pro-camino-quem-vem », du « ben-te-vi », du rossignol ; dans la danse des frondaisons secouées par de fortes rafales qui annonçaient l’orage, le tonnerre, les éclairs ; les eaux de la pluie jouant à la géographie : inventant des lacs, des îles, des ruisseaux… Les « textes », les « mots », les « lettres » de ce contexte s’incarnaient aussi dans le sifflement du vent, dans les nuages du ciel, leur couleur, leurs mouvements, dans la couleur du Feuillage, dans la Forme des Feuilles, dans le parfum des fleurs — des roses, des jasmins —, dans le corps des arbres, dans la peau des Fruits.

Faisaient également partie de ce contexte les animaux : les chats de la Famille, leur manière habile de s’enrouler autour des jambes, leur miaou de supplique ou de rage, Joli le vieux chien noir de mon père. Y figuraient, par ailleurs, le monde du langage des plus âgés, exprimant leurs croyances, leurs goûts, leurs appréhensions et leurs valeurs. Tout cela uni à des contextes plus vastes que celui de mon petit monde immédiat et dont je ne pouvais guère soupçonner l’existence.

Dans cet effort pour retrouver l’enfance lointaine dont je parlais, en cherchant à comprendre l’acte de lire le monde où je me mouvais, je recrée, je revis, à travers le texte que j’écris, l’expérience vécue alors que je ne lisais pas encore.

Mais, il est important de le souligner, la « lecture » de mon univers, qui fut toujours essentielle pour moi, ne m’a pas fait homme avant la lettre, je ne suis pas devenu un rationaliste en culottes courtes. La curiosité de l’enfant ne sera pas déformée par l’usage et, là aussi, mes parents, il faut le dire, m’ont apporté leur aide. Ce sont eux précisément, qui ont commencé mon initiation à la lecture, à un certain moment de cette riche expérience de compréhension de mon univers proche, sans que cette compréhension signifie antipathie envers ce qu’il avait de mystérieux et d’enchanteur.

Le déchiffrement du mot découlait naturellement de la « lecture » du monde particulier. Ce n’était pas quelque chose qui lui était superposé. J’appris l’alphabet sur le sol du patio, à l’ombre des manguiers, dans les mots de mon univers et non dans ceux du monde des adultes. Le sol fut mon ardoise, et ma craie les ramilles.

C’est pourquoi, lorsque j’arrivai à l’école privée d’Eunice Vasconcelos, je savais déjà mon alphabet. Eunice continua et approfondit le travail de mes parents. Avec elle, la lecture du mot, de la phrase n’a jamais signifié une rupture de la « lecture » du monde. Avec elle, la lecture du mot fut la lecture du « mot-monde ».

Poursuivant cet effort de « relecture » de moments essentiels dans les expériences de mon enfance, de mon adolescence, de ma jeunesse, où la compréhension critique de l’importance de l’acte de lire s’est faite en moi par la pratique, je reviens à l’époque où, collégien, je m’exerçais à la perception critique des textes que je lisais en classe, avec la collaboration, toujours présente en ma mémoire, de mon professeur de portugais.

S’il nous arrive d’insister, en tant que professeur, pour que les étudiants « lisent » une quantité d’ouvrages, c’est parce que nous comprenons quelquefois mal l’acte de lire. Lors de mes pérégrinations de par le monde, combien de Fois de jeunes étudiants ne m’ont-ils pas avoué être en butte à d’énormes bibliographies qu’il leur fallût « dévorer » plutôt que lire ou étudier. Véritables « leçons de lecture », dans le sens le plus traditionnel du terme, auxquelles ils étaient soumis, au nom de leur formation scientifique et dont ils devaient rendre compte moyennant le fameux contrôle de lecture. Et j’ai même vu parfois, sur des listes bibliographiques, des annotations indiquant quelles pages de tel ou tel chapitre, de tel ou tel livre il fallait avoir lues.

Insister sur la quantité des lectures sans un nécessaire approfondissement des textes afin qu’ils soient compris au lieu de n’être que mémorisés mécaniquement, relève d’une vision magique de la parole écrite. Vision qui doit être surmontée. Tout comme celle, quoique prise sous un autre angle, d’un écrivain qui, par exemple, assimile l’éventuelle qualité ou non de son travail à la quantité de pages écrites. Et pourtant, l’un des documents philosophiques les plus importants dont nous disposions, Les thèses sur Feuerbach, compte deux pages et demie à peine…

Cela dit, il importe de souligner, pour éviter toute confusion à cet égard, que ma critique de la conception magique du mot n’implique nullement une quelconque irresponsabilité de ma part quant à la nécessité que nous avons, éducateurs et étudiants, de lire, sans cesse et sérieusement, les classiques dans toutes les branches du savoir, de creuser leurs textes, de nous forger une discipline intellectuelle sans laquelle notre expérience de professeurs et d’élèves n’est plus viable.

De mon expérience assez riche en tant que professeur de portugais, je me rappelle aussi, avec autant d’intensité que s’ils dataient non pas d’un passé lointain mais d’aujourd’hui, les moments où je me consacrais à l’analyse de textes de Gilberto Freyre*, de Lins do Rego, de Graciliano Ramos, de Jorge Amado*. Textes que j’apportais de chez moi et lisais avec les élèves, en soulignant des aspects de leur syntaxe étroitement liés au bon goût de leur langue. À ces analyses, j’ajoutais des commentaires sur d’évidentes différences entre le portugais du Portugal et celui du Brésil.

Je cherche à rendre clair dans ce travail sur l’importance de l’acte de lire — et je ne cesserai de le répéter — que mon travail a fondamentalement été d’élucider la manière dont cette importance s’est imposée à moi. C’est comme si je faisais l’« archéologie » de ma compréhension de l’acte complexe de lire, tout au long de mon expérience existentielle. Voilà pourquoi j’ai évoqué des moments de mon enfance, de mon adolescence, des débuts de ma jeunesse, et revois maintenant, pour finir, quelques-uns des aspects essentiels de la proposition que je fis, il y a quelques années, dans le domaine de l’alphabétisation des adultes.

Il me semble tout d’abord intéressant de rappeler que j’ai toujours considéré l’alphabétisation des adultes comme un acte à la fois politique et de connaissance, donc, par là même, comme un acte créateur. Je ne pourrais m’associer à un travail de mémorisation mécanique des ba-be-bi-bo-bu. C’est pourquoi je ne puis non plus réduire l’alphabétisation à un enseignement où l’alphabétiseur « remplit » de mots les têtes prétendument vides de ses apprentis. C’est au contraire dans cet apprenti que trouve son sujet le processus d’alphabétisation, en tant qu’acte de connaissance et de création.

Le fait d’avoir besoin de l’aide de l’éducateur, comme dans toute relation pédagogique, ne signifie pas que cette aide annule votre créativité et votre responsabilité dans la construction de votre langue écrite et dans la lecture de cette langue. En réalité, aussi bien le maître que son apprenti, quand ils prennent, par exemple, un objet, sentent l’objet, perçoivent l’objet senti et sont capables d’exprimer verbalement l’objet senti et perçu. Comme moi, l’analphabète est capable de sentir la plume, de percevoir la plume et de dire : plume. Mais je suis capable non seulement de sentir la plume, de percevoir la plume, de dire plume, mais aussi d’écrire « plume » et, par conséquent, de lire « plume ». L’alphabétisation est la création ou le montage écrit de l’expression orale. Ce montage, l’éducateur ne peut le faire pour et sur l’apprenti lecteur. C’est là pour ce dernier le moment du travail créateur.

Il ne me paraît pas nécessaire de m’étendre ici davantage sur ce que j’ai développé ailleurs à propos de la complexité de ce processus. En revanche, j’aimerais revenir sur un point auquel j’ai fait allusion à maintes reprises dans ce texte, en raison de ce qu’il signifie pour la compréhension critique de l’acte de lire et, par conséquent, pour la tâche d’alphabétisation que je me suis tracé. Je veux dire que la lecture du monde doit toujours précéder celle du mot et que la lecture de celui-ci implique la continuité de la lecture de celui-là. Dans le processus dont j’ai déjà parlé, ce mouvement, de l’univers au mot et du mot à l’univers, est toujours présent. Mouvement où le mot prononcé naît du monde lui-même à travers la lecture que nous en faisons. Cependant, nous pouvons, en quelque sorte, aller plus loin et dire que la lecture du mot n’est pas seulement précédée de la lecture de l’univers, mais aussi d’une certaine manière de l’acte de « l’écrire » ou de le « réécrire », c’est-à-dire de le transformer grâce à notre pratique consciente.

Ce mouvement dynamique est pour moi l’un des aspects essentiels du processus d’alphabétisation. C’est pourquoi j’ai toujours insisté sur le fait que les mots qui servent à organiser les programmes d’alphabétisation doivent être choisis dans le vocabulaire universel des couches populaires, exprimant leur langage réel, leurs désirs, leurs inquiétudes, leurs revendications et leurs rêves. Ils doivent être lourds du sens de leur expérience existentielle et non de celle de l’éducateur. La recherche de ce que j’ai appelé « univers vocabulaire » nous procurait ainsi les mots du Peuple, chargés de monde. Ils nous arrivaient à travers la lecture de l’univers que faisaient les couches populaires. Auxquelles ils revenaient ensuite, greffés sur ce que j’appelais et appelle toujours des décodages qui sont des représentations de la réalité.

Le mot « brique », par exemple, serait inclus dans une représentation picturale : celle d’un groupe de maçons en train de bâtir une maison. Mais avant la restitution, sous forme écrite, aux couches populaires de leur mot oral en vue d’un processus de compréhension et non de mémorisation mécanique, nous provoquions d’habitude les élèves en les mettant devant un ensemble de situations codées dont le décodage ou « lecture » leur donnait la perception critique de ce qu’est la culture, grâce à la compréhension de la pratique ou du travail humain, transformateur du monde. Au fond, cet ensemble de représentations de situations concrètes rendait possible, pour les couches populaires, une « lecture » de la « lecture » antérieure du monde, avant la lecture du mot.

Cette « lecture » plus critique de la lecture antérieure, moins critique, du monde, permettait aux couches populaires, parfois dans une attitude fataliste face aux injustices, d’avoir une compréhension autre de leurs besoins. En ce sens, la lecture critique de la réalité, dans le cadre d’un processus d’alphabétisation ou non et associée surtout à certaines pratiques clairement politiques de mobilisation et d’organisation, peut devenir un instrument de ce que Gramsci appellerait une « action contre-hégémonique ».

Paulo Freire

[Reproduit du Courrier de l’UNESCO, n°2, 1984, avec l’aimable autorisation de l’UNESCO]

*Traduits en français notamment FREYRE G., Maîtres et esclaves, Paris, Gallimard, 1974, 550 p. (histoire et sociologie de la formation du Brésil) et AMADO J., Bahia de tous les saints, Gallimard Folio, Les chemins de la faim, Messidor, Capitaine des sables, Gallimard, Les souterrains de la liberté, Messidor, Dona Flor et ses deux maris, L.G.F. et une vingtaine d’autres ouvrages [note de l’éditeur].

2. Alphabétisation et conscientisation

[Extrait de L’éducation : pratique de la liberté, Paris : Ed. du Cerf, 1973, p. 116-121 et 130-131 reproduit avec l’ aimable autorisation des Ed. du Cerf.]

L’alphabétisation suppose non pas une accumulation, dans la mémoire, de phrases, de mots et de syllabes, détachés de la vie, choses mortes ou demi-mortes, mais une attitude de création et de re-création. Elle suppose une autoformation susceptible d’entraîner l’homme à intervenir sur son environnement. Aussi le rôle de l’éducateur est-il avant tout de dialoguer avec l’analphabète, sur des cas concrets, en lui proposant simplement les instruments avec lesquels il s’alphabétise. L’alphabétisation ne peut être administrée d’en haut, comme un cadeau ou une règle imposée, mais doit progresser de l’intérieur vers l’extérieur, par l’effort de l’analphabète lui-même, avec la simple collaboration de l’éducateur. C’est pourquoi nous voulions une méthode qui serait aussi l’instrument de l’élève et non pas seulement de l’éducateur, et qui identifierait, comme l’a judicieusement noté un jeune sociologue brésilien(1), le contenu de l’apprentissage avec le processus même de l’apprentissage.
De là vient notre méfiance initiale à l’égard des abécédaires(2), car ils organisent et distribuent les signes graphiques, et ils réduisent l’analphabète à n’être qu’un objet au lieu d’être le sujet de sa propre alphabétisation. Nous devions penser par ailleurs, à la réduction du nombre de ce qu’on appelle les mots
générateurs(3), mots-clefs fondamentaux pour l’apprentissage d’une langue syllabique comme la nôtre. Nous pensions qu’il n’était pas nécessaire d’utiliser quarante, cinquante ou quatre-vingts mots pour enseigner les phonèmes de base de la langue portugaise. C’eût été, et c’est en fait, une perte de temps.
Quinze à dix-huit mots nous semblaient suffisants pour l’alphabétisation par la conscientisation.
Analysons maintenant les phases qui ont jalonné l’élaboration et la mise en œuvre pratique de la Méthode.

Élaboration de la méthode

1. Dans une première phase, on fait l’inventaire de l’univers verbal des groupes de travail.
Cet inventaire est dressé à partir d’entretiens spontanés avec les habitants de la zone à alphabétiser au cours desquels sont relevées non seulement les paroles plus chargées de sens existentiel, et donc de contenu émotif, mais également les expressions populaires typiques, les vocables spécifiques du peuple, liés à l’expérience des participants du groupe, et en particulier à leur expérience professionnelle.
C’est là une phase très fructueuse pour l’équipe d’éducateurs autant par les relations qu’ils nouent, que par la richesse fréquente et insoupçonnée du langage populaire.
Les entretiens révèlent les désirs, les frustrations, les méfiances et aussi les espérances, la soif de participation, et jusqu’à certains aspects d’une grande valeur esthétique du langage populaire.
Dans les inventaires de vocabulaire que renferment les archives du Service d’Extension Culturelle de l’Université de Récife, dressés dans des zones rurales et urbaines du Nordeste et du Sud du Pays, on trouve de nombreux exemples comme celui-ci : « En janvier à Angicos, dit un homme du Sertao du Rio Grande do Norte, c’est dur de vivre, parce que janvier est un cangaceiro du diable qui vient nous tourmenter ». « C’est une expression que n’aurait pas reniée Guimaraes Rosa », dit à ce propos le professeur Luis de França Costa Lima, qui faisait partie de notre équipe du Service d’Extension Culturelle de l’Université de Récife.
« Je veux apprendre à lire et à écrire, disait une analphabète de Récife, pour ne plus être l’ombre des autres ». Et un homme de Florianopolis, nous révélait le mouvement d’émergence populaire, qui caractérise la transition brésilienne, en disant : « Le peuple sait se défendre. » Un autre, avec tristesse : « Je n’ai pas de honte à être pauvre, mais à ne pas savoir lire. »
« Moi, j’ai le monde comme école », dit un analphabète d’un État du Sud du Pays, et cette phrase provoqua une question du professeur Jomard de Brito(4) dans un de ses essais : « Que pourrions-nous proposer de plus à l’adulte qui déclare : “Moi. j’ai le monde comme école” ? »
«Le peuple s’est enfoncé une idée dans la tête dit un autre, dans son langage plutôt ésotérique. Et comme on lui demandait quelle était cette idée, il répondit, faisant preuve, encore une fois, de cette émergence populaire qui s’opérait dans la phase de transition brésilienne : “C’est que vous, Monsieur, vous êtes venu parler avec moi, avec le peuple.”
De nombreuses déclarations de ce genre ont été recueillies et méritaient d’être interprétées par des spécialistes divers de niveau universitaire, afin de pouvoir servir à l’éducateur comme des moyens d’action efficaces.
Beaucoup de ces textes d’auteurs analphabètes furent analysés par le Pr. Luis Costa Lima, dans son cours de Théories littéraires.
Les mots-clefs devaient être puisés dans cet inventaire, et non dans une sélection que nous aurions opérée nous-mêmes, même avec la plus grande rigueur technique, dans l’isolement de notre bureau.

2. La seconde phase consiste dans le choix des mots-clefs à partir de l’ensemble des mots recueillis au cours de l’enquête. Cette sélection doit être faite selon les critères suivants :
a) La richesse des sons ou phonèmes ;
b) Les difficultés phonétiques. (II fallait choisir les mots en tenant compte des difficultés phonétiques de la langue, et en les rangeant par ordre de difficulté croissante) ;
c) Le contenu pragmatique du mot, en retenant les mots qui ont une résonance orientée vers les domaines social, culturel. politique, etc.
« Aujourd’hui, dit le professeur Jarbas Maciel, nous savons que ces critères sont ceux de la séméiologie : le meilleur mot-clef est celui qui contient le plus possible de valeur syntaxique (nombre ou richesse des phonèmes, degré de difficulté et de complexité phonétique, degré de maniabilité des groupes de signaux, syllabes, etc.), de valeur sémantique (plus ou moins grande intensité du lien entre le mot et l’être qu’il désigne, plus ou moins grande adaptation du mot à l’être qu’il désigne), et de valeur pragmatique (plus ou moins grand potentiel de conscientisation contenu dans le mot, ou ensemble de réactions socio-culturelles que le mot provoque chez la personne ou le groupe qui l’utilise)(5) ».

3. La troisième phase est constituée par l’élaboration de tableaux de situations liées à la vie des membres du groupe de travail.
Ces cas jouent le rôle de défis proposés aux groupes. Ce sont des cas-problèmes, codés, renfermant des éléments qui seront déchiffrés par les groupes, avec la collaboration de l’animateur. Le débat qui s’établira à leur sujet, tout comme nous l’avons vu avec les tableaux qui conduisent à la notion anthropologique de culture, amènera les groupes à se conscientiser, et, de façon concomitante, à s’alphabétiser.
Ce sont des cas qui se situent à l’échelle locale, mais orientés vers l’analyse de problèmes régionaux et nationaux. Y apparaissent les mots-clefs, dans l’ordre de difficulté phonétique croissante dont nous avons parlé ci-dessus. Un mot-clef peut aussi bien englober la situation dans son ensemble que se rapporter à un de ses éléments.

4. La quatrième phase consiste dans la préparation de fiches qui aideront les animateurs de débats dans leur tâche. Ces fiches doivent être de simples aide-mémoire pour les animateurs, mais elles ne doivent surtout pas constituer une règle rigide à observer ni un guide à suivre.

5. La cinquième phase voit la confection de fiches comportant la répartition des familles de phonèmes correspondant aux mots-clefs.

La grande difficulté que nous rencontrons, et qui exige un sens élevé de responsabilité. est la préparation des équipes d’animateurs. Non pas qu’il y ait des problèmes pour leur formation purement technique. La difficulté réside plutôt dans la création d’une attitude nouvelle de dialogue. Il faut convertir à ce comportement de dialogue les animateurs, pour qu’ils fassent réellement de l’éducation et non de la domestication. En effet, comme le dialogue est une relation je-tu, c’est forcément une relation entre deux sujets. Chaque fois que le tu de cette relation se transforme en simple objet, le dialogue est détruit, et l’on n’est plus en train d’éduquer mais de déformer. Cet effort sérieux de formation devra toujours être accompagné d’un contrôle, exercé aussi par un dialogue, pour éviter la dangereuse tentation de l’anti-dialogue.
Lorsque le matériel a été confectionné sous forme de diapositives, de films fixes ou de fiches, que les équipes d’animateurs et de contrôleurs sont prêtes, entraînées elles-mêmes aux débats sur les cas, et munies de leurs fiches auxiliaires, le travail peut commencer.

Premier tableau
L’HOMME DANS LE MONDE ET PARTICIPANT AU MONDE
NATURE ET INSTRUCTION

Au cours de la discussion de ce tableau, on étudiera l’homme comme un être de relations par excellence, et l’on parviendra à la distinction entre deux mondes : celui de la nature et celui de la culture. On fera percevoir que la situation normale de l’homme est d’être à la fois dans le monde et participant au monde. L’homme est un être créateur et re-créateur, qui, par son travail va modifier la réalité. Des questions simples sont alors posées, telles que : Qui fait le puits? Pourquoi le fait-on ? Comment le fait-on ? À quel moment ? Ces mêmes questions sont ensuite appliquées aux autres éléments du tableau. Apparaissent ainsi deux notions essentielles : la nécessité et le travail. La culture est comprise à un premier niveau ; celui de la subsistance. L’homme a fait un puits parce qu’il avait besoin d’eau. Et il l’a fait en établissant des relations avec le monde qui devient l’objet de sa connaissance. Par son travail, il soumet le monde à un processus de transformation. De la même manière, il construit sa maison, confectionne ses vêtements, élabore ses instruments de travail. À partir de là, on discute avec le groupe, en choisissant des termes simples et concrets, sur les relations entre les hommes. Celles-ci ne doivent pas être envisagées comme une domination ou une transformation du genre de celles qui viennent d’être analysées, mais comme une affirmation de l’homme en tant que sujet.

Notes

(1) Celso DEISEGEL, oeuvre inédite

(2) En vérité, les abécédaires, même quand on cherche à l’éviter, finissent par donner à l’analphabète des mots et des phrases qui devraient normalement résulter de son effort créateur. L’essentiel pour l’alphabétisation dans une langue syllabique comme la nôtre, est de faire découvrir à l’homme, de façon critique, le mécanisme de la formation des mots, pour qu’il se livre lui·même au jeu créateur des combinaisons. Non que nous soyons hostiles aux textes de lecture, qui par ailleurs sont indispensables pour le développement du canal visuel-graphique, mais ils doivent être surtout élaborés par les participants eux-mêmes. Ajoutons que notre expérience s’appuie sur l’apprentissage de l’information par de multiples canaux de communication.

(3) Les mots générateurs, ou mots-clefs, sont ceux qui, décomposés en syllabes, permettent, par les diverses combinaisons de ces éléments, la création d’autres mots.

(4) Jomard MUNIZ de BRITO, « Educaçao de Adultos e Unificaçao da Cultura », Estudos Universitarios, Revista da Universidade do Récife, 2 avril 1963.

(5) Jarbas MACIEL « A. Fundamentaçao Teorica do Sistema Paulo Freire de Educaçao » , Estudos Universitarios. Revista de Cultura, vol. IV, 1963, Universidade do Recife.

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