Références

  • Titre : Conscientisation, Recherche de Paulo Freire
  • Auteurs : Paulo Freire ; Francisco C. Weffort ; Thomas R. Sanders ; Alberto Silva
  • Édition : Document de travail INODEP, Colmar, éditions d’Alsace (France), 1971.
  • Dates des articles originaux : 1967 ; 1969 ; 1970 ; 1971
  • Période freirienne : Exil (1964-1979)

Catégorie : Compilations de textes

Notes : Cet ouvrage regroupe des extraits de livres, de lettres, d’articles et de conférences de Paulo Freire ainsi que des témoignages sur sa pratique. Il a été édité au moment où Paulo Freire est devenu le président de l’Institut Œcuménique Pour le Développement des Peuples (INODEP) basé à Paris et à Genève.

Conscientisation. Recherche de Paulo Freire

AVANT-PROPOS

[Équipe INODEP] Paulo Freire : un homme, une présence, une expérience.

Un homme, situé et daté, comme chacun de ceux qui doivent combattre pour devenir « sujets de l’histoire » ; mais aussi un homme enraciné dans une réalité brésilienne qui, pour nous comme pour lui, suscite une remise en cause et un engagement.

Une présence qui rend vivante et expressive cette « culture du silence » à laquelle, sous peine de suicide collectif, il nous faut rendre la parole.

Une expérience qui n’a pas dit son dernier mot. La conscientisation, méthode pédagogique de libération de paysans analphabètes, a ouvert la voie à des lignes de recherche nombreuses et diversifiées :

  • nouvelles lectures des réalités quotidiennes,
  • méthodes d’analyse des relations de dépendance et des situations conflictuelles : leader/masse, dominant/dominé, homme/femme, travail/loisir…
  • passage d’une vision sectorielle à une vision globale,
  • étude des liens entre une théologie libératrice et une pédagogie libératrice,
  • élaboration d’une méthodologie du changement.

Parce que l’œuvre de Paulo Freire dépasse de beaucoup l’homme et l’expérience, il nous a paru nécessaire d’élaborer ce document de travail pour répondre à l’attente de ceux qui, œuvrant à la transformation des structures et des mentalités, ont besoin d’instruments d’analyse, d’outils de travail pour une action efficace.

Dans une PREMIÈRE PARTIE, Paulo Freire se « dit » lui-même en revenant à ses origines rurales.

Nous le suivons ensuite sur ses deux terrains d’action — au Brésil et au Chili — où il a élaboré et mis en œuvre sa méthode d’alphabétisation – conscientisation, grâce à laquelle des hommes et des femmes, en apprenant à lire, commençaient à assumer leur propre existence en tant qu’engagement dans l’histoire.

Le projet éducatif de Paulo Freire est un projet libérateur. Dès le départ, les cercles de culture ont inclus, non seulement une dénonciation : celle des situations de domination, qui empêchent l’homme d’être homme, mais encore une affirmation qui, dans le contexte, était une découverte : celle de la capacité créatrice de tout être humain, fût-ce le plus aliéné. D’où la nécessité d’agir sur la réalité sociale pour la transformer, action qui est inter-action, communion, dialogue. Éducateur et éduqué, tous deux sujets créateurs, se libèrent mutuellement pour devenir ensemble créateurs de réalités nouvelles. C’est ce qui est explicité dans la DEUXIÈME ET TROISIÈME PARTIE : la seconde étant centrée sur la méthode et sa mise en application, la troisième, sur l’éducation, praxis de la liberté.

La QUATRIÈME PARTIE introduit le lecteur dans une prospective. L’INODEP s’inscrit, en effet, dans la recherche de Paulo Freire qui, en juillet 1970, acceptait d’en être le Président. Il considérait déjà l’INODEP comme un service, une plate-forme, permettant à des hommes « du Tiers-Monde et du Premier-Monde » de se rencontrer, de se confronter pour — en acceptant la médiation des réalités concrètes — découvrir et promouvoir ensemble un développement vraiment libérateur.

Ayant eu, grâce à Paulo Freire lui-même, à ses éditeurs et nombreux amis, accès à tous ses ouvrages, écrits, articles, conférences, etc… ainsi qu’aux présentations et commentaires qui en ont faits en anglais, allemand, espagnol, français, italien, portugais, nous en avons tiré des extraits particulièrement significatifs, pour les grouper sous les thèmes majeurs de sa pensée, avec le souci de toujours respecter sa propre dialectique : réflexion-action.

Cette brochure est la première d’une série de documents que l’INODEP entend mettre à la disposition de ceux qui, de plus en plus nombreux, veulent approfondir la « conscientisation » et ses prolongements possibles.

Équipe INODEP

Première partie : L’homme et son expérience

1.1. Paulo Freire par lui-même

[Paulo Freire] Je suis né le 19 septembre 1921, à Récife, Estrada do Encanamento, quartier de la Casa Amarela.

Joaquim Temistocles Freire, du Rio Grande do Norte, officier dans la Police Militaire de Pernambouc, spiritiste, sans être membre de cercles religieux, bon, intelligent, capable d’aimer : mon père.

Edeltrus Neves Freire, du Pernambouc, catholique, douce, bonne, juste : ma mère.

Lui est mort il y a longtemps, me marquant pour toujours.

Elle vit et souffre, se confiant sans cesse en Dieu et en sa bonté.

Avec eux j’ai appris le dialogue que j’ai essayé d’entretenir avec le monde, avec les hommes, avec Dieu, avec ma femme, avec mes enfants. Le respect de mon père pour les croyances religieuses de ma mère m’a appris à respecter, dès mon enfance, les choix des autres. Je me rappelle encore aujourd’hui avec quelle affection il m’écouta quand je lui dis que je voulais faire ma première communion. Je choisis la religion de ma mère et elle m’aida à rendre mon choix effectif. Les mains de mon père n’avaient pas été faites pour battre les enfants mais pour leur apprendre à faire les choses. La crise économique de 1929 poussa ma famille à gagner Jaboatao où il semblait moins difficile de survivre. Par un matin d’avril 1931, nous arrivâmes à notre maison, où j’allais vivre des expériences qui me marquèrent profondément.

À Jaboatao j’ai perdu mon père. À Jaboatao j’ai eu faim et j’ai compris la faim des autres. À Jaboatao, encore enfant, je suis devenu un homme à cause de la douleur et de la souffrance qui, cependant, ne me firent pas sombrer dans le désespoir. À Jaboatao j’ai joué à la balle avec les enfants du village. J’ai nagé dans la rivière et j’ai eu « ma première illumination » : un jour je vis une fille nue. Elle me regarda et rit. À Jaboatao, à dix ans, j’ai commencé à penser qu’il y avait beaucoup de choses qui n’allaient pas dans le monde des hommes. Et bien qu’étant encore un enfant, je me demandais ce que je pouvais faire pour aider.

Non sans difficultés je réussis mon examen d’admission à l’école secondaire. J’avais quinze ans et j’écrivais encore « souris » avec deux « r ». À vingt ans, cependant, à la Faculté de droit, j’avais déjà lu les « Seroès gramaticais » de Carneiro Ribeiro, la « Replica » et le « Treplica » de Rui Barbosa, certains grammairiens portugais et brésiliens, et je commençais à m’initier aux études de philosophie et de psychologie du langage, tout en devenant professeur de Portugais à l’école secondaire. Je commençai, alors, la lecture de quelques oeuvres de base de la littérature brésilienne et de quelques autres oeuvres étrangères.

Comme professeur de portugais, je satisfaisais le goût particulier que j’avais pour les études concernant ma langue, en même temps que j’aidais mes frères aînés à pourvoir aux besoins de la famille.

À cette époque, en raison de la distance, que dans ma naïveté je ne pouvais comprendre, entre la vie elle-même, l’engagement qu’elle exige et ce que disaient les prêtres dans leurs sermons du dimanche, je m’éloignai de l’Église – jamais de Dieu – pendant un an, au plus grand regret de ma mère. J’y revins surtout grâce aux lectures de Tristâo de Atayde dont je me souviens toujours et pour lequel j’ai depuis une admiration sans borne.

En même temps qu’Atayde, je lisais Maritain, Bernanos, Mounier et d’autres.

Comme j’avais une vocation irrésistible de père de famille, je me mariai à vingt-trois ans, en 1944, avec Elza Maia Costa Oliveira de Recife, aujourd’hui Elza Freire, catholique également. Avec elle je continuai le dialogue que j’avais appris avec mes parents. Nous eûmes cinq enfants, trois filles et deux garçons, avec lesquels le champ de notre dialogue s’élargit.

Elza, professeur dans le primaire, puis directrice d’école, je dois beaucoup. Son courage, sa compréhension, sa capacité d’aimer, son intérêt pour tout ce que je fais, son aide jamais refusée et qu’il n’est même pas nécessaire de demander, m’ont toujours soutenu dans les situations les plus problématiques. Ce fut à partir de mon mariage que je commençai à m’intéresser systématiquement aux problèmes d’éducation. J’étudiais plus l’éducation, la philosophie et la sociologie de l’éducation que le droit, discipline dans laquelle j’étais un étudiant moyen.

Licencié en Droit à l’université – aujourd’hui appelée Université Fédérale du Pernambouc – j’essayai de travailler avec deux collègues. J’abandonnai après la première cause : une affaire de paiement. Après avoir parlé avec le jeune dentiste, débiteur timide et hésitant, dans notre bureau, je le laissai en paix : Qu’il se passe de moi en tant qu’avocat, je me passais très bien de ne l’être déjà plus !

C’est en travaillant dans un département du Service Social, quoi qu’il fût de type « assistentialiste » – SESI – que je repris mon dialogue avec le peuple, étant déjà homme. Comme directeur du Département d’Éducation et de Culture du SESI du Pernambouc et, ensuite, dans sa superintendance, de 1946 à 1954, je fis les premières expériences qui me conduiraient plus tard à la méthode pour laquelle je fis mes recherches initiales en 1961. Ceci eut lieu dans le mouvement de Culture Populaire de Recife dont je fus un des fondateurs et qui fut ensuite prolongé par le Service d’Extension Culturelle de l’Université de Recife dont je fus le premier directeur.

Le coup d’État, non seulement arrêta net tout l’effort que nous faisions dans le domaine de l’éducation des adultes et de la culture populaire, mais il me conduisit en prison pour près de soixante-dix jours (avec tant d’autres engagés dans le même effort). On me soumit pendant quatre jours à des interrogatoires qui continuèrent dans les IPM de Rio. Je m’en libéral en me réfugiant à l’Ambassade de Bolivie en septembre 1964. Dans la plupart des jugements auxquels je fus soumis ce que l’on voulait prouver, en plus de mon « ignorance absolue » (comme s’il y avait une ignorance absolue ou une sagesse absolue ; celle-ci n’existe qu’en Dieu) c’était le danger que je représentais.

Je fus considéré comme un « subversif international », un « traître du Christ et du peuple brésilien », « Niez-vous, demandait un des inquisiteurs, que votre méthode soit semblable à celle de Staline, Hitler, Peron et Mussolini ? Niez-vous qu’avec votre prétendue méthode, ce que vous vouliez c’était bolcheviser le pays ? …»

Ce qui m’apparaît très clairement dans toute mon expérience, dont je suis sorti sans haine et sans désespoir, c’est qu’une vague menaçante d’irrationalisme s’est abattue sur nous : forme ou distorsion pathologique de la conscience ingénue, extrêmement dangereuse à cause du manque d’amour dont elle se nourrit, à cause de la mystique qui l’anime(1).

1.2.Contexte historique de l’expérience

1.2.1. Au Brésil

[Francisco C. Weffort] Le mouvement d’Éducation Populaire fut une des nombreuses formes de mobilisation des masses adoptées au Brésil. On a pu enregistrer de nombreux procédés de nature politique, sociale et culturelle de mobilisation et de « conscientisation » des masses, depuis la participation populaire croissante au moyen du vote (participation généralement dirigée par les leaders populistes) jusqu’au Mouvement de Culture Populaire, organisé par les étudiants. Il convient de mentionner, à ce propos, l’effort d’accroissement du syndicalisme rural et urbain, commencé au moment où Almino Affonso était ministre du Travail, et continué par la suite. En douze mois se créèrent près de 1300 syndicats ruraux ; les grandes grèves des travailleurs agricoles du Pernambouc en 1951 — la première groupant 85 000 grévistes et la seconde 230 000 — peuvent donner une idée de leur importance. D’autre part, la SUPRA (Superintendance de la Réforme Agraire) réussit — malgré la brièveté de son existence — à regrouper les classes paysannes pour la défense de leurs intérêts, provoquant une importante répercussion politique. Cet effort de mobilisation — réalisé plus intensément durant la fin du gouvernement Goulard avait à peine entraîné la réalisation de son programme d’activités lorsque fut provoquée la chute du régime populiste qui avait rendu possible de telles tentatives. Il se réduisit à la création d’une « atmosphère idéologique » qui ne put bénéficier des conditions nécessaires à la constitution d’une véritable idéologie populaire.

Les rapports entre le travail de Paulo Freira et la montée populaire sont assez évidents. Son mouvement commença en 1962 dans le Nordeste, la région la plus pauvre du Brésil : 15 millions d’analphabètes sur 25 millions d’habitants. À ce moment, « l’Alliance pour le Progrès », qui faisait de la misère du Nordeste son leitmotiv au Brésil, s’intéressa à l’expérience réalisée dans la ville d’Angicos, Rio Grande do Norte (intérêt qui prit fin peu de temps après l’expérience elle-même). Les résultats obtenus — 300 travailleurs alphabétisés en 45 jours — impressionnèrent profondément l’opinion publique. On décida d’appliquer la méthode à tout le territoire national, mais cette fois, avec l’appui du gouvernement fédéral. C’est ainsi qu’entre juin 1963 et mars 1964 se réalisèrent des cours de formation de coordinateurs dans la plupart des capitales des États brésiliens (dans l’État de Guanabara s’inscrivirent plus de 6000 personnes) ; des cours furent créés également dans les États de Rio Grande do Norte, Sao Paulo, Bahia, Sergipe et Rio Grande do Sul, qui groupèrent plusieurs milliers de personnes. Le plan d’action de 1964 prévoyait l’installation de 20 000 cercles culturels capables de former, dans l’année même, environ 2 millions d’élèves (chaque cercle formant, en 2 mois, trente élèves).

Ainsi commençait, au niveau national, une campagne alphabétisation atteignant d’abord las zones urbaines, et qui devait s’étendre immédiatement aux secteurs ruraux.

Les groupements réactionnaires ne purent comprendre qu’un éducateur catholique se fît le moyen d’expression des opprimés ; à plus forte raison leur fut-il impossible d’admettre qu’apporter la culture au peuple, c’était l’amener à douter de la validité de leurs privilèges. Ils préférèrent accuser Paulo Freire — la hantise du communisme étant très forte — d’idées qui ne sont pas les siennes, et attaquer le mouvement de démocratisation de la culture dans lequel ils percevaient le germe de la révolte, en se basant sur le seul fait qu’une pédagogie de la liberté est, par essence, source de rébellion. Comme on s’y attendait, les groupes réactionnaires confondirent systématiquement dans leurs accusations, la politique et l’éducateur, la formation de la conscience des masses étant censée présenter tous les symptômes d’une dangereuse stratégie de subversion. Ce qui, par contre, est effrayant, c’est de constater, de la part des forces associées à la mobilisation populaire, une incapacité totale à percevoir et à assumer les conséquences impliquées par la formation des consciences en vue de l’action.

Quoique le Mouvement d’Éducation Populaire n’ait pu, à cause du coup d’État, réaliser l’ensemble de son premier plan national, les protestations de certains groupes oligarchiques, du Nordeste en particulier, tout comme l’évolution du processus politique, laissent clairement entendre que le développement des plans établis aurait eu pour résultat presque immédiat un violent choc électoral dans certains secteurs traditionnels, et ceci dans la mesure où disparaît la non-reconnaissance légale de la citoyenneté politique à la plus grande partie de la population brésilienne adulte (en 1960, pour une population de 34,5 millions d’habitants de 18 ans et plus, étaient inscrits 15,5 millions d’électeurs). Partisans de l’exclusion des analphabètes — donc de la plus grande partie des classes populaires — les groupes de droite n’ont jamais caché leur hostilité à l’égard de toutes les tentatives d’augmenter le nombre des électeurs. Le projet de Getulio Vargas, considérant comme électeurs toutes les personnes inscrites aux organismes de Prévoyance, fut l’objet des critiques les plus sévères de la part des secteurs réactionnaires. S’il leur était alors impossible de rétablir la « république oligarchique » d’avant 1930, du moins était-il indispensable de freiner ce processus d’extension de la participation populaire, de le limiter par tous les moyens et tous les arguments imaginables, notamment en s’opposant à l’extension du droit de vote à l’ensemble des analphabètes. En effet, si la participation des masses alphabétisées modifiait déjà notablement le schéma des relations de pouvoir, qu’arriverait-il si l’on permettait la participation de toutes les classes populaires ? Pour les groupes de droite, la perte de leurs privilèges et, pour le peuple, le commencement d’une véritable démocratie ?

L’importance politique de l’exclusion des analphabètes est particulièrement sensible dans les provinces les plus pauvres du pays. La victoire de Miguel Arraes comme gouverneur du Pernambouc aux élections de 1962 est un exemple éloquent. Leader populaire de premier plan, Arraes, appuyé par les masses urbaines, triompha à Recife, la capitale de l’État, mais fut battu à l’intérieur de la province dont l’électorat était composé de la petite bourgeoisie, des grands propriétaires et des grandes familles. C’est pour cela qu’un leader politique agraire tel que Francisco Juliao créateur des Ligues Paysannes et jouissant d’un prestige national, avait peu de chances d’être élu; pour cela aussi que les leaders populistes pouvant éventuellement accéder aux fonctions de Gouverneur dans les États du Nord furent presque inévitablement amenés à composer avec les grands propriétaires.

Le Mouvement d’Éducation Populaire constituait une menace réelle pour le maintien de l’ancienne situation. Le plan de 1964 devait permettre d’augmenter le nombre des électeurs dans plusieurs régions : dans l’État de Sergipe, par exemple, le plan devait ajouter 80 000 électeurs aux 90 000 existants ; à Pernambouc le nombre des votants passerait de 800 000 à 1 300 000 etc.

… Nous savons tous ce à quoi prétendent les « populistes » — au Brésil, comme dans n’importe quel pays d’Amérique Latine — par la mobilisation des masses : un homme égale un vote. Et c’est là tout le problème car, d’après notre pédagogie de la liberté, préparer à la démocratie ne peut signifier seulement convertir l’analphabète en électeur, se référer aux alternatives d’un schéma de pouvoir déjà existant. Une éducation doit préparer en même temps à un jugement critique des alternatives proposées par les élites, et donner la possibilité de choisir sa propre voie.

C’est, non seulement à cause de ses idées, mais surtout parce qu’il a voulu faire de la libération de l’homme le sens même de son action, que Paulo Freire est aujourd’hui en exil. Il existe une cohérence fondamentale entre les principes et l’action d’éducateur. Sa conception de l’éducation peut être une ouverture vers l’histoire concrète, et non une simple idéalisation de la liberté…

Dans le cadre du Mouvement d’Éducation Populaire, les élèves formés dans les cercles culturels sont plus exigeants à l’égard des leaders populistes, voient plus nettement la différence entre les promesses faites aux masses et leur réalisation effective.

Les politiciens populistes n’ont pas compris les relations entre alphabétisation et « conscientisation ». Intéressés par un seul résultat — l’augmentation des électeurs —, ils n’ont jamais donné qu’un appui très précaire, du point de vue politique, à cette forme de mobilisation. En réalité, ils raisonnèrent de façon très simpliste devant ce problème. Si un éducateur de renom offre la possibilité d’alphabétiser en très peu de temps l’ensemble du peuple brésilien, idéal caressé depuis de nombreuses décennies par tous les gouvernements, pourquoi ne pas lui donner l’appui de l’État? Aussi n’ont-ils pas compris l’agitation créée autour de la pédagogie de Paulo Freire par les groupes de droite. Les politiciens envisagèrent le mouvement d’éducation populaire comme toutes les autres formes de mobilisation des masses, en fonction de leurs préoccupations électorales, et proposant une révolution verbale et abstraite là où il eut convenu de poursuivre la réforme pratique en cours…

L’éducateur, préoccupé par le problème de l’analphabétisme, s’est toujours adressé aux masses supposées « hors de l’histoire » ; au service de la liberté, il s’est toujours adressé aux masses les plus opprimées, confiant en leur liberté, leur pouvoir de création et de critique. Les politiques, eux, ne s’intéressent à ces masses que dans la mesure où elles seraient manipulables dans le jeu électoral.

… Même s’il est impossible d’accepter la vision ingénue de l’éducation comme « le levier de la révolution », il conviendrait cependant d’envisager l’éventualité d’une éducation qui précéderait une véritable politique populaire en lui suggérant de nouveaux horizons(2).

1.2.2. Au Chili

[Thomas R. Sanders] La méthode de Paulo Freire est utilisée dans tous les programmes gouvernementaux d’alphabétisation du Chili. Il est intéressant d’exposer le cas chilien, car si la tendance actuelle continue, le pays réduira son taux d’analphabétisme à 5 % en six ans.

Avant 1964, l’alphabétisation représentait un effort localisé et essentiellement privé. Le gouvernement démocrate chrétien, élu cette année-là, voulait attaquer le problème en l’intégrant dans son programme de « promotion ». Comme le Président Frei l’a signalé récemment, dans un discours sur l’état de la nation, son administration veut « augmenter la participation populaire au développement de notre communauté. Non seulement

dans les politiques des partis… mais surtout dans les expressions réelles de notre vie actuelle : le travail, la vie locale et régionale, les besoins de la famille, la culture de base et l’organisation économico-sociale ».

Un Office de Planification pour l’Éducation des Adultes fut créé au cours de l’année 1965. Son responsable était Waldoms Cortés, jeune militant chrétien démocrate ayant travaillé dans l’éducation des adultes pendant quelques années et qui dirigeait alors une école du soir à Santiago. Cortés, comme P. Freire avant lui, pensait que les méthodes et le matériel existant devaient être révisés puisque, habituellement, on se contentait de transposer pour les adultes, les méthodes appliquées aux enfants. « Par hasard », quelqu’un lui parla d’un brésilien nommé Freire, se trouvant au Chili, « qui avait quelques idées sur l’éducation des adultes ». Quoique Cortés n’ait jamais entendu parler des expériences brésiliennes d’alphabétisation, il découvrit que Freire avait précisément mis en œuvre tout ce qu’il pressentait à ce sujet.

Le problème devint alors de faire accepter au Chili une méthode considérée comme subversive au Brésil. Un certain nombre de membres du Parti Démocrate Chrétien pensaient que la méthode était « radicale » et même « communiste ».

D’autres voulaient utiliser les programmes d’alphabétisation pour servir les intérêts du Parti. Cependant, Cortés réussit à faire accepter le programme. Comme on lui reprochait son esprit partisan, il choisit pour son équipe technique des spécialistes représentant différentes positions politiques.

L’Office de Planification pour l’Éducation des Adultes joue le rôle de coordinateur des programmes qui sont mis en œuvre par les autres instances. Un grand nombre d’institutions au Chili, surtout publiques, mais aussi privées, font de la « promotion » leur objectif principal : ainsi celles qui s’occupent de la réforme agraire, la Corporation de la Réforme Agraire (CORA) et l’Institut de Développement pour l’Agriculture et l’Élevage (lNDAP). La CORA fait des expropriations et forme des communautés agricoles (asentamientos) devant permettre la possession individuelle tandis que l’INDAP fournit une aide technique et monétaire aux petits fermiers. Puisque l’on trouve surtout l’analphabétisme dans les zones rurales, ces instances sont les moyens naturels qui permettent aux gens de se regrouper. De plus, la réforme agraire chilienne ne cherche pas seulement à accroître la production, mais aussi à « promouvoir » une plus grande efficacité et une meilleure intégration, dans la société, des groupes sociaux délaissés. Parmi les autres Instances en contact étroit avec les analphabètes, on trouve le Service de la Santé Nationale qui combine l’alphabétisation avec une action sanitaire ; le Service des Prisons et la Section de Promotion Populaire qui encouragent la formation d’organisations communautaires. Selon la vision sociale ou « l’idéologie » de la Démocratie Chrétienne, ces Institutions n’ont pas seulement un but technique, mais elles essaient également de réduire le fossé qui sépare ceux qui participent effectivement à la vie de la société et ceux qui n’y participent pas. L’Office de Planification pour l’Éducation des Adultes a récemment signé des accords pour l’alphabétisation, avec quelques églises protestantes qui, dans certaines communautés isolées, sont les seules institutions disponibles.

L’Office de Planification pour l’Éducation des Adultes développe le matériel pédagogique et donne une formation aux coordinateurs qui travaillent alors dans le programme des autres instances. Ces instances signent un accord avec l’Office de Planification et déposent une somme d’argent qui est utilisée pour payer les coordinateurs. Au départ, le programme reposait partiellement sur des volontaires, mais pour garantir la stabilité, la qualité et la conscience professionnelles, le travail rémunéré est maintenant la règle. Les coordinateurs, qui sont généralement des instituteurs de l’école primaire, sont choisis dans la communauté locale, sur la recommandation de l’agence intéressée. L’Office de Planification les forme au dialogue et à la méthode de Paulo Freire dans un cours qui dure environ 30 heures.

En 2 ans le programme chilien a attiré l’attention internationale et le Chili a reçu de l’UNESCO une distinction le désignant comme l’une des cinq nations qui surmontent le mieux le problème de l’analphabétisme. En 1968, l’Office de Planification calcule qu’il aura approximativement 100 000 élèves et 2000 coordinateurs. Cependant la continuité du programme est menacée par le fait qu’il a un statut provisoire lié au gouvernement actuel. Cortés aimerait avoir un office permanent pour l’Éducation des Adultes qui survivrait à tout changement politique.

L’Office de Planification pour l’Éducation des Adultes, comme son nom l’implique, ne s’occupe pas seulement d’alphabétisation, mais aussi d’un ensemble de programmes qui ont pour but de permettre à ceux qui n’ont pas reçu d’éducation, de surmonter ce handicap. Récemment, l’Office de Planification a encouragé ceux qui se sont alphabétisés, grâce à la méthode de Paulo Freire, à continuer leurs études à un niveau supérieur (3).

Deuxième partie : alphabétisation – conscientisation

2.1. Philosophie et problématique

2.1.1. Vision du monde

[Paulo Freire] « On pense généralement que je suis l’auteur de cet étrange vocable “conscientisation” parce qu’il est le concept central de mes idées sur l’éducation ». En réalité, il a été créé par une équipe de professeurs de l’Institut Supérieur des Études du Brésil, vers les années 64. On peut citer parmi eux le philosophe Alvaro Pinto et le professeur Guerreiro. En entendant pour la première fois le mot conscientisation, je perçus immédiatement la profondeur de sa signification, car j’étais absolument convaincu que l’éducation, comme pratique de la liberté, est un acte de connaissance, une approche critique de la réalité.

Dès lors, ce mot fit partie de mon vocabulaire. Mais ce fut Helder Camara qui se chargea de le répandre et de le traduire en Anglais et en Français.

Une des caractéristiques de l’homme est qu’il est le seul à être homme. Seul, il est capable de se distancier du monde. Seul l’homme peut s’éloigner de l’objet pour l’admirer. En objectivant ou en admirant — admirer pris ici dans le sens philosophique — les hommes sont capables d’agir consciemment sur la réalité objectivée. C’est précisément cela la « praxis humana », l’unité indissoluble entre mon action et ma réflexion sur le monde.

Dans un premier temps la réalité ne se donne pas aux hommes comme objet connaissable par leur conscience critique. En d’autres termes, dans l’approche spontanée que [‘homme fait du monde, la position normale fondamentale n’est pas une position critique mais c’est une position ingénue. À ce niveau spontané, l’homme en s’approchant de la réalité fait simplement l’expérience de la réalité dans laquelle il est, et qu’il recherche.

Cette prise de conscience n’est pas encore la conscientisation, celle-ci étant le développement critique de cette prise de conscience. La conscientisation implique donc que l’on dépasse la sphère spontanée d’appréhension de la réalité, pour une sphère critique dans laquelle la réalité se donne comme objet connaissable et dans laquelle l’homme assume une position épistémologique.

La conscientisation est ainsi le test d’ambiance de la réalité. Plus on se conscientise, plus on « dévoile » la réalité, et plus on pénètre l’essence phénoménale de l’objet en face duquel on se trouve pour l’analyser. Pour cette raison même, la conscientisation ne consiste pas à « être en face de la réalité » en assumant une position faussement intellectuelle. Elle ne peut exister en dehors de la praxis, c’est-à-dire, en dehors de l’acte « action-réflexion ». Cette unité dialectique constitue, de manière permanente, le mode d’être ou de transformer le monde qui caractérise les hommes.

Pour cette raison même, la conscientisation est engagement historique. Elle est aussi conscience historique : elle est insertion critique dans l’histoire, elle implique que les hommes assument le rôle de sujets qui font et refont le monde. Elle exige que les hommes créent leur existence avec le matériau que la vie leur offre…(4)

[Paulo Freire] La « conscientizaçâo », n’est pas basée sur une conscience d’un côté et un monde de l’autre ; du reste, elle ne recherche pas une telle séparation. Au contraire, elle est basée sur le rapport conscience-monde.

En prenant un tel rapport pour objet de leur réflexion critique, les hommes éclaireront ces dimensions obscures qui résultent de leur approche du monde. La création de la nouvelle réalité, telle qu’elle est indiquée dans la critique précédente, ne peut épuiser le processus de la « conscientizaçâo ». La nouvelle réalité doit être prise comme objet d’une nouvelle réflexion critique. Considérer la nouvelle réalité comme quelque chose à laquelle on ne peut toucher représente une attitude aussi naïve et réactionnaire que d’affirmer que l’ancienne réalité est intouchable.

La « conscientizaçâo » en tant qu’attitude critique des hommes dans l’histoire ne sera jamais finie. Si les hommes, en tant qu’êtres agissants, continuaient à « adhérer » au monde « agi », ils seraient submergés par une nouvelle « obscurité ».

La « conscientizaçâo », qui se présente comme un processus à un moment donné, doit continuer en tant que processus au moment qui suit et pendant lequel la réalité transformée montre un nouveau profil.

De cette manière, le processus d’ « alphabétisation » politique – comme le processus linguistique – peut être une pratique pour la « domestication » des hommes pour leur libération. Dans le premier cas, la pratique de « conscientizaçâo » n’est absolument pas possible tandis que dans le second cas, le processus est en lui-même « conscientizaçâo ». D’où une action déshumanisante d’un côté et un effort d’humanisation de l’autre(5).

[Paulo Freire] La conscientisation nous invite à assumer une position utopique en face du monde, position qui convertit le conscientisé en « facteur utopique ».

Pour moi, l’utopique n’est pas ce qui est irréalisable ; l’utopie n’est pas idéalisme ; c’est la dialectisation des actes de dénoncer et d’annoncer, l’acte de dénoncer la structure déshumanisante et d’annoncer la structure humanisante. Pour cette raison l’utopie est aussi engagement historique.

L’utopie exige la connaissance critique. C’est un acte de connaissance. Je ne peux dénoncer la structure déshumanisante si je ne la pénètre pas pour la connaître. Je ne peux annoncer si je ne connais pas. Mais entre le moment de l’annonce et la réalisation de l’annonce, il y a quelque chose qui doit être mis en valeur : c’est que l’annonce n’est pas l’annonce d’un projet mais l’annonce d’un avant-projet, car c’est dans la praxis historique que l’avant-projet se fait projet. C’est en agissant que je peux transformer mon avant-projet en projet; dans ma bibliothèque j’ai un avant-projet qui se fait projet au moyen de la praxis et non au moyen du bla-bla-bla.

En outre, entre l’avant-projet et le moment de la réalisation ou de la concrétisation du projet, il y a ce temps qui s’appelle temps historique ; c’est précisément l’histoire que nous devons créer avec nos mains et que nous devons faire : c’est le temps des transformations que nous devons réaliser; c’est le temps de mon engagement historique.

Pour cette raison, seuls les utopistes, — que fut Marx sinon un utopiste ? Que fut Guevara sinon un utopiste ? — peuvent être prophétiques et porteurs d’espérance.

Seuls, peuvent être prophétiques, ceux qui annoncent et dénoncent, en étant engagés en permanence dans un processus radical de transformation du monde pour que les hommes puissent être plus. Les hommes réactionnaires, les hommes oppresseurs ne peuvent être utopistes. Ils ne peuvent être prophétiques, et parce qu’ils ne peuvent être prophétiques ils ne peuvent avoir d’espérance.

La conscientisation est évidemment liée à l’utopie, elle implique l’utopie. Plus nous sommes conscientisés, plus par l’engagement même de transformations que nous assumons nous sommes annonciateurs et dénonciateurs. Mais cette position doit être permanente : à partir du moment où nous dénonçons une structure déshumanisante sans nous engager dans la réalité, à partir du moment où nous parvenons à la conscientisation du projet, si nous cessons d’être utopistes, nous nous bureaucratisons ; c’est le danger des révolutions, quand elles cessent d’être permanentes. Une des réponses géniales est celle de la rénovation culturelle, cette dialectisation qui n’est pas à proprement parler d’hier, ni d’aujourd’hui, ni de demain mais qui est une tâche permanente de transformation.

La conscientisation c’est cela : prendre possession de la réalité; pour cette raison et à cause de l’enracinement utopique qui l’informe, c’est un déchirement de la réalité. La conscientisation produit la démythologisation. C’est évident et impressionnant, mais jamais les oppresseurs ne pourront provoquer la conscientisation pour la libération ; comment démythologiser si j’opprime ? Au contraire, parce que je suis oppresseur, j’ai tendance à mystifier la réalité qui se donne à la saisie des opprimés pour lesquels alors cette saisie se fait de manière mythique et non critique. Le travail humanisant ne pourra être autre que le travail de démystification. Pour cela même, la conscientisation est l’approche la plus critique possible de la réalité, la dévoilant pour la connaître et pour connaître les mythes qui trompent et qui aident à maintenir la réalité de la structure dominante(6).

[Paulo Freire] Confrontés avec un « univers de thèmes »* en contradiction dialectique, les hommes prennent des positions contradictoires : les uns travaillent au maintien des structures, les autres à leur changement. Tandis que croît l’antagonisme entre les thèmes qui sont l’expression de la réalité, les thèmes de la réalité elle-même ont tendance à être mythifiés, tandis que s’établit un climat d’irrationalité et de sectarisme. Ce climat menace d’arracher aux thèmes leur signification profonde et de les priver de l’aspect dynamique qui les caractérise. Dans une telle situation, l’irrationalité créatrice de mythes devient elle-même un thème fondamental. Le thème qui lui est opposé, la vue critique et dynamique du monde permet de dévoiler la réalité, de démasquer sa mythification et de parvenir à la pleine réalisation du travail humain : la transformation permanente de la réalité pour la libération des hommes.

En dernière analyse, les thèmes sont contenus et contiennent les situations-limites ; les tâches qu’ils impliquent exigent des actes-limites. Quand les thèmes sont cachés par les situations-limites et ne sont donc pas perçus clairement, les tâches correspondantes — les réponses des hommes sous la forme d’une action historique — ne peuvent être accomplies, ni de manière authentique, ni de manière critique. Dans cette situation, les hommes sont incapables de dépasser des situations-limites pour découvrir qu’au-delà de ces situations — et en contradiction avec elles — se trouve un possible non expérimenté.

En somme, les situations-limites impliquent l’existence de personnes qui sont servies directement ou indirectement par ces situations, et d’autres pour lesquelles elles ont un caractère négatif et asservissant. Quand ces dernières perçoivent ces situations comme la frontière entre être et être plus humain, plutôt que la frontière entre être et ne pas être, elles commencent à agir de manière de plus en plus critique pour atteindre le « possible non expérimenté » contenu dans cette perception. Par ailleurs, ceux qui sont servis par la situation-limite actuelle, regardent le possible non expérimenté comme une situation-limite menaçante que l’on doit empêcher de se réaliser, et ils agissent pour maintenir le statu quo. En conséquence, les actions libératrices, dans un milieu historique donné, doivent correspondre non seulement aux thèmes générateurs mais à la manière dont ces thèmes sont perçus. Cette exigence en implique une autre: la recherche de thématiques significatives.

Les thèmes générateurs peuvent se situer dans des cercles concentriques allant du général au particulier. L’unité historique la plus large comprenant un ensemble diversifié d’unités et de sous-unités (continentales, régionales, nationales, etc …) comporte des thèmes de type universel. Je considère que le thème fondamental de notre époque est celui de la domination, qui suppose son contraire, le thème de la libération, comme objectif à atteindre.

C’est ce thème préoccupant qui donne à notre époque le caractère anthropologique que j’ai déjà mentionné. Pour réaliser l’humanisation qui suppose l’élimination de l’oppression déshumanisante, il est absolument nécessaire de dépasser les situations-limites dans lesquelles les hommes sont réduits à l’état de choses.

Cependant, quand les hommes perçoivent la réalité comme dense, impénétrable et enveloppante, i1 est indispensable de procéder à cette recherche au moyen de l’abstraction. Cette méthode n’implique pas que l’on réduise le concret à l’abstrait (ce qui signifierait que la méthode n’est pas de type dialectique) mais plutôt que l’on maintienne les deux éléments comme des contraires en inter-relation dialectique dans l’acte de réflexion.

On trouve un excellent exemple de ce mouvement de pensée dialectique dans l’analyse d’une situation concrète, existentielle, « codée ». Son « décodage » exige que l’on passe de l’abstrait au concret; c’est-à-dire, de la partie au tout, pour retourner ensuite aux parties; ceci implique alors que le sujet se reconnaisse dans l’objet — la situation existentielle concrète codée — et qu’il reconnaisse l’objet comme une situation dans laquelle il se trouve avec d’autres sujets. Si le décodage est bien fait, ce mouvement de flux et de reflux de l’abstrait au concret, qui se produit dans l’analyse d’une situation codée, conduit au remplacement de l’abstraction par la perception critique du concret qui a déjà cessé d’être une réalité dense, impénétrable.

Cependant, puisque le code est la représentation d’une situation existentielle, le décodeur a tendance à faire le pas de la représentation à la situation très concrète dans laquelle et avec laquelle il travaille. Il est ainsi possible d’expliquer par des concepts pourquoi les individus commencent à se comporter différemment envers la réalité objective, une fois que cette réalité a cessé de se présenter comme une impasse et a pris son véritable aspect : un défi auquel les hommes doivent répondre (7)

[Paulo Freire] Dans notre méthode, la codification, au début, prend la forme d’une photographie ou d’un dessin qui représente une situation existentielle réelle ou une situation existentielle construite par les élèves. Quand on projette cette représentation, les élèves effectuent une opération qui se trouve à la base de l’acte de connaissance: ils se distancient de l’objet connaissable. les éducateurs aussi font l’expérience de la distanciation, de sorte qu’éducateurs et élèves peuvent réfléchir ensemble, de manière critique, sur l’objet connaissable qui les médiatise. le but de la décodification est d’arriver à un niveau critique de connaissance, en commençant par l’expérience que l’élève a de la situation dans son « contexte réel ».

Tandis que la représentation codifiée est l’objet connaissable qui médiatise des sujets connaissants, la décodification – décomposer la codification dans ses éléments constitutifs – est l’opération par laquelle les sujets connaissants perçoivent les relations entre les éléments de la codification et d’autres faits que présente la situation réelle, relations qui n’étaient pas perçues auparavant.

La codification représente une dimension donnée de la réalité telle que les individus la vivent et cette dimension est proposée à leur analyse dans un contexte différent de celui dans lequel ils la vivent. Ainsi, la codification transforme ce qui était une manière de vivre dans le contexte réel en un « objectum » dans le contexte théorique. Les élèves, plutôt que de recevoir une information à propos de ceci ou de cela, analysent des aspects de leur propre expérience existentielle représentée dans la codification(8).

[Paulo Freire] À toutes les phases du décodage, les hommes révèlent leur vision du monde. A la manière dont ils pensent le monde et dont ils l’abordent – de manière fataliste, statique ou dynamique – on peut trouver leurs thèmes générateurs. Un groupe qui n’exprime pas concrètement de thèmes générateurs – ce qui semblerait signifier qu’il n’a pas de thèmes – suggère au contraire un thème tragique : le thème du silence. le thème du silence suggère une structure de mutisme en face de la force écrasante des situations-limites.

Rechercher le thème générateur, c’est rechercher la pensée de l’homme sur la réalité et son action sur cette réalité qui est dans sa praxis.

Plus les hommes prennent une attitude active dans l’exploration de leurs thématiques, plus leur conscience critique de la réalité s’approfondit et plus, en énonçant ces thématiques, ils prennent possession de cette réalité.

Nous devons nous rendre compte que les aspirations, les motifs et les objectifs qui sont contenus dans les thématiques significatives sont des aspirations, des motifs et des objectifs humains. Ils n’existent pas quelque part « en dehors », comme des entités statiques; ils sont historiques comme les hommes eux-mêmes ; en conséquence, ils ne peuvent être saisis en-dehors des hommes. Saisir ces thèmes et les comprendre, c’est comprendre, à la fois, les hommes qui les incarnent et la réalité à laquelle ils se réfèrent.

Mais -précisément parce qu’il n’est pas possible de comprendre ces thèmes en dehors des hommes -il est nécessaire que les hommes concernés les comprennent aussi. La recherche thématique devient ainsi une lutte commune pour une conscience de la réalité et une conscience de soi qui font de cette recherche le point de départ du processus d’éducation et de l’action culturelle du type libérateur.

Le danger réel de cette recherche n’est pas que les objets supposés de celle-ci, en se découvrant co-chercheurs, faussent les résultats analytique ; au contraire, le danger se trouve dans le risque de faire dévier l’axe de la recherche des thèmes significatifs pour les hommes eux-mêmes, en considérant ainsi les hommes comme objets de la recherche.

Je précise : la recherche des thématiques implique la recherche de la pensée des hommes, pensée qui se trouve seulement au milieu des hommes qui cherchent ensemble cette réalité. Je ne peux penser pour les autres ou sans les autres et d’autres ne peuvent pas penser non plus pour les hommes.

Les hommes, en tant « qu’êtres-en-situation », se trouvent enracinés dans des conditions tempo-spatiales qui les marquent et qu’ils marquent également.

Ils réfléchiront sur leur propre « situationalité » dans la mesure où elle les défiera d’agir sur elle. Les hommes sont, parce qu’ils sont dans une situation. Plus les hommes réfléchiront de manière critique sur leur existence et plus ils agiront sur elle, plus ils seront.

L’éducation et la recherche thématique dans une conception critique de l’éducation sont seulement différents moments du même processus(9).

2.1.2. Idées-forces

[IDOC International]

1 – Pour être valable, toute éducation, toute action éducative doit nécessairement être précédée d’une réflexion sur l’homme et d’une analyse du milieu de vie concret de l’homme concret que l’on veut éduquer (ou pour mieux dire : qu’on veut aider à s’éduquer).

En l’absence d’une telle réflexion sur l’homme, on risque fort d’adopter des méthodes éducatives et des façons de faire qui réduiraient l’homme à la condition d’objet.

Or, la vocation de l’homme est d’être sujet et non objet. En l’absence d’une analyse du milieu culturel, on risque de réaliser une éducation plaquée, surajoutée – par conséquent inopérante… qui n’est pas adaptée à l’homme concret à laquelle elle est destinée.

Or, il n’y a que des hommes concrets (« il n’y a pas d’homme dans le vide »). Chaque homme est situé, daté, en ce sens qu’il vit à une époque précise, en un endroit précis, dans un contexte social et culturel précis: « l’homme est un être aux racines tempo-spatiales ».

Pour être valable, l’éducation doit tenir compte à la fois de la vocation ontologique de l’homme — vocation à être sujet — et des conditions où il vit : à tel endroit précis, à tel moment, dans tel contexte.

Plus exactement, pour être un instrument valable, l’éducation doit aider l’homme, à partir de tout ce qui fait sa vie, à devenir sujet. C’est ce qu’expriment des phrases comme celles-ci : « L’éducation n’est un instrument valable que si elle établit une relation dialectique avec le contexte de la société dans lequel l’homme est enraciné ».

« L’instrumentalité de l’éducation — et P. Freire précise que par ces mots il entend signifier « quelque chose de plus que la simple préparation des cadres techniques en fonction de la vocation de développement d’une région » — dépend de l’harmonie obtenue entre la vocation ontologique de cet être « situé » et « daté » qu’est l’homme et les conditions particulières de cette « situalisation » et de cette « datation ».

Toutes les conceptions de P. Freire en matière d’éducation et toute son action éducative — telle qu’on a pu l’observer dans le Nordeste brésilien — sont commandées par cette conviction, par cette première idée-force.

2 – C’est par une réflexion sur sa situation, sur son environnement concret que l’homme devient sujet. Plus il réfléchira sur la réalité, sur sa situation concrète, plus il en « émergera », pleinement conscient, engagé, prêt à intervenir sur et dans la réalité pour la changer. Une telle éducation — visant à développer la prise de conscience et l’attitude critique grâce à laquelle l’homme choisit et décide — libère l’homme au lieu de l’asservir, de le domestiquer, de l’accorder, comme le fait trop souvent l’éducation en vigueur dans un grand nombre de nations du monde, qui vise à ajuster l’individu à la société, bien plus qu’à le promouvoir dans sa ligne propre.

On retrouve ici une idée qui n’est pas neuve. Déjà au début du siècle, un ami de Péguy, s’adressant à des éducateurs, écrivait : « Donner conscience aux paysans de leur situation afin qu’eux-mêmes s’efforcent de la changer, cela ne consiste pas à leur parler de l’agriculture en général, à recommander l’emploi d’engrais chimiques, de machines agricoles et la formation des syndicats. Cela consiste plutôt à leur faire comprendre le mécanisme de la production agricole auquel ils se soumettent par simple tradition, à leur faire examiner et critiquer tous les actes journaliers qu’ils accomplissent par habitude. Ce qu’un homme a peut-être le plus de peine à connaître intelligemment, c’est sa propre vie, tant elle est faite de tradition et de routine, d’actes inconscients. Pour vaincre la tradition et la routine, le meilleur procédé pratique n’est pas de répandre des idées et des connaissances extérieures et lointaines, mais de faire raisonner la tradition par ceux qui s’y conforment, la routine par ceux qui la suivent… »

Par des voies différentes et plus fécondes — plus fécondes parce que s’intégrant dans une préoccupation de promotion globale de la personne — Paulo Freire retrouve cet enseignement de Ch. Guyesse dont il fut si peu tenu compte jusqu’ici.

« Si — écrit-il — la vocation ontologique de l’homme est d’être sujet et non objet, elle ne peut se réaliser que dans la mesure où… réfléchissant sur les conditions tempo-spatiales, on se plonge en elles et on les mesure avec un esprit critique. »

3 – C’est dans la mesure où l’homme, intégré dans son contexte, réfléchit sur ce contexte et s’engage, qu’il se construit lui-même et devient sujet.

Cette idée-force peut être décomposée en deux affirmations :

a – L’homme, parce qu’il est homme, est capable de reconnaître qu’il existe des réalités qui sont extérieures à lui. Sa réflexion sur la réalité lui fait découvrir qu’il n’est pas seulement dans la réalité mais avec elle. Il découvre qu’il y a lui et les autres êtres, et même qu’il y a des « orbites » existentielles différentes : un monde des choses inanimées, un monde végétal, animal, d’autres hommes… Cette capacité de discerner ce qui est propre à l’homme lui permet même de découvrir l’existence d’un Dieu et de nouer avec lui des relations. L’homme, parce qu’il est homme, est également capable de reconnaître qu’il vit non un éternel présent, mais dans un temps fait d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Cette prise de conscience de sa temporalité (qui lui vient de sa capacité de discerner) lui permet de prendre conscience de son historicité, ce que ne peut faire aucun animal parce qu’il ne possède pas cette même capacité de discernement.

Enfin, l’homme, parce qu’il est homme et donc capable de discerner, peut entrer en relation avec les autres êtres. Cela aussi lui est spécifique. L’animal ne peut être que « en contact » avec la réalité. L’homme, lui, « noue des relations » avec la réalité (les relations impliquant — à la différence du contact — la mise en œuvre d’une intelligence, d’un esprit critique, d’un savoir-faire… bref de tout un comportement qui n’est pas seulement réflexe et qu’on ne trouve que chez l’homme, être libre et intelligent.

b – C’est à travers ses relations que l’homme devient sujet. L’homme mettant en œuvre sa capacité de discerner, se découvre face à cette réalité qui lui est non seulement extérieure (… on ne peut d’ailleurs avoir des relations qu’avec quelque chose ou quelqu’un d’extérieur à soi, non avec soi…) mais qui le défie, le brave, le provoque. Les relations de l’homme avec la réalité, avec son contexte de vie — qu’il s’agisse de la réalité — sociale ou du monde des choses de la nature — sont des relations d’affrontement : la nature s’oppose à l’homme ; il s’affronte continuellement à elle, les rapports de l’homme avec les autres hommes, avec les structures sociales sont aussi des relations d’affrontement dans la mesure où constamment l’homme est tenté, dans les relations humaines, de réduire les autres hommes au rang d’objet, de choses qu’on utilise à son propre profit. Chaque relation de l’homme avec la réalité est ainsi un défi auquel il doit répondre de manière originale : il n’y a pas de modèle-type de réponse, mais autant de réponses différentes qu’il y a de défis différents… et même de nombreuses réponses différentes possibles à un même défi ; par exemple face au défi permanent que porte à l’agriculteur la végétation parasite dans les cultures, il peut répondre de bien des manières : labour hivernal, sarclage, herbicides, pratiques magiques, résignation, etc… Face au défi que constitue pour l’ouvrier une tentative d’utilisation qui fait de lui un objet, il peut répondre par la passivité ré~signée, un travail bâclé, des grèves, l’obéissance ou la révolte, une organisation de la profession, un dialogue avec le patronat, etc… Chacun de ces types de réponses étant d’ailleurs susceptibles de se traduire en de multiples formes concrètes.

Ce qu’il est important d’apercevoir, c’est que la réponse que l’homme apporte à un défi ne change pas seulement la réalité qui s’affronte à lui et à laquelle il s’affronte : cette réponse le change lui-même, un peu plus et de manière différente à chaque défi. « Dans le jeu constant de ses réponses, l’homme s’altère dans l’acte même de répondre » écrit P. Freire. Dans l’acte même de répondre aux défis que lui porte son contexte de vie, l’homme se crée, s’accomplit comme sujet, car cette réponse réclame de lui réflexion, critique, invention, choix, décision, organisation, action… ; toutes choses par lesquelles se construit la personne et qui font d’elle un être non pas seulement « ajusté » à la réalité et aux autres, mais « intégré ». Notons en passant qu’on retrouve ici une idée chère au marxisme, qui ne l’a pas découverte mais a eu le mérite de la rappeler avec force : c’est par et dans son action que l’homme se construit comme homme.

Notons aussi que la réponse aux défis crée l’homme en ceci qu’elle le force, ou du moins l’invite, au dialogue, à des relations humaines qui soient non de domination mais de sympathie et de réciprocité…

4 – Dans la mesure où l’homme, s’intégrant aux conditions de son contexte de vie, réfléchit sur elles et apporte réponse aux défis qu’elles lui opposent, l’homme crée sa culture.

À partir des relations qu’il établit avec son monde, l’homme, créant, recréant, décidant, dynamise ce monde. Il lui ajoute ce quelque chose dont il est l’auteur. Par là même, il fait sa culture.

La culture a en effet chez Paulo Freire un sens bien différent et beaucoup plus riche que le sens couramment admis.

La culture — par opposition à la nature, qui n’est pas une création de l’homme — c’est l’apport que l’homme fait à la nature. La culture, c’est tout le résultat de l’activité humaine, de l’effort créateur et recréateur de l’homme, de son travail pour transformer et nouer des relations de dialogue avec les autres hommes.

C’est aussi l’acquisition systématique de l’expérience humaine, mais une acquisition critique et créatrice — et non une juxtaposition d’informations qui seraient seulement emmagasinées dans l’intelligence ou la mémoire et non « incorporées » dans tout l’être et dans toute la vie de l’homme.

En ce sens, on peut dire que l’homme se cultive et crée la culture dans l’acte de nouer des relations, dans l’acte même de répondre aux défis que lui oppose la nature, ainsi que dans l’acte même de critiquer, d’incorporer dans son être même et de traduire dans une action créatrice l’acquis de l’expérience humaine faite par les hommes qui l’entourent ou qui l’ont précédé.

5 – Non seulement l’homme est créateur de culture par ses relations et par ses réponses aux défis que lui propose la réalité, mais encore par cette réponse même et par ses relations, l’homme fait l’histoire.

« Dans la mesure où l’homme crée et décide, les époques vont se formant et se reformant » affirme P. Freire. L’histoire — l’histoire au sens plénier du terme, l’histoire de tout le peuple et pas seulement celle des armées ou des gouvernements n’est en effet rien d’autre que la suite des réponses que les hommes apportent aux défis qu’ils rencontrent de la part de la nature, des autres hommes et des structures sociales. Elle n’est rien d’autre que la recherche de l’homme — à travers la réponse à ces défis et les relations qu’ils nouent avec les autres hommes — d’être de plus en plus homme.

L’histoire n’est rien d’autre qu’une suite d’époques caractérisées chacune par des aspirations, des besoins, des valeurs, des « thèmes » en quête d’accomplissement. C’est dans la mesure où l’homme arrive à découvrir et reconnaître, à « capter » ces thèmes et ces aspirations ainsi que les tâches que suppose leur accomplissement que l’homme participe à son époque.

Une époque s’accomplit dans la mesure où ses thèmes sont captés et ses tâches accomplies. Elle est dépassée dans la mesure où les thèmes et tâches ne correspondent plus à de nouveaux besoins naissants. Ce qui caractérise en effet le passage d’une époque à une autre, c’est le fait que des valeurs nouvelles apparaissent qui s’opposent aux valeurs d’hier.

L’homme fait l’histoire dans la mesure où, saisissant les thèmes de son époque, il réalise les tâches concrètes que suppose la réalisation de ces thèmes.

Il fait aussi l’histoire dans la mesure où, de nouvelles valeurs faisant leur apparition, de nouveaux thèmes se cherchant, l’homme suggère une formulation nouvelle, un changement de façon d’être et d’agir, des attitudes et des comportements…

Précisons que l’homme ne peut faire l’histoire que s’il capte les thèmes de son époque. Sinon, il se trouve emporté par l’histoire bien plus qu’il ne la fait.

6 – Il faut que l’éducation soit dans son contenu, ses programmes, ses méthodes — adaptée à la fin que l’on poursuit, qui est de permettre à l’homme de devenir sujet, de se construire comme personne, de transformer le monde, de nouer avec les autres hommes des relations de réciprocité, de faire sa culture et de faire l’histoire…

Si l’on veut que l’homme agisse et soit reconnu comme sujet,

Si l’on veut qu’il prenne conscience de son pouvoir de transformer la nature et qu’il réponde aux défis qu’elle lui oppose,

Si l’on veut qu’il noue avec les autres hommes — et avec Dieu des relations de réciprocité,

Si l’on veut qu’il soit, à travers ses actes mêmes, créateur de culture,

Si l’on veut vraiment qu’il soit inséré dans le processus historique que, « décroisant les bras, il renonce à l’expectative et exige l’ingérence », si l’on veut, en d’autres mots, qu’il fasse l’histoire au lieu d’être emporté par elle, et — en particulier — qu’il participe de manière active et créatrice dans les périodes de transit (périodes particulièrement importantes car elles exigent des options fondamentales, des choix vitaux pour l’homme),

Si c’est cela que l’on veut, il est important d’y préparer l’homme par une éducation authentique : une éducation qui libère, non qui ajuste, domestique et asservit. Cela oblige à revoir de fond en comble les systèmes traditionnels d’éducation, les programmes comme les méthodes. L’homme ne peut participer activement dans l’histoire, dans la société, dans la transformation de la réalité que s’il est aidé à prendre conscience de la réalité et de sa propre capacité de la transformer.

On ne lutte pas contre des forces que l’on ne comprend pas, dont on ne mesure pas l’importance, dont on ne discerne pas les formes ou les contours ; on les subit avec résignation, on cherche à se les concilier par des pratiques faites de soumission plus que de lutte. Cela est vrai des forces de la nature : la sécheresse, l’inondation, les maladies des plantes ou du bétail, le cours des saisons. Cela n’est pas moins vrai des forces sociales : le « grand propriétaire », les « trusts », les « techniciens », l’« État », le « fisc », etc… tous les « ils » dont on n’a qu’une vague idée… et surtout l’idée qu’ils sont tout-puissants, intransformables par une action de l’homme du peuple.

La réalité ne peut être modifiée que si l’homme découvre qu’elle peut l’être et qu’elle peut l’être par lui.

Il faut donc faire de cette prise de conscience l’objectif premier de l’éducation ; il faut avant tout provoquer une attitude critique, de réflexion, qui engage à l’action(10).

2.2. Démarche méthodologique

2.2.1. Méthode

[Paulo Freire] Refusant les méthodes d’alphabétisation purement mécaniques, nous projetions d’accomplir une alphabétisation directe, réellement liée à la démocratisation de la culture et lui servant d’introduction, c’est-à-dire une expérience susceptible de rendre compatible son existence de travailleur et le matériel qu’on lui offrait pour son apprentissage. En vérité, seule une très grande patience permet de tolérer, après les difficultés d’une journée de travail , des leçons qui évoquent : l’aile (« asa »), Pierre vit l’aile (« Pedro viu a asa »), l’aile appartient à l’oiseau (« asa é da ave ») ; des leçons qui parlent d’Ève et de raisin (« Eva e uvas ») à des hommes qui parfois ne connaissent que peu d’Ève et ne mangeront jamais de raisins : « Eva viu a uva » (Ève vit le raisin). Nous pensions à une alphabétisation qui soit en elle-même un acte de création, capable d’entraîner d’autres actes créateurs ; une alphabétisation dans laquelle l’homme, parce qu’il n’est ni patient, ni objet, développe l’impatience et la vivacité d’invention et de réinvention, toutes réactions caractéristiques des états de recherche.

. . . Nous cherchions une méthode qui fût un instrument de l’élève et non seulement de l’éducateur et qui identifiât, comme observa très justement un jeune sociologue brésilien, le contenu de l’apprentissage avec le processus même de l’apprentissage.

De là notre incrédulité initiale à l’égard des abécédaires, qui prétendent offrir le montage de la signalisation graphique et réduisent davantage l’analphabète à l’état d’objet et non de sujet de son alphabétisation. Nous devions penser d’un autre côté, à réduire le nombre des mots dits générateurs, fondamentaux dans l’apprentissage d’une langue syllabique comme la nôtre. Nous n’avons pas besoin de 40, 50, 80 mots générateurs pour permettre de comprendre les syllabes de base de la langue portugaise. C’eût été une perte de temps. Quinze ou dix-huit nous ont paru suffisants pour le processus de l’alphabétisation par la conscientisation.

Les phases d’élaboration et de mise en œuvre pratique de la méthode

Première Phase : « Le relevé de l’univers-vocabulaire » des groupes avec lesquels on travaillera est effectué au cours de rencontres non formelles avec les habitants du secteur à atteindre. Ne sont pas seulement retenus les mots les plus chargés de sens existentiel, et, à cause de cela, du plus grand contenu émotionnel, mais aussi les expressions typiques du peuple : expressions particulières, mots liés à l’expérience des groupes, et notamment à l’expérience professionnelle.

Cette phase donne des résultats très enrichissants pour l’équipe d’éducateurs, non seulement à cause des relations qui se créent, mais de la richesse, parfois insoupçonnée, du langage populaire. Les entrevues révèlent anxiété, frustrations, méfiances, mais aussi espérance, élan de participation.

Dans les relevés de vocabulaire figurant aux archives du Service de l’Extension Culturelle de l’Université de Recife, et, concernant des secteurs ruraux et urbains du Nordeste et du Sud du pays, des exemples comme les suivants ne sont pas rares :

Janvier à Angicos — dit un homme du « Sertao » du Rio Grande do Norte — est très dur à vivre, parce que « Janvier est un type mauvais qui aime à nous faire enrager » . . .

« Je veux apprendre à lire et à écrire, — a dit un analphabète de Recife, — pour cesser d’être l’ombre des autres ». Et un homme de Florianopolis, découvrant le processus d’émersion du peuple, caractéristique de la transition brésilienne, conclut : « Le peuple a une réponse ». Un autre, sur un ton chagrin : « Je ne souffre pas d’être pauvre, mais de ne pas savoir lire ». « J’ai le monde pour école » — dit un analphabète d’un État du Sud du Pays ; ce qui incita le professeur Jomard de Brito à demander dans un de ses essais :« Que pourrait-on offrir à un homme adulte qui affirme « J’ai le monde pour école ? »

« Je veux apprendre à lire et à écrire pour changer le monde » affirme un analphabète pauliste (de Sao Paulo) pour qui, avec raison, connaître c’est agir sur la réalité connue.

« Le peuple s’est mis un “boulon” dans la tête », affirme un autre en un langage un peu ésotérique. Et, lorsqu’on lui demanda de quel « boulon » il s’agissait, il répondit, en révélant une fois de plus l’émersion populaire dans la transition brésilienne : « c’est ce qui explique que vous, un lettré, vous parliez avec moi, un homme du peuple ».

D’innombrables affirmations de cet ordre exigeraient d’être interprétées par des spécialistes du langage fournissant un instrument efficace pour l’action de l’éducateur. Plusieurs de ces « textes » d’auteurs analphabètes ont fait l’objet de l’analyse du professeur Luis Costa Lima, dans la chaire de Théologie qu’il occupait. Les mots « générateurs » devraient naître de ces relevés et non d’une sélection, si parfaite fût-elle techniquement, effectuée par nous dans notre cabinet de travail.

Deuxième phase : « Le choix des mots dans l’univers-vocabulaire » relevé constitue la deuxième phase.

Cette sélection doit être soumise aux critères suivants :

a – Celui de la richesse syllabique,

b – Celui des difficultés phonétiques ; les mots choisis doivent répondre aux difficultés phonétiques de la langue, et être placés dans un ordre de difficulté croissant.

c – Celui de la teneur pragmatique du mot, qui implique une plus grande pluralité d’engagement du mot dans une réalité donnée, sociale, culturelle, politique, …

Aujourd’hui, dit le professeur Jarbas Maciel, nous voyons que ces critères sont contenus dans le critère sémiologique : le meilleur mot générateur est celui qui réunit en soi le plus haut “pourcentage” possible de critères syntactiques (possibilité ou richesse phonétique, degré de difficulté phonétique complexe, de possibilité de “manipulation” des ensembles de signes, des syllabes, etc…), de sémantique (plus ou moins grande intensité du lien entre le mot et l’être qu’il désigne), la plus ou moins grande teneur de conscientisation que le mot porte en puissance, ou l’ensemble des réactions socio-culturelles que le mot engendre dans la personne ou le groupe qui l’utilise.

Troisième phase : la troisième phase est celle de la création de situations existentielles typiques du groupe avec lequel on va travailler.

Ces situations jouent le rôle de « défis » présentés aux groupes. Ce sont des situations-problèmes, codifiées, portant en soi des éléments qui seront décodifiés par les groupes avec la collaboration du coordinateur. Le débat à leur sujet — comme ce qui se fait avec celles qui nous donnent le concept anthropologique de culture — amènera les groupes à se « conscientiser » pour s’alphabétiser.

Ce sont des situations locales qui ouvrent des perspectives à l’analyse de problèmes nationaux et régionaux. Parmi ces perspectives se situent les mots générateurs, ordonnés selon la graduation déjà signalée de leurs difficultés phonétiques. Un mot générateur peut aussi bien englober la situation complète, que se référer seulement à un des éléments de la situation.

Quatrième phase : la quatrième phase est celle de l’élaboration de fiches indicatrices qui aident les coordinateurs de débat dans leur travail. Ces fiches ne doivent être que de simples aides pour les coordinateurs et non une prescription rigide et impérative.

Cinquième phase : la cinquième phase est l’élaboration des fiches comportant la décomposition des familles phonétiques correspondant aux mots générateurs.

Une fois le matériel élaboré, sous forme de diapositives, de films fixes, ou d’affiches, les équipes de coordinateurs et de superviseurs constituées, entraînées même aux débats relatifs aux situations déjà élaborées, et ayant reçu leurs fiches indicatrices, commencent le travail effectif d’alphabétisation.

Les actes concrets de l’alphabétisation

Une fois projetée la situation avec mention du premier mot « générateur », c’est-à-dire après avoir réalisé la représentation graphique de l’expression orale de la perception de l’objet, on ouvre le débat.

Quand le groupe a épuisé avec la collaboration du coordinateur, l’analyse – décodification – de la situation donnée, l’éducateur propose une visualisation du mot générateur et non la mémorisation. Une fois le mot visualisé, le lien sémantique établi entre lui et l’objet auquel il se rapporte étant représenté dans une situation donnée, on présente à l’élève, au moyen d’une autre diapositive, ou d’une autre affiche ou d’une autre photo dans le cas de film-fixe, le mot seul, sans l’objet correspondant.

Aussitôt après, on présente le même mot décomposé en syllabes, que l’analphabète, de manière générale, identifie comme des « morceaux ». Une fois reconnus les « morceaux », dans l’étape de l’analyse, on passe à la visualisation des familles syllabiques qui composent le mot à l’étude.

Ces familles étudiées isolement d’abord, sont ensuite examinées dans leur ensemble, ce qui amène enfin à l’identification des voyelles. La fiche présentant les familles dans leur ensemble a été qualifiée par le professeur Aurenice Cardoso de « fiche de découverte », car en faisant la synthèse au moyen de cette fiche, l’homme découvre le mécanisme de formation des mots d’une langue syllabique, le portugais reposant sur des combinaisons phonétiques.

S’appropriant ce mécanisme de façon critique et non par la mémorisation — ce qui ne serait pas une appropriation — l’analphabète commence à établir par lui-même son système de signaux graphiques.

Dès le premier jour, il commence très facilement à créer des mots avec les combinaisons phonétiques mises à sa disposition, par la décomposition d’un mot de trois syllabes.

Prenons le mot « tijolo » (brique), comme premier mot générateur, présenté dans la « situation » d’une œuvre en construction. Après la discussion de la situation sous ses aspects possibles, on établit la relation sémantique entre le mot et l’objet représenté par lui.

Le mot visualisé dans la situation était immédiatement après, présenté sans l’objet : « tijolo ». Ensuite : « ti -jo -lo ».

À la visualisation des « morceaux » faisait suite la reconnaissance des familles phonétiques.

À partir de la première syllabe « ti », on amène le groupe à connaître toute la famille phonétique résultant de la combinaison de la consonne initiale avec les autres voyelles. Ensuite, le groupe découvrant la deuxième famille, par la visualisation de « jo », arrive, finalement à la connaissance de la troisième.

Quand on projette la famille phonétique, le groupe reconnaît seulement la syllabe du mot visualisé : (ta -te –ti -to -tu), (ja -je -ji –jo -ju), et (la -le -li –lo -lu).

Ayant reconnu le « ti » du mot générateur tijolo, le groupe est amené à la comparer avec les autres, ce qui lui fait découvrir que si elles commencent de la même façon, elles ne peuvent toutes s’appeler « ti ».

Le processus est identique pour les syllabes « jo », et « lo » et leurs familles. Après la connaissance de chaque famille phonétique, des exercices de lecture fixent les syllabes nouvelles.

Nous abordons ensuite le stade décisif, celui de la présentation simultanée des trois familles dans une fiche de découverte :

ta-te-ti-to-tu ja -je -ji -jo -ju la-le-li-lo-lu

Après une lecture horizontale et une autre verticale, débute la synthèse orale. Un à un, tous « font » des mots avec les combinaisons possibles : luta (lutte), tijolo (brique), lajota (petite pierre carrée), jato (jet), juta (jute), lote (lot), Lula (diminutif de Luis), tela (toile), etc . . . Certains, utilisant la voyelle d’une des syllabes, l’associent à une autre et, ajoutant une consonne, forment un mot. Par exemple, ils prennent le i de li, lui ajoutant le le et accolent te : leite (lait). Il y en a d’autres aussi, comme cet analphabète de Brasilla, qui a ému l’assistance, y compris l’ancien Ministre de l’Éducation, Paulo de Tarso que son intérêt pour l’éducation du peuple amenait, à la fin de sa journée de travail, à assister aux débats des Cercles Culturels, en composant « tu ja lê », ce qui signifie en portugais correct : « tu jà lês » (tu lis déjà), le premier soir où commençait son alphabétisation.

De la lecture à l’écriture

Une fois terminés les exercices oraux, au cours desquels s’est opérée non seulement la connaissance, mais aussi la reconnaissance, sans laquelle il n’y a pas de vrai apprentissage, l’homme passe à l’écriture et ceci dès le premier soir. Le soir suivant il apporte à la maison comme « devoir », autant de mots qu’il a pu en créer par la combinaison des phonèmes communs. Peu importe le jour où il foule pour la première fois ce terrain nouveau, c’est la découverte du mécanisme des combinaisons phonémiques.

Dans l’expérience réalisée dans l’État de Rio Grande do Norte, on appelait « mots de pensée » ceux qui étaient des termes, et « mots morts » ceux qui ne l’étaient pas.

Nombreux furent ceux qui, après l’assimilation du mécanisme phonémique grâce à la « fiche » de découverte, écrivaient des mots partant de phonèmes compliqués — tia, nha — qui ne leur avaient pas encore été présentés.

Dans un des Cercles Culturels de l’expérience de l’Angicos (Rio Grande do Norte) coordonné par notre fille, Madalena, le cinquième jour de débat, alors qu’on ne retenait que des phonèmes simples, un des participants alla au tableau noir pour écrire, dit-il, un « mot de pensée ». Il écrivit : « 0 povo vai resouver (le peuple va résoudre – « resouver » : déformation de « resolver » = résoudre) os poblemas (les problèmes – « poblemas » issu de problemas : problèmes) do Brasil votando conciente (du Brésil en votant consciemment) », sans le s de la syllabe cons.

Ajoutons que, dans ces cas, les textes étaient discutés par le groupe, qui étudiait leur signification en relation avec notre réalité.

Comment s’expliquer qu’un homme, analphabète quelques jours auparavant, écrive des mots à partir de phonèmes complexes qu’il n’a pas encore étudiés ? C’est que, ayant dominé le mécanisme des combinaisons phonétiques, il essaye et parvient à s’exprimer graphiquement comme il parle. Ceci se vérifia dans toutes les expériences qui se firent dans le Pays, s’étendant et s’approfondissant à travers le Programme National d’Alphabétisation du Ministère de l’Éducation et de la Culture, que nous coordonnions alors et qui disparut après le coup d’État Militaire.

Pour que l’alphabétisation ne soit pas purement mécanique et affaire de mémoire, on doit absolument amener les adultes à se « conscientiser » d’abord, pour qu’ensuite ils s’alphabétisent eux-mêmes. Par conséquent, à mesure qu’elle aide l’homme à approfondir la conscience de sa problématique, et de sa condition de personne -donc de sujet -cette méthode deviendra pour lui un moyen d’option. C’est alors qu’il se « politisera » lui-même.

Quand un ex-analphabète de la province d’Angicos, prononçant un discours devant le Président Goulart — qui nous appuya toujours avec enthousiasme — et sa suite, déclara qu’il n’était plus masse mais peuple, il fit plus que prononcer une phrase : il s’affirma conscient d’une option. Il avait choisi la participation dans la décision, que le peuple seul possède et renoncé à la démission émotionnelle des masses. Il s’était politisé.

Les thèmes générateurs soumis à l’analyse de spécialistes devaient être réduits à des unités d’apprentissage (comme nous l’avions fait pour le concept de culture et les situations en rapport avec les mots générateurs). Nous avions préparé les films-fixes à partir de ces « réductions » ou de textes simples se référant aux textes originaux. De plus, en élaborant un catalogue de thèmes « réduits » et de références bibliographiques que nous aurions mis à la disposition des collèges et universités, nous aurions pu amplifier le champ d’action de l’expérience.

D’autre part, nous avions commencé à préparer un matériel devant nous permettre de réaliser de façon concrète une éducation dans laquelle il y avait place pour ce que Aldous Huxley appelle « l’art de dissocier des idées », cet art étant l’antidote de la force de domestication de la propagande. Des situations-défis, allant de la simple propagande commerciale jusqu’à la propagande idéologique, devaient être discutées par les élèves, ceci dès la phase d’alphabétisation.

À mesure que les groupes auraient perçu dans la discussion ce qu’il y a de leurre dans la propagande – telle marque de cigarettes, par exemple, fumées par une jolie jeune fille en bikini, souriante et heureuse, et qui avec son sourire, sa beauté et son bikini n’a rien à voir avec la cigarette – ils découvriraient dans une première phase, la différence entre éducation et propagande. Ils se préparaient, ensuite, à percevoir et discuter les mêmes appâts et les mêmes leurres dans la propagande idéologique ou politique, dans l’usage des slogans. Capables de critique, ils seraient armés pour la « dissociation des idées » évoquée par Huxley(11).

[Paulo Freire] Au Brésil, quand je pensais aux possibilités de développer une méthode avec laquelle il serait possible pour les hommes, pour les analphabètes, d’apprendre facilement à lire et à écrire, j’ai trouvé que la meilleure manière n’était pas de défier l’esprit critique, la conscience critique de l’homme, mais (il est très intéressant de voir comment j’ai changé) d’essayer de mettre dans la conscience des gens quelques symboles associés à des mots. Et, dans un second temps, de les défier critiquement pour redécouvrir l’association entre certains symboles et les mots, et ainsi appréhender les mots.

Je me rappelle que j’invitai une vieille femme très gentille une paysanne analphabète qui travaillait chez nous comme cuisinière. Un dimanche je lui dis: « Écoute Maria, je cherche une nouvelle manière d’apprendre à lire à ceux qui ne savent pas lire et j’ai besoin de toi. Veux-tu m’aider dans cette recherche? Elle accepta. Je l’invitai dans ma bibliothèque et je projetai un dessin avec un garçon, et, sous ce dessin, il y avait écrit en portugais « menino », ce qui veut dire « garçon ». Je lui demandai : « Maria, qu’est-ce que c’est ? « Elle dit : « menino, c’est un garçon, un menino ». Je projetai un autre dessin avec le même menino, mais orthographiquement le mot menino était écrit sans la syllabe médiane – donc meno au lieu de menino -. Je lui demandai : « Maria, est-ce qu’il manque quelque chose ? « Elle me dit : « Oh oui, le milieu manque! « Je souris et lui montrai un autre dessin avec le même menino, mais orthographiquement écrit sans la dernière syllabe – seulement meni -. Je lui demandai de nouveau: « Est-ce qu’il manque quelque chose? » – « Oui, la fin! »

Nous avons discuté pendant un quart d’heure environ des différentes possibilités avec menino – menino, meno, nino, meni, etc … – et chaque fois elle saisissait la partie du mot qui manquait. Enfin, elle me dit: « je suis fatiguée. C’est très intéressant, mais je suis fatiguée ». Elle pouvait travailler vraiment toute la journée, mais cependant après dix ou quinze minutes d’un exercice intellectuel, elle se fatiguait. C’est normal. Mais elle me demanda : « Pensez-vous que j’ai pu vous aider? « Je lui répondis: Oui, tu m’as beaucoup aidé parce que tu as changé ma manière de voir ». Elle dit : « Merci ». C’est formidable le pouvoir de l’amour.

Alors elle quitta ma bibliothèque et cinq minutes après revint avec une tasse de café. Quand je fus seul, je repensai ma première hypothèse en fonction de cette dernière expérience. Je découvris que ce qu’il fallait c’était défier, dès le début, l’intentionnalité de la conscience, c’est-à-dire le pouvoir de réflexion de la conscience, la dimension active de la conscience et non pas faire comme je pensais avant. Je crois que c’est un très bon exemple pour montrer comment il faut réfléchir constamment et changer au cours de la recherche dans laquelle nous sommes engagés. Ainsi, avec cet exemple très simple de Maria, je fus convaincu qu’il faudrait procéder autrement, il faudrait défier la conscience critique dès le début. Quelques jours plus tard, après cette expérience avec Maria, je commençai avec un groupe de cinq hommes, mais cette fois-ci en les défiant d’une manière critique(12).

2.2.2. Mise en œuvre

[Francisco C. Weffort] La conception de la liberté, exprimée par Paulo Freire, est la matrice donnant un sens à une éducation qui ne peut être effective et efficace que dans la masure où les élèves y prennent part de façon libre et critique. C’est l’un des principes essentiels à l’organisation du Cercle de Culture, unité d’enseignement qui remplace l’école traditionnelle, et réunit un coordinateur avec quelques dizaines d’hommes du peuple dans un travail commun de conquête du langage. Le coordinateur n’exerce pas des fonctions de « professeur », le dialogue est la condition essentielle de sa tâche : « coordonner, ne jamais imposer ni influencer ».

Le respect de la liberté des élèves — qui ne sont pas qualifiés d’ « analphabètes » mais « d’hommes qui apprennent à lire » — existe bien avant la création du cercle de culture. Déjà dans le « relevé du vocabulaire populaire » pendant la phase de préparation du cours, on recherche autant que possible l’intervention du peuple dans l’élaboration du programme et la définition des « mots générateurs » dont la discussion permettra à celui qui apprend à lire, de prendre possession de son langage, tout en exprimant une situation réelle — « une situation-défi » — comme dit Paulo Freire. L’alphabétisation et la « conscientisation » sont inséparables. Tout apprentissage doit être intimement associé à la prise de conscience d’une situation réelle et vécue par l’élève.

… Assumer la liberté comme une manière d’être homme est le point de départ du travail dans le cercle de culture. L’apprentissage — très rapide, puisque, selon l’expérience brésilienne, il suffit de 45 jours pour alphabétiser un adulte —, ne peut devenir effectif que dans le contexte démocratique des relations établies entre élèves et coordinateurs, et entre les élèves eux-mêmes. Les attitudes de liberté et de critique ne se limitent pas aux relations internes du groupe ; elles expriment la prise de conscience, par le groupe, de sa situation sociale.

Ce qui compte essentiellement c’est que dans la discussion, ces hommes, êtres individuels et concrets, se reconnaissent eux-mêmes comme créateurs de culture. Par cette discussion précédant l’alphabétisation, s’ouvrent les travaux du cercle de culture et s’amorce la conscientisation.

Ce serait une erreur d’imaginer la conscientisation comme un simple « préliminaire » à l’apprentissage. Il ne s’agit pas de faire succéder l’alphabétisation à la conscientisation, ou de présenter celle-ci comme condition de celle-là. Selon la pédagogie de Paulo Freire, l’apprentissage est déjà une manière de prendre conscience du réel, et ne peut donc s’effectuer qu’au sein de cette prise de conscience(13).

[Conférence sur Paulo Freire] La conscientisation a pour point de départ l’homme brésilien, l’homme illettré, l’homme du peuple, avec sa façon de capter et de comprendre la réalité, captation et compréhension principalement magique. Or, « de même qu’à toute compréhension de quelque chose correspond, tôt ou tard, une action, à une compréhension avant tout magique va correspondre une action magique elle aussi ».

La seule façon d’aider l’homme à réaliser sa vocation ontologique, à s’insérer dans la construction de la société et la direction du changement social, c’est de substituer à cette captation principalement magique de la réalité, une captation de plus en plus critique.

Comment y parvenir ? En utilisant une méthode active d’éducation, une méthode de dialogue — critique et qui invite à la critique — en modifiant le contenu des programmes d’éducation.

Freire et son équipe ont pensé que la première dimension de ce nouveau contenu par lequel ils pourraient aider l’analphabète — avant même de commencer son alphabétisation — à dépasser sa compréhension magique et naïve et à entrer dans une compréhension critique était le concept anthropologique de culture.

Ils ont estimé que, pour opérer cette transformation essentielle, il était indispensable de faire parcourir, à cet homme simple, tout un cheminement au cours duquel il découvrirait et prendrait conscience :

– de l’existence de deux mondes : celui de la nature et celui de la culture,

– du rôle actif de l’homme dans et avec la réalité,

– du rôle de médiation que joue la nature pour les relations et les communications entre hommes,

– de la culture comme résultat de son travail, de son effort créateur et recréateur,

– de la culture comme acquisition systématique de l’expérience humaine,

– de la culture comme incorporation (par là, critique et créatrice) et non comme une juxtaposition d’informations ou de prescriptions « octroyées »,

– de la démocratisation de la culture comme dimension de la démocratisation fondamentale,

– de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture comme clefs avec lesquelles l’analphabète commencera son Introduction dans le monde de la communication écrite,

– du rôle de l’homme qui est un rôle de sujet et non de simple objet.

Se découvrant ainsi auteur du monde et créateur de culture, découvrant que toute création humaine est culture, que lui, comme le lettré, est créateur, que la figurine de terre cuite faite par un artisan est culture au même titre que l’œuvre d’un grand sculpteur, l’analphabète commencerait l’opération de changement de ses attitudes intérieures.

Pour réaliser cette prise de conscience, cette Introduction au concept de culture, Freire et son équipe ont mis au point onze situations existentielles qui amènent à faire les découvertes ci-dessus.

Chacune de ces situations est représentée par une peinture ou un dessin. Ainsi la première situation, qui vise à exciter fa curiosité de l’analphabète et cherche à lui faire distinguer le monde de la nature de celui de fa culture, représente un homme simple. Autour de lui, des êtres de la nature (arbres, soleil, sol, oiseau…) et des objets de la culture (maison, puits, habits, outils, etc.), une femme et un enfant. Avec l’aide d’un animateur un long débat s’engage. Par des questions simples telles que : qui a fait le puits ? Pourquoi l’a-t-il fait ? Comment l’a-t-il fait? Quand ? Questions qui se répètent en relation avec les différents éléments de la situation, émergent deux concepts de base : celui de « besoin » et celui de « travail », la culture s’explique alors au premier niveau : celui de la subsistance.

L’homme fait un puits parce qu’il a besoin d’eau. Et il le fait dans la mesure où, entrant en relation avec le monde, il fait du monde l’objet de sa connaissance. Soumettant le monde par son travail, il engage un processus de transformation du monde. Ainsi il fait une maison, ses vêtements, ses instruments de travail. À partir de là, sont discutées en groupes, en termes évidemment simples mais objectifs, les relations entre hommes, qui ne peuvent être de domination et de transformation comme les relations de l’homme avec la nature, mais des relations entre sujets.

Une fois les deux mondes reconnus — celui de la nature et celui de la culture — d’autres situations vont se succéder eu cours desquelles, tantôt s’approfondit, tantôt s’élargit, la compréhension du domaine culturel(14).

[Thomas R. Sanders] L’analphabète parvient à comprendre que le manque de connaissance est relatif et que l’ignorance absolue n’existe pas. Le simple fait d’être un homme entraîne connaissance, contrôle et créativité. Le septième dessin de la série montre un groupe dans lequel un couple exécute une cueca — danse folklorique chilienne. Le « cercle de culture » découvre que l’homme ne crée pas seulement des instruments pour ses besoins physiques mais qu’il crée aussi pour son expression artistique. L’homme a un sens esthétique et les manifestations culturelles populaires ont une vitalité et une beauté qui égalent les autres formes de culture. De nouveau, le coordinateur pose des questions : Pourquoi ces gens dansent-ils? Qui a inventé la danse ? Pourquoi les hommes créent-ils de la musique ? Est-ce qu’un homme qui compose une cueca peut être un grand compositeur ? La situation vise à indiquer qu’un homme qui compose de la musique populaire est un aussi grand artiste qu’un célèbre compositeur.

Avec le huitième dessin, nous entrons dans la phase d’alphabétisation elle-même. On organise une séance autour d’un mot et d’un dessin ; le groupe apprend qu’on peut symboliser une expérience vécue en la dessinant, en la lisant ou en l’écrivant. Au lieu de la maison prospère de milieu bourgeois des manuels habituels, nous trouvons une humble maison chilienne et une famille dont les caractères sont typiques de la classe inférieure. À gauche, il y a une maison un peu plus modeste.

Le coordinateur du groupe guide le cercle de culture dans la réflexion et la discussion sur le sens de « maison », en utilisant des thèmes, tels que la nécessité d’un logement confortable pour la vie familiale, le problème du logement dans la nation, les possibilités et les manières d’acquérir une maison, les types d’habitation dans les différents pays et régions, et les problèmes du logement en relation avec l’urbanisation. Des questions provocantes telles que les suivantes développent une attitude critique envers les problèmes de tous les jours : est-ce que tous mes Chiliens ont des maisons convenables ? Où et pourquoi manquent-ils de maisons ? Est-ce que le système des économies et des prêts est suffisant pour l’acquisition d’une maison ?

Sur le neuvième dessin nous trouvons une situation différente : une « usine » avec un écriteau annonçant « pas d’embauche ». L’expression des visages reflète probablement une expérience réelle pour beaucoup d’entre eux. Quoique le mot s’adresse à un groupe rural, ils ont tous une interprétation personnelle du sens d’une « usine ». Les questions pour la discussion sont les suivantes : Où fabrique-t-on les vêtements que nous portons, les outils avec lesquels nous travaillons, le papier et le crayon avec lequel nous écrivons ? Est-ce que l’usine participe à la production de notre nourriture et à la construction de nos maisons ? Pourquoi les gens ne produisent-ils pas la plupart des articles dont ils ont besoin comme ils le faisaient auparavant ? Pourquoi les pays ont-ils besoin de s’industrialiser ? Est-ce que le Chili peut s’industrialiser davantage ? De quoi un pays a-t-il besoin pour se développer industriellement ? Quelles sont les industries qui ont les meilleures possibilités dans notre pays ? Est-ce que l’expansion industrielle influence les zones rurales ? Est-ce que les zones rurales contribuent au processus ? Est-ce qu’on peut industrialiser l’agriculture et l’élevage des animaux ? (15)

[Conférence sur Paulo Freire] La dernière situation tourne autour de la dimension de la culture comme acquisition systématique de l’expérience humaine. De là, on passe au débat sur la démocratisation de la culture avec lequel s’ouvrent les perspectives de l’alphabétisation.

Ces débats, réalisés au sein de « cercles de culture » avec l’aide d’éducateurs spécialement préparés à ce travail d’animation, se sont révélés très vite un moyen puissant et efficace de conscientisation, transformant radicalement l’attitude face à la vie de ceux qui y participent.

Beaucoup d’entre eux, pendant les débats sur les situations, affirmaient, heureux et confiants en eux-mêmes, qu’on n’est pas en train de leur « montrer quelque chose de nouveau, mais plutôt de leur rafraîchir la mémoire ».

« Je fais des souliers, a dit une fois l’un d’eux, et je découvre maintenant que j’ai la même valeur que l’homme instruit qui fait des livres ».

« Demain, affirme un autre, lors d’une discussion sur le concept de culture, je vais commencer mon travail la tête haute ». C’était un simple balayeur de rue, qui avait découvert la valeur de sa personne et la dignité de son travail. Il affirmait(16).

*Selon Paulo Freire, l’ensemble des thèmes en interaction, à une époque donnée, constitue son univers thématique.

Troisième partie : Praxis de la libération

3.1. Trois notions clés

3.1.1. L’oppression

[Paulo Freire] Qui, mieux que les opprimés, est préparé à comprendre la terrible signification d’une société oppressive ? Qui souffre des effets de l’oppression plus que les opprimés ? Qui peut mieux comprendre la nécessité de la libération ? Ils n’obtiendront pas cette libération par hasard mais en la cherchant dans leur praxis, et en reconnaissant qu’il est nécessaire de combattre pour elle. Et ce combat, à cause du but que lui donnent les opprimés représentera réellement un acte d’amour opposé au manque d’amour qui se trouve au cœur de la violence des oppresseurs, manque d’amour, même s’il est revêtu de fausse générosité.

Mais presque toujours, pendant la phase initiale de la lutte, les opprimés, au lieu de lutter pour la libération, ont tendance à devenir eux-mêmes oppresseurs ou « sous-oppresseurs ». La structure même de leur pensée a été conditionnée par les contradictions de la situation existentielle concrète qui les a façonnés. Leur idéal, c’est d’être des hommes mais pour eux, être des hommes c’est être des oppresseurs. C’est leur modèle d’humanité. Ce phénomène vient du fait que les opprimés, à un moment donné de leur expérience existentielle adoptent une attitude d’« adhésion » à l’oppresseur. Dans ces conditions, ils ne peuvent le « regarder », avec suffisamment de clarté pour l’objectiver – pour le découvrir « en dehors d’eux ».

Cela ne veut pas dire nécessairement que les opprimés n’ont pas conscience qu’ils sont écrasés. Mais leur immersion dans la réalité d’oppression les empêche d’avoir une claire perception d’eux-mêmes comme opprimés. À ce niveau, leur perception d’eux-mêmes comme contraires de l’oppresseur ne signifie pas encore qu’ils s’engagent dans une lutte pour surmonter la contradiction ; un pôle n’aspire pas à sa libération, mais à son identification avec le pôle opposé.

Dans cette situation, les opprimés ne voient pas le « nouvel homme » comme celui qui doit naître de la résolution de sa contradiction quand l’oppression fait place à la libération. Pour eux, le nouvel homme c’est eux-mêmes devenus oppresseurs. Leur vision de l’homme nouveau est individualiste, à cause de leur identification avec l’oppresseur, ils n’ont pas conscience d’eux-mêmes en tant que personnes ou membres d’une classe opprimée. Ce n’est pas pour devenir des hommes libres qu’ils désirent la réforme agraire mais pour acquérir une terre et ainsi devenir propriétaires ou plus précisément, les patrons d’autres travailleurs. Il est rare qu’un paysan, une fois promu surveillant, ne soit pas plus tyrannique envers ses anciens camarades que te propriétaire lui-même. Ceci est dû au fait que le contexte de la situation du paysan, c’est-à-dire l’oppression, demeure inchangé. Dans cet exemple, le surveillant, pour s’assurer son travail, doit être aussi dur que le propriétaire – et même plus. Ceci illustre notre affirmation, suivant laquelle, pendant la phase initiale de leur lutte, les opprimés trouvent dans l’oppresseur leur « type d’homme ».

Même la révolution qui transforme une situation concrète d’oppression en lançant le processus de libération doit affronter ce phénomène. Beaucoup d’opprimés qui participent directement ou indirectement à la révolution cherchent – conditionnés par les mythes de l’ancien ordre – à en faire leur propre révolution. L’ombre de leur ancien oppresseur plane toujours sur eux.

Si ce qui caractérise les opprimés est leur subordination à la conscience du maître, comme Hegel l’affirme, la vraie solidarité avec les opprimés suppose que l’on combatte à leur côté, pour transformer la réalité objective qui a fait d’eux ces « êtres pour l’autre ». L’oppresseur n’est solidaire des opprimés que quand il cesse de regarder les opprimés comme une catégorie abstraite et les voit comme des personnes que l’on a traitées injustement, privées de leur voix, abusées dans la vente de leur travail, quand il cesse de faire des gestes pieux, sentimentaux et individualistes et risque un acte d’amour. On ne trouve la vraie solidarité que dans la plénitude de cet acte d’amour, dans son existentialité, dans sa praxis.

Affirmer que les hommes sont des personnes qui, en tant que personnes doivent être libres, et cependant ne rien faire de tangible pour que cette affirmation devienne une réalité, est une comédie.

Seuls les opprimés peuvent, en se libérant eux-mêmes, libérer leurs oppresseurs. Ces derniers, en tant que classe oppressive, ne peuvent ni se libérer eux-mêmes, ni libérer les autres. Il est donc essentiel que les opprimés mènent une lutte qui résolve la contradiction dans laquelle ils se trouvent pris ; et la contradiction ne sera résolue que par l’apparition d’un nouvel homme : ni oppresseur, ni opprimé, mais un homme en train de se libérer. Si le but des opprimés est de devenir pleinement humains, ils n’atteindront pas ce but en se contentant de renverser les termes de la contradiction, en changeant seulement les pôles.

Pour l’oppresseur, la conscience, l’humanisation des « autres »n’apparaissent pas comme la recherche de la pleine humanité, mais comme une subversion.

Précisément, parce qu’ils ne sont ni « reconnaissants », ni « envieux », les opprimés sont considérés comme des ennemis potentiels qu’il faut surveiller.

Étant donné le contexte précédent, nous nous trouvons en face d’une question d’une très grande importance : le fait que certains membres de la classe des oppresseurs se joignent aux opprimés dans leur lutte pour la libération, se déplaçant ainsi d’un pôle de la contradiction à l’autre.

Leur rôle est fondamental et il en a été ainsi tout au cours de l’histoire de cette lutte. Il arrive cependant que, comme ils cessent d’être des exploiteurs, des spectateurs indifférents ou simplement les héritiers de l’exploitation pour passer du côté des exploités, ils apportent toujours avec eux les traces de leur origine : leurs préjugés et leurs déformations, entre autres un manque de confiance dans la capacité du peuple à penser, à vouloir et à savoir. En conséquence, ceux qui ont adhéré à la cause du peuple courent constamment le risque de tomber dans un type de générosité aussi maléfique que celui des oppresseurs. La générosité des oppresseurs est nourrie par un ordre injuste qui doit être maintenu pour justifier cette générosité. Nos « convertis », au contraire, désirent vraiment transformer l’ordre injuste ; mais à cause de leurs antécédents, ils croient qu’ils doivent être les réalisateurs de la transformation. Ils parlent des hommes, mais ils n’ont pas confiance en eux ; or la confiance dans les hommes est la pré-condition indispensable pour un changement révolutionnaire.

On reconnaît un véritable humaniste davantage à sa confiance dans les hommes, qui le conduit à s’engager dans leur lutte, qu’au millier d’actions qu’il peut entreprendre pour eux sans cette confiance.

La conversion aux hommes exige une profonde renaissance. Ceux qui en font l’objet doivent adopter une nouvelle forme d’existence ; ils ne peuvent plus rester comme ils étaient. C’est seulement dans la camaraderie avec les opprimés que les convertis peuvent comprendre leur manière caractéristique de vivre et de se conduire qui, à certains moments, reflète la structure de domination. Une de ces caractéristiques que nous avons mentionnée auparavant est le dualisme des opprimés qui sont en même temps eux-mêmes et l’oppresseur dont ils ont intériorisé l’image. C’est pourquoi ils ont presque toujours des attitudes fatalistes envers leur situation, jusqu’à ce qu’ils « découvrent » concrètement leur oppresseur puis leur propre conscience.

Dans leur aliénation, les opprimés veulent à tout prix ressembler à l’oppresseur, l’imiter, le suivre. Ce phénomène est surtout courant chez les opprimés de la classe moyenne qui aspirent à être les égaux des hommes « éminents » de la classe supérieure. Albert Memmi, dans une analyse exceptionnelle de la « mentalité colonisée », se réfère au mépris qu’il a ressenti envers le colonisateur et qui allait de pair avec une attirance « passionnée » pour lui : « Comment le Colonisateur pouvait-il, à la fois, soigner ses ouvriers et mitrailler périodiquement une foule colonisée ? Comment le Colonisé pouvait-il à la fois se refuser si cruellement et se revendiquer d’une manière si excessive ? Comment pouvait-il à la fois détester le Colonisateur et l’admirer passionnément ? (cette admiration que je sentais, malgré tout, en moi) ».

Le mépris de soi est une autre caractéristique de l’opprimé, qui provient de l’intériorisation de l’opinion que les oppresseurs ont d’eux. Ils entendent si souvent dire qu’ils ne sont bons à rien, qu’ils ne savent rien et ne peuvent rien apprendre, qu’ils sont malades, paresseux et improductifs, qu’ils finissent par se convaincre de leur propre inadaptation.

« Le paysan se sent inférieur au patron parce que le patron semble être le seul à savoir et à être capable de faire marcher les « choses ».

Aussi longtemps que persiste leur ambiguïté, les opprimés ne cherchent pas à résister et manquent totalement de confiance en eux.

Ils ont une croyance diffuse, magique, dans l’invulnérabilité et la puissance de l’oppresseur. La force magique de la puissance du propriétaire exerce un pouvoir particulier dans les zones rurales. Un de mes amis sociologue raconte l’histoire d’un groupe de paysans armés d’Amérique latine qui venaient de s’emparer d’un « latifundium ». Pour des raisons tactiques, ils avaient l’intention de prendre le propriétaire comme otage. Mais pas un paysan n’eut le courage de le garder ; sa présence même était terrifiante. Il se peut aussi que le fait de s’opposer au patron provoquait des sentiments de culpabilité. En vérité, le patron était « en eux ».

Pour cette raison, les opprimés sont émotionnellement dépendants(17).

3.1.2. La dépendance

[Paulo Friere] Les sociétés peuvent subir une transformation économique de deux manières, selon le pôle de décision de la transformation elle-même. D’un côté, nous avons des changements pour lesquels le pôle de décision se situe en dehors de la société; de l’autre, des changements dont le pôle de décision est à l’intérieur de la société. Dans la première hypothèse, la société est le simple objet de l’autre ou des autres: c’est, dans le langage hégélien, un « être-pour-l’autre ». Dans la seconde hypothèse la société agit comme sujet ou « être-pour-soi-même ». La modernisation et le développement représentent ces deux types de changement différent. Ainsi, le concept de développement est-il lié au processus de

libération des sociétés dépendantes, tandis que l’action modernisante caractérise la situation concrète de dépendance. Il est donc impossible que nous comprenions le phénomène du sous-développement sans avoir une perception critique de la catégorie de dépendance. Le sous-développement, en réalité, n’a pas sa « raison » en lui-même, bien au contraire, sa « raison » est dans le développement.

De cette manière, la tâche fondamentale des pays sous-développés – l’engagement historique de leurs peuples – est de dépasser leur « situation-limite » de sociétés dépendantes, pour devenir des « êtres-pour-eux-mêmes ». Sans ce dépassement, ces sociétés continueront à faire l’expérience de la « culture du silence » qui, résultant des structures de dépendance, renforce ces structures. Il y a donc une relation nécessaire entre dépendance et « culture du silence ». Être silencieux, c’est ne pas avoir une voix authentique, c’est suivre les prescriptions de ceux qui parlent et imposent leurs mots. Parvenir à l’état « d’être-pour-eux-mêmes » représente pour les sociétés sous-développées ce que j’appelle le possible « non-expérimenté ».

La situation-limite dans laquelle elles se trouvent les défie et, en même temps, les aide à comprendre de mieux en mieux les causes réelles de leur dépendance. Mais, plus la situation-limite est dévoilée, plus « le possible non expérimenté » devient une situation-limite pour ceux qui leur imposent leurs paroles.

Le développement-libération est donc, d’une part le « possible non-expérimenté » des sociétés dépendantes et, d’autre part, la situation-limite des sociétés dirigeantes.

Ainsi la modernisation qui stimule uniquement l’apparition de la parole dans les sociétés dépendantes ne va-t-elle pas au-delà des pures réformes de structures. Ce processus, partant de l’extérieur, maintient l’état de dépendance de ces sociétés qui peuvent, cependant, avoir l’illusion de devenir sujets de leurs décisions. Pour cette raison, la modernisation entraîne « l’invasion culturelle » qui déforme l’être de la société envahie, laquelle devient une sorte de caricature d’elle-même(18).

Le phénomène relationnel de la dépendance à partir du cas latino-américain

[Paulo Freire] Pour comprendre les niveaux de conscience, nous devons considérer la réalité historico-culturelle comme une superstructure en relation avec une infrastructure. Nous devons donc essayer de discerner de manière relative, plutôt que de manière absolue, les caractéristiques fondamentales de la situation historico-culturelle à laquelle de tels niveaux correspondent.

Nous n’avons pas l’intention de faire l’étude des origines et de l’évolution historique de la conscience mais de faire une analyse concrète des niveaux de conscience dans la réalité latino-américaine. Ceci ne veut pas dire qu’une telle analyse ne soit pas valable pour d’autres régions du Tiers-Monde ou pour les régions de la métropole qui ressemblent au Tiers-Monde en tant que « zones de silence ».

Nous étudierons d’abord la réalité historico-culturelle que nous avons appelée « la culture du silence ». Ce mode de culture est une expression superstructurale qui conditionne une forme spéciale de conscience. La culture du silence « surdétermine » l’infrastructure d’où elle est issue.

On ne peut comprendre la culture du silence que si elle est prise comme une totalité qui fait elle-même partie d’un ensemble plus large. Dans cet ensemble plus large, nous devons aussi reconnaître la culture, ou les cultures qui déterminent la voie de la culture du silence. Nous ne voulons pas dire que la culture du silence soit une entité créée par la « métropole » dans les laboratoires spécialisés et apportée au Tiers-Monde. Il n’est pas vrai non plus que la culture du silence naisse par génération spontanée. En réalité, la culture du silence naît de la relation entre le Tiers-Monde et la Métropole. « Ce n’est pas le dominateur qui construit une culture et l’impose aux dominés. Cette culture est le résultat de relations structurales entre les dominés et le dominateur ». Ainsi, pour comprendre la culture du silence, il faut faire d’abord une analyse de la dépendance comme phénomène relationnel qui donne naissance à différentes formes d’être, de pensée, d’expression, celles de la culture du silence et celles de la culture qui « a une voix » …

Il est vrai que l’infrastructure, créée dans les relations par lesquelles le travail de l’homme transforme le monde, donne naissance à la superstructure. Mais il est vrai également que celle-ci, médiatisée par les hommes qui assimilent ses mythes, se retourne vers l’infrastructure et la « surdétermine ». Si la dynamique de ces relations précaires, dans lesquelles les hommes sont et travaillent dans le monde, n’existait pas, nous ne pourrions parler ni de structure sociale, ni d’hommes, ni du monde humain.

Les relations entre le dominateur et les dominés reflètent le contexte social large, même sous son aspect personnel. De telles relations supposent que les dominés assimilent les mythes culturels du dominateur. De la même manière, la société dépendante absorbe les valeurs et le style de vie de la société métropolitaine puisque la structure de cette dernière façonne celle de la société dépendante. Ceci a pour résultat le dualisme de la société dépendante, son ambiguïté, le fait qu’elle est et n’est pas elle-même, ainsi que l’ambivalence qui caractérise sa longue expérience de dépendance dans une attitude où elle est attirée par la société métropolitaine et la rejette en même temps.

L’infrastructure de la société dépendante est façonnée par la volonté de la société dirigeante. La superstructure qui en résulte reflète donc l’inauthenticité de l’infrastructure. Tandis que la métropole peut absorber ses crises idéologiques grâce au mécanisme de la puissance économique et d’une technologie hautement développée, la structure dépendante est trop faible pour supporter la moindre manifestation populaire. Ceci explique la fréquente rigidité de la structure dépendante.

La société dépendante est, par définition, une société silencieuse. Sa voix n’est pas une voix authentique mais un simple écho de la voix de la métropole.

De toute manière, la métropole parle, la société dépendante écoute. Le silence de la société-objet en relation avec la société-directrice se répète dans les relations à l’intérieur de la société-objet elle-même. Ses élites au pouvoir, silencieuses face à la métropole, font taire à leur tour leur propre peuple. C’est seulement quand le peuple d’une société dépendante rompt la culture du silence et gagne son droit à la parole – c’est-à-dire seulement quand les changements structuraux radicaux transforment la société dépendante – qu’une telle société dans son ensemble peut cesser d’être silencieuse envers la société dirigeante.

De plus, si un groupe s’empare du pouvoir par un coup d’État – comme cela a été le cas récemment au Pérou – il commence à prendre des mesures de défense économiques et culturelles de type nationaliste, sa politique crée une nouvelle contradiction. Le nouveau régime peut dépasser ses propres intentions et être obligé de rompre définitivement avec la culture du silence aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur, ou craignant la montée du peuple, il peut revenir en arrière et réimposer le silence aux masses. Enfin, le gouvernement peut favoriser un nouveau type de populisme. Stimulées par les premières mesures nationalistes, les masses submergées auraient l’illusion qu’elles participent à la transformation de leur société alors que, en réalité, elles seraient habilement manipulées. Au Pérou, tandis que le groupe militaire qui a pris le pouvoir en 1968 poursuit ces objectifs politiques, beaucoup de ses actions feront apparaître « des fissures » dans les zones les plus fermées de la société péruvienne.

Par ces fissures, les masses commenceront à sortir de leur silence avec des attitudes de plus en plus exigeantes. Dans la mesure où leurs exigences seront satisfaites, les masses tendront non seulement à les multiplier mais aussi à en changer la nature.

Ainsi, l’approche populiste finira-t-elle par créer de sérieuses contradictions pour le groupe au pouvoir. Il se trouvera obligé, soit de rompre la culture du silence, soit de la restaurer. C’est pourquoi, il nous semble difficile, dans la situation historique actuelle de l’Amérique Latine, qu’un gouvernement pratique une politique indépendante relativement agressive envers la métropole, tout en maintenant la culture du silence à l’intérieur.

En 1961, Janio Quadros prit le pouvoir au Brésil dans ce qui fut probablement la plus grande victoire électorale de l’histoire de la nation. Il essaya d’avoir une politique paradoxale d’indépendance envers la métropole et de contrôle sur le peuple.

Après sept mois d’exercice, il annonça, de manière inattendue, à la nation qu’il était obligé de renoncer à la présidence sous la pression des mêmes forces cachées qui avait conduit le président Getulio Vargas à se suicider.

Le groupe militaire brésilien qui renversa le gouvernement Goulart en 1964, désignant de manière curieuse son action de révolution, eut une attitude cohérente selon notre analyse précédente : une solide politique de servilité envers la « métropole » et l’imposition violente du silence à son propre peuple. Une politique de servilité envers la « métropole » et la rupture, à l’intérieur, de la culture du silence ne seraient pas viables. Une politique d’indépendance envers la « métropole » tout en maintenant la culture du silence à l’intérieur, ne le serait pas non plus. Les sociétés latino-américaines se présentent comme des sociétés fermées depuis le temps de leur conquête par les Espagnols et les Portugais quand la culture du silence prit forme. À l’exception de Cuba post-révolutionnaire, ces sociétés sont aujourd’hui encore des sociétés fermées ; elles sont des sociétés dépendantes pour lesquelles, seuls, les pôles de décision dont elles sont l’objet, ont changé à différents moments historiques : le Portugal, l’Espagne, l’Angleterre, ou les États-Unis.

Les sociétés latino-américaines sont caractérisées par une structure sociale hiérarchique et rigide ; par le manque de marchés internes, puisque leur économie est contrôlée de l’extérieur ; par l’exportation de matières premières et l’importation de produits manufacturés sans avoir droit à la parole ; par un système d’éducation précaire et sélectif dans lequel les écoles sont un instrument pour maintenir le statu quo ; par de hauts pourcentages d’analphabétisme et de maladie, comprenant ce que l’on appelle naïvement « les maladies tropicales » qui sont en réalité les maladies du sous-développement et de la dépendance ; par des taux de mortalité infantile alarmants ; par la malnutrition ayant souvent des effets irréparables sur les facultés mentales ; par une faible espérance de vie ; et par un taux élevé de criminalité.

Un type de conscience correspond à la réalité concrète de telles sociétés dépendantes. C’est une conscience conditionnée historiquement par les structures sociales. La principale caractéristique de cette conscience – aussi dépendante que la société à la structure de laquelle elle se conforme – est sa « quasi-adhérence » à la réalité objective ou sa « quasi-immersion » dans la réalité. La conscience dominée ne se distancie pas suffisamment de la réalité pour l’objectiver afin de la connaître de manière critique.

Nous appelons ce type de conscience « semi-intransitif ».

La conscience semi-intransitive est caractéristique des structures fermées. Étant donné sa quasi-immersion dans la réalité concrète, cette conscience ne perçoit pas beaucoup des défis de la réalité ou les perçoit de manière déformée. Sa semi-intransivité est une sorte d’oblitération imposée par les conditions objectives. À cause de cette oblitération, les seuls faits que la conscience dominée saisit sont les faits qui se trouvent dans l’orbite de son expérience vécue. Ce type de conscience ne peut objectiver les faits et les situations problématiques de la vie quotidienne. Les hommes dont la conscience se situe à ce niveau de quasi-immersion manquent de ce que nous appelons la « perception structurale » qui se forme et se reforme à partir de la réalité concrète dans l’appréhension des faits et des situations problématiques. N’ayant pas cette perception structurale, les hommes attribuent l’origine de tels faits et de telles situations dans leur vie, soit à quelque réalité supérieure, soit à quelque chose à l’intérieur d’eux-mêmes ; dans les deux cas, à quelque chose en dehors de la réalité objective.

Ce qui est important c’est le fait que lorsque les fissures commencent à apparaître dans la structure et que les sociétés entrent en période de transition, immédiatement les masses jusqu’ici immergées et silencieuses, commencent à sortir de leur état. Cela ne veut pas dire cependant que ces mouvements d’émergence rompent automatiquement la culture du silence. Dans leur relation à la métropole, les sociétés en transition continuent à être des totalités silencieuses. Dans ces sociétés, cependant, le phénomène d’émergence des masses force les élites au pouvoir à faire l’expérience de nouvelles manières de maintenir les masses dans le silence, puisque les changements structuraux qui provoquent l’« émergence » des masses, altèrent également, au plan qualitatif, leur conscience semi-immergée et semi-intransitive …

Bien que l’on puisse expliquer la différence qualitative entre la conscience semi-intransitive et la conscience naïve transitive par le phénomène d’émergence dû à des transformations structurelles dans la société, il n’y a pas de frontière extrêmement définie entre les moments historiques qui produisent des changements qualitatifs dans la conscience des hommes. À bien des égards, la conscience semi-intransitive reste présente dans la conscience naïve transitive.

En Amérique latine, par exemple, presque toute la population paysanne se trouve encore dans la phase de quasi-immersion, phase qui a une histoire beaucoup plus longue que celle de l’émergence. La conscience paysanne semi-intransitive a assimilé d’innombrables mythes dans la phase précédente qui continue, malgré un changement de conscience vers la transivité. Donc, la conscience transitive émerge en tant que conscience naïve aussi dominée que la précédente. Cependant, elle est maintenant indiscutablement mieux disposée à percevoir l’origine de son existence ambiguë dans les conditions objectives de la société. L’émergence de la conscience populaire suppose, sinon le dépassement de la culture du silence, du moins la présence des masses dans le processus historique qui fait pression sur l’élite au pouvoir. Elle peut seulement être comprise comme une dimension d’un phénomène plus complexe ; c’est-à-dire que l’émergence de la conscience populaire, quoiqu’encore naïvement intransitive, est aussi un moment dans le développement de la conscience de l’élite au pouvoir. Dans une structure de domination, le silence des masses populaires n’existerait que pour des élites au pouvoir qui les maintiennent dans le silence ; il ne pourrait pas non plus y avoir une élite au pouvoir sans les masses. De même qu’il y a un moment de surprise dans les masses, quand elles commencent à voir ce qu’elles ne voyaient pas auparavant, il y a une surprise correspondante dans les élites au pouvoir quand elles se sentent démasquées par les masses. Ce double « dévoilement » provoque des inquiétudes à la fois dans les masses et dans les élites au pouvoir. Les masses deviennent désireuses de liberté, désireuses de surmonter le silence dans lequel elles ont toujours existé. Les élites sont désireuses de maintenir le statu quo, en ne permettant que les transformations superficielles, pour empêcher tout changement réel dans leur pouvoir de prescription.

Dans les processus de transition, le caractère éminemment statique de la « société fermée » cède progressivement le pas à un dynamisme dans toutes les dimensions de la vie sociale.

Les contradictions viennent à la surface, provoquant des conflits dans lesquels la conscience populaire devient de plus en plus exigeante, causant chez les élites une inquiétude de plus en plus grande. Comme les lignes de cette transition historique se dessinent plus nettement, éclairant les contradictions inhérentes à une société dépendante, des groupes d’intellectuels et d’étudiants qui appartiennent eux-mêmes à l’élite privilégiée cherchent à s’engager dans la réalité sociale, en rejetant les schémas importés et les solutions préfabriquées. Les arts cessent progressivement d’être la simple expression de la vie facile de la riche bourgeoisie et commencent à trouver leur inspiration dans la dure vie du peuple. Les poètes commencent à ne pas décrire seulement leurs amours perdus – et même, le thème de l’amour perdu devient moins larmoyant, plus objectif et plus lyrique. Ils ne parlent plus du travailleur des champs comme d’un concept abstrait et métaphysique mais comme d’un homme concret ayant une vie concrète …

La phase de transition engendre aussi un nouveau style de vie politique puisque les vieux modèles politiques de la société fermée ne sont plus valables quand les masses sont une présence historique qui émerge.

Dans la société fermée, les relations entre l’élite et le peuple quasi-immergé sont médiatisées par les leaders politiques, représentant les diverses factions de l’élite. Au Brésil, les leaders politiques immanquablement paternalistes sont propriétaires, non seulement de leurs terres, mais aussi des masses populaires silencieuses et obéissantes qu’ils contrôlent.

Comme les zones rurales d’Amérique latine n’étaient pas touchées d’abord par l’émergence que provoquaient les fissures dans la société, elles restaient essentiellement sous le contrôle des leaders politiques. Dans les centres urbains, au contraire, une nouvelle forme de leadership apparaissait pour médiatiser les élites au pouvoir et les masses qui émergeaient : le leadership populiste. Une caractéristique du leadership populiste mérite une attention particulière : la manipulation.

Que les masses, en sortant du silence, ne permettent pas au style politique de l’ancienne société fermée de continuer ne signifie pas que les masses puissent parler d’elles-mêmes.

Elles sont simplement passées de la quasi-immersion à un état de conscience naïf transitif. On pouvait ainsi considérer un leadership populiste comme une réponse adéquate à la nouvelle présence des masses dans le processus historique. Mais c’est un leadership manipulateur – manipulateur des masses puisqu’il ne peut manipuler l’élite.

La manipulation populiste des masses doit être considérée de deux points de vue différents.

D’une part, c’est indéniablement une sorte de narcotique politique qui entretient non seulement la naïveté de la conscience qui émerge mais aussi l’habitude pour les gens d’être dirigés. D’autre part, dans la mesure où elle utilise les protestations et les revendications de masse, la manipulation politique accélère, de manière paradoxale, le processus par lequel les gens dévoilent la réalité. Ce paradoxe résume le caractère ambigu du populisme : il est manipulateur et en même temps facteur de mobilisation démocratique.

Ainsi, le nouveau style de vie politique que l’on trouve dans les sociétés en transition ne se limite pas au rôle manipulateur de ces leaders qui médiatisent les masses et les élites. En effet, le style populiste d’action politique finit par créer des conditions favorables pour que des groupes de jeunes et d’intellectuels participent à la vie politique avec les masses. Bien que ce soit un exemple de paternalisme manipulateur, le populisme offre une possibilité d’analyse critique de la manipulation elle-même. Dans tout le jeu des contradictions et des ambiguïtés, l’émergence des masses populaires dans les sociétés en transition prépare la voie aux masses pour qu’elles deviennent conscientes de leur état de dépendance.

Comme nous l’avons dit, le passage pour les masses d’un état do conscience semi-intransitif à un état naïf transitif est aussi un moment de l’éveil de conscience des élites, un moment décisif pour la conscience critique des groupes progressistes. Au début, une conscience fragile apparaît dans de petits groupes d’intellectuels qui sont encore marqués par l’aliénation culturelle de la société dans son ensemble, aliénation renforcée par leur « formation » universitaire.

Comme les contradictions caractéristiques d’une société en transition apparaissent plus clairement, ces groupes se multiplient et sont capables de distinguer de plus en plus précisément ce qui constitue leur société. Ils se joignent de plus en plus aux masses populaires, de différentes manières : par la littérature, les arts plastiques, le théâtre, la musique, l’éducation, les sports et l’art populaire. Ce qui est important, c’est la communion avec les masses à laquelle certains de ces groupes parviennent.

À ce moment, la conscience critique croissante des groupes progressistes, venant de la transitivité naïve des masses qui montent, devient un défi à la conscience des élites au pouvoir. Les sociétés qui se trouvent dans cette phase historique que l’on ne peut comprendre clairement en dehors de la compréhension de la totalité dont elles font partie, vivent dans un climat de pré-révolution dont la contradiction dialectique est le coup d’État.

En Amérique Latine le coup d’État est devenu la réponse des élites économiques et militaires au pouvoir aux crises provoquées par l’émergence populaire. Cette réponse varie avec l’influence relative des militaires.

Dans une situation extrêmement problématique, dévoilant de plus en plus leur condition de dépendance, les sociétés latino-américaines en transition se trouvent en présence de deux possibilités contradictoires : révolution ou coup d’État. Plus les fondements idéologiques d’un coup d’État sont solides, moins il est possible pour une société de revenir, par la suite, au même style politique qui avait créé les conditions mêmes de ce coup d’État. Un coup d’État modifie qualitativement le processus de transition historique d’une société et marque le commencement d’une nouvelle transition.

Dans l’état original de transition, le coup d’État était la solution antithétique de la révolution ; dans le nouvel état de transition, le coup d’État est défini et se confirme comme un pouvoir arbitraire et anti-populaire qui a tendance, devant la possibilité continue d’une révolution, à se durcir de plus en plus.

Au Brésil, la transition qui marque le coup d’État représente un retour à une idéologie du développement fondée sur l’abandon de l’économie nationale à des intérêts étrangers, idéologie dans laquelle « l’idée de grande entreprise internationale remplace l’idée du monopole d’État comme base du développement ».Une des exigences de base d’une telle idéologie est nécessairement de réduire au silence les secteurs populaires et, en conséquence, de les faire sortir de la sphère de décision.

Les forces populaires doivent donc éviter l’illusion naïve qui consisterait à croire que cet état de transition peut permettre des « ouvertures » qui les mettront en mesure de retrouver le rythme de transition précédent dont le modèle politique correspondait à l’idéologie du développement populiste, de type national.

Les « ouvertures », que la nouvelle phase de transition permet, ont leur propre signification. De telles ouvertures ne signifient pas un retour à ce qui a été, mais des concessions dans le jeu des adaptations exigées par l’idéologie régnante. Quelle que soit son idéologie, la nouvelle phase de transition défie les forces populaires de trouver une manière de procéder entièrement nouvelle, distincte de leur action, dans la période précédente où elles luttaient contre les forces que ces coups d’État avaient conduites au pouvoir.

Une des raisons de ce changement est assez évidente : en raison de la répression imposée par le coup d’État, les forces populaires doivent agir en silence et l’action silencieuse exige un apprentissage difficile. De plus, les forces populaires doivent chercher des manières de s’opposer aux effets de la réactivation de la culture du silence qui, historiquement, a donné naissance à la conscience dominée.

Dans ces conditions, quelles sont les possibilités de survivance pour la conscience émergente qui a atteint l’état de transitivité naïve ? C’est dans une analyse plus profonde de la phase de transition inaugurée par le coup d’État militaire que l’on trouve la réponse à cette question. Puisque la révolution est encore possible dans cette phase, l’analyse doit se concentrer sur la confrontation dialectique entre le projet révolutionnaire (ou, malheureusement les projets) et le nouveau régime(19).

3.1.3. La marginalité

[Paulo Freire] La perception a-structurale de l’analphabétisme a révélé une vue erronée des analphabètes comme hommes marginaux. Ceux qui les considèrent comme marginaux doivent, cependant, reconnaître l’existence d’une réalité par rapport à laquelle ils sont marginaux – non seulement un espace physique. mais des réalités historiques, sociales, culturelles et économiques, c’est-à-dire la dimension structurale de la réalité. De cette manière, on doit considérer les analphabètes comme des êtres « en dehors de », « en marge de » quelque chose, puisqu’il est impossible d’être marginal par rapport à rien. Mais être « en dehors de », « en marge de » implique nécessairement un mouvement de celui qui est dit marginal allant du centre à la périphérie. Ce mouvement, qui est une action, présuppose non seulement un agent, mais aussi des raisons. Si l’on admet l’existence d’hommes « en dehors de » ou « en marge de » la réalité structurale, il semble légitime de se demander quel est l’auteur de ce mouvement du centre de la structure à sa marge. Est-ce que ceux qui sont dits marginaux – parmi eux les analphabètes – décident de se déplacer à la périphérie de la société ?

S’il en est ainsi, la marginalité est un choix avec tout ce qu’elle implique : faim, maladie, rachitisme, douleur, déficience mentale, mort, crime, promiscuité, désespoir, impossibilité d’être.

En réalité, il est difficile d’accepter que 40 % de la population du Brésil, presque 90 % de celle de Haïti, 60 % de celle de Bolivie, environ 40 % de celle du Pérou, plus de 30 % de celle du Mexique et du Venezuela et à peu près 70 % de celle du Guatemala aient fait le « choix » tragique de leur propre marginalité en tant qu’analphabètes.

Si donc la marginalité n’est pas un choix, l’homme marginal a été rejeté et est maintenu en dehors du système social, il est donc objet de violence.

En fait, la structure sociale dans son ensemble ne « repette pas »[sic : rejette pas], et l’homme marginal n’est pas non plus « un être en dehors de ». Il est, au contraire, un « être à l’intérieur de », dans une structure sociale, en relation de dépendance par rapport à ce que nous appelons faussement des êtres autonomes et qui sont en réalité des êtres inauthentiques. Dans une approche moins rigoureuse, plus simpliste, moins critique, plus techniciste, on dirait qu’il n’est pas nécessaire de réfléchir à des questions que l’on considère sans importance, telles que l’analphabétisme et l’éducation des adultes. Dans une telle approche, on pourrait même ajouter que la discussion du concept de marginalité est un exercice académique inutile. Cependant il n’en est pas ainsi. En acceptant que l’analphabète soit une personne qui existe en marge de la société, nous sommes amenés à le considérer comme une sorte « d’homme malade » pour lequel l’alphabétisation serait un médicament « qui le guérirait » pour lui permettre de « retourner » à la structure « saine » de laquelle il a été séparé.

Les éducateurs seraient des conseillers bénévoles parcourant les faubourgs de la ville, à la recherche d’analphabètes stupides qui auraient échappé à la bonne vie, pour leur faire retrouver le bonheur en leur faisant cadeau de la parole.

Dans une telle conception, malheureusement trop répandue, les programmes d’alphabétisation ne peuvent jamais être des efforts pour atteindre la liberté : ils ne remettront jamais en question la réalité elle-même qui prive les hommes du droit de parler – non seulement les analphabètes, mais tous ceux qui sont traités comme des objets dans une relation de dépendance. En réalité, ces hommes – analphabètes ou pas – ne sont pas marginaux. Nous le répétons : ils ne sont pas « en dehors de » ; ils sont des « êtres pour l’autre ». Donc la solution de leur problème n’est pas de devenir des « êtres à l’intérieur de », mais des hommes qui se libèrent puisqu’en réalité ils ne sont pas des hommes en marge de la structure, mais des hommes opprimés à l’intérieur de cette structure. Hommes aliénés, ils ne peuvent surmonter leur dépendance en «s’incorporant » à la structure qui est responsable de cette dépendance. Il n’y a d’autre chemin vers l’humanisation – la leur comme celle des autres – qu’une authentique transformation de la structure déshumanisante.

Dans cette perspective, l’analphabète n’est plus une personne qui vit en marge de la société, un homme marginal, mais plutôt un représentant des couches dominées de la société, en opposition consciente ou inconsciente à ceux qui, à l’intérieur de la structure, le traitent comme une chose. Ainsi, quand on apprend à lire et à écrire aux hommes, il ne s’agit plus d’une affaire sans conséquence de ba, be, bi, bo, bu, de la mémorisation d’une parole aliénée, mais d’un difficile apprentissage pour « nommer » le monde.

Dans la première hypothèse, où les analphabètes sont considérés comme des hommes en marge de la société, le processus d’alphabétisation renforce la mystification de la réalité en la rendant opaque et en obscurcissant la conscience « vide » de l’élève avec d’innombrables phrases et mots aliénants. Par opposition, dans la seconde hypothèse où l’on considère les analphabètes comme des hommes opprimés par le système, le processus d’alphabétisation, comme action culturelle pour la liberté, est l’acte d’un « sujet connaissant » en dialogue avec l’éducateur. Pour cette raison même, il est courageux d’essayer de démythologiser la réalité: c’est le processus par lequel ceux qui avaient été auparavant immergés dans la réalité, commencent à émerger, pour s’y réinsérer avec une conscience critique(20).

3.2. Lignes d’action

3.2.1. Nouvelle relation pédagogique

[Alberto Silva] Dans les sociétés où la dynamique structurale conduit à l’asservissement des consciences, « la pédagogie dominante est la pédagogie des classes dominantes ». Car, par le double mécanisme de l’assimilation ou, mieux de l’« introjection », la pédagogie qui est imposée aux classes dominées comme « légitimes » — comme faisant partie du savoir officiel — provoque en même temps dans ces classes dominées la reconnaissance de l’« illégitimité » de leur propre culture. On retrouve ainsi, au niveau de l’éducation, cette « aliénation de l’ignorance » dont Paulo Freire a souvent fait l’expérience dans ses recherches : le pauvre absolutise sa propre ignorance au profit du « patron » et de « ceux qui sont comme le patron », qui deviennent juges et garants de tout savoir.

C’est ainsi que l’oppression trouve dans la logique du système d’enseignement actuel, un instrument de choix pour faire accepter et prolonger le statu quo ; ou que, sous prétexte d’amélioration et d’« intégration sociale », l’action pédagogique contribue à creuser et à légaliser « un abîme profond entre les classes ».

Les méthodes d’oppression ne peuvent, sous peine de se contredire, servir à la libération de l’opprimé. Dans les sociétés régies par des intérêts de groupes, de classes ou de nations dominantes, « l’éducation comme pratique de la liberté » — pour reprendre une expression qui résume la perspective de Paulo Freire — appelle inévitablement une « pédagogie de l’opprimé »; non pas une pédagogie « pour lui », mais sortie de lui-même.

La méthode engendre un processus de changement et finit par s’identifier à lui, parce que la pédagogie coïncide avec un style très précis de pratique sociale, celui de la prise de conscience, mieux, de la conscientisation. Bien sûr, cette objectivation — conditionnée par la position que l’individu occupe dans la société — peut atteindre des niveaux différents : le dépassement d’une attitude magique donne graduellement, d’abord une vague opinion — le plus souvent empruntée — puis une appréhension non critiquée des faits, ou enfin, dans le cas de la conscientisation, une saisie correcte et critique des vrais mécanismes des phénomènes naturels ou humains. Mais à quelque degré qu’il parvienne, ce dépassement vise toujours une appropriation de la conjoncture par ses acteurs. Ceux qui sont « conscientisés » s’emparent de leur propre situation, s’insèrent en elle pour la transformer, du moins dans leur projet et leurs efforts. Dès lors, la conscientisation ne peut prétendre à aucune « neutralité » ; conséquence de l’éducation, elle montre que celle-ci non plus ne saurait être neutre, car elle se propose toujours, qu’on le veuille ou non, comme « la forme propre d’une action de l’homme sur le monde ». Parler de neutralité de l’éducation revient à exprimer une volonté de mystification. En effet, l’éducateur a ses propres options, et les plus dangereuses pour une éducation de la liberté sont celles qui se transmettent sous couvert de l’autorité pédagogique sans s’avouer comme options. En outre, tout système d’éducation procède d’options, d’images, d’une conception du monde, de certains modèles de pensée et d’action qu’on essaie de faire accepter comme meilleurs que d’autres. Quand un tel système cache l’aspect conventionnel, voire arbitraire, des patterns qu’il a pour tâche de faire assimiler, il occulte une pratique qui contribue, au fond, (les recherches le montrent) à favoriser les détenteurs de cette culture qui est la culture du pouvoir…

Dans cette perspective, l’anthropologie qui prétend aider à la libération de l’homme finit par exiger et commander une politique. Toute anthropologie exige une politique, parce qu’elle n’est pas neutre et parce qu’elle signifie une option qui veut se réaliser à côté, en dépit ou à l’encontre des autres options scientifiques qui transmettent d’autres visions du monde. Ainsi une anthropologie qui se veut au service de la Iibération de l’homme est consciente que la domination se sert de la science officielle — et souvent de la science qui se prétend neutre — pour imposer sa volonté.

Mais l’anthropologie commande également une politique, dans un sens plus positif, dans la mesure où, bien qu’engagée, elle ne se veut pas partisane (visant simplement le pouvoir sur le pouvoir). Pareille anthropologie cherche la vérité : une vérité qui libère l’homme de l’oppression, de l’ignorance, de l’emprise de la nature et surtout de l’esclavage humain. Ainsi comprise, elle ne peut pas prétendre naïvement que nulle utilisation politique ne sera faite de ses découvertes et de ses recherches. Elle peut seulement démontrer par sa pratique qu’elle ne cède nullement à la force d’un pouvoir ni aux manipulations de l’action politique ; d’autre part, qu’elle se propose comme perpétuel renouvellement, effort de lucidité pour une libération de soi-même et des autres(21).

[Paulo Freire] Une analyse précise de la relation professeur-étudiant à tous les niveaux, dans l’école ou en dehors, révèle son caractère essentiellement narratif. Cette relation suppose un sujet narrateur : le professeur et des objets patients qui écoutent : les étudiants. le contenu, que ce soit des valeurs ou des dimensions empiriques de la réalité, a tendance à devenir sans vie et à se pétrifier en étant énoncé. L’éducation souffre d’une maladie de la narration.

Le professeur parle de la réalité comme si elle était sans mouvement, statique, compartimentée et prévisible; ou bien il parle d’un sujet étranger à l’expérience existentielle des étudiants : sa tâche est alors de « remplir » les étudiants du contenu de la narration, contenu détaché de la réalité, coupé de la totalité qui l’a engendré et qui pourrait lui donner un sens.

L’éducation devient ainsi « l’acte de déposer », dans lequel les étudiants sont les dépositaires et le professeur celui qui dépose. Au lieu de communiquer, le professeur donne des communiqués et fait des dépositions que les étudiants reçoivent patiemment, apprennent et répètent. C’est la conception « accumulative » de l’éducation (banking-concept).

. . . Dans la conception accumulative de l’éducation, la connaissance est un don accordé par ceux qui se considèrent comme ses détenteurs à ceux dont ils considèrent qu’ils ne savent rien. Projeter une ignorance absolue sur les autres est caractéristique d’une idéologie d’oppression. C’est une négation de l’éducation et de la connaissance comme processus de recherche. Le professeur se présente à ses étudiants comme leur contraire nécessaire ; en considérant que leur ignorance est absolue, il justifie sa propre existence. Les étudiants, aliénés comme l’esclave dans la dialectique hégélienne, acceptent leur ignorance comme justifiant l’existence du professeur, mais, à la différence de l’esclave, ils ne découvrent jamais qu’ils éduquent le professeur.

. . . L’éducation accumulative maintient et même renforce les contradictions par les pratiques et les attitudes suivantes qui reflètent la société oppressive dans son ensemble : a) -le professeur enseigne, les étudiants sont enseignés b) -le professeur sait tout et les étudiants ne savent rien c) -le professeur pense et on pense pour les étudiants d) -le professeur parle et les étudiants écoutent e) -le professeur fait la discipline et les étudiants sont disciplinés f) -le professeur choisit, fait valoir son choix, et les étudiants se soumettent g) -le professeur agit et les étudiants ont l’illusion d’agir par l’action du professeur h) -le professeur choisit le contenu du programme et les étudiants -qui n’ont pas été consultés -s’y adaptent i) -le professeur confond l’autorité de la connaissance avec sa propre autorité professionnelle qu’il oppose à la liberté des étudiants j) -le professeur est le sujet du processus de formation, tandis que les élèves en sont de simples objets.

La méthode accumulative d’éducation des adultes, par exemple, ne proposera jamais aux étudiants de considérer la réalité de manière critique.

Ceux qui utilisent une méthode accumulative, consciemment ou pas, – car il y a d’innombrables professeurs « employés de banque » bien attentionnés, qui ne se rendent pas compte qu’ils servent seulement à déshumaniser – ne perçoivent pas que les « dépôts » eux-mêmes contiennent des contradictions sur la réalité. Mais, tôt ou tard, ces contradictions peuvent conduire des étudiants qui étaient passifs auparavant à se dresser contre leur domestication et à essayer de domestiquer la réalité. Ils peuvent découvrir, par leur expérience existentielle, que leur mode de vie actuel est inconciliable avec leur vocation à être pleinement humain. Ils peuvent percevoir par leurs relations avec la réalité, que la réalité est vraiment en évolution, en transformation continue. Si les hommes sont des chercheurs et que leur vocation ontologique est l’humanisation, tôt ou tard, ils peuvent percevoir la contradiction dans laquelle l’éducation accumulative cherche à les maintenir, et s’engager alors dans la lutte pour leur libération.

Mais l’éducateur humaniste révolutionnaire ne peut attendre que cette possibilité se présente. Dès le départ, ses efforts doivent correspondre avec ceux des étudiants pour s’engager dans une pensée critique et une recherche pour une humanisation mutuelle. Ses efforts doivent aller de pair avec une profonde confiance dans les hommes et leur pouvoir créateur. Pour obtenir ce résultat, il doit être l’égal des étudiants dans ses relations avec eux.

La conception accumulative ne peut admettre une telle égalité – et cela nécessairement. Résoudre la contradiction professeur-étudiants, échanger le rôle de celui qui dépose, prescrit, domestique, pour le rôle d’étudiant parmi les étudiants équivaut à miner la puissance d’oppression et à servir la cause de la libération.

L’éducation problématisante est fondée sur la créativité et encourage une action et une réflexion vraie sur la réalité, en répondant ainsi à la vocation des hommes qui ne sont des êtres authentiques que s’ils sont engagés dans la recherche et la transformation créatrices. En résumé : la théorie et la pratique accumulatives, en tant que forces d’immobilisation et de fixation, ne reconnaissent pas les hommes comme des êtres historiques ; la théorie et la pratique critiques prennent l’historicité de l’homme comme point de départ.

L’éducation critique considère les hommes comme des êtres en devenir, comme des êtres inachevés, incomplets dans et avec une réalité également inachevée. Par opposition à d’autres animaux qui sont inachevés mais ne sont pas historiques, les hommes se savent inachevés. Ils ont conscience de leur inachèvement et dans cet inachèvement et la conscience qu’ils en ont se trouvent les racines mêmes de l’éducation comme phénomène purement humain. Le caractère inachevé des hommes et le caractère évolutif de la réalité exigent que l’éducation soit une activité continue.

L’éducation est ainsi constamment refaite dans la praxis. Pour être, elle doit devenir. Sa « durée » – dans le sens bergsonien du mot -se trouve dans le jeu des contraires : stabilité et changement. La méthode accumulative met l’accent sur la stabilité et devient réactionnaire; l’éducation problématisante qui n’accepte ni un présent « bien-conduit » ni un avenir pré-déterminé s’enracine dans le présent dynamique et devient révolutionnaire.

L’éducation critique est la « futurité » révolutionnaire. Elle est prophétique – en tant que telle, porteuse d’espérance – et correspond à la nature historique de l’homme. Elle affirme que les hommes sont des êtres qui se dépassent, qui vont de l’avant et regardent l’avenir, des êtres pour lesquels l’immobilité représente une menace fatale, pour lesquels regarder le passé ne doit être qu’un moyen de comprendre plus clairement qui ils sont et ce qu’ils sont pour pouvoir construire l’avenir avec plus de sagesse. Elle s’identifie donc avec le mouvement qui engage les hommes comme des êtres conscients de leur incomplétude – mouvement historique qui trouve son point de départ et ses thèmes à partir de son objectif.

Le point de départ se trouve dans les hommes eux-mêmes. Mais puisque les hommes n’existent pas en dehors du monde, en dehors de la réalité, le mouvement doit commencer avec la relation homme-monde. En conséquence, le point de départ doit toujours être avec les hommes dans le « ici et maintenant » qui constitue la situation à l’intérieur de laquelle ils sont immergés, de laquelle ils émergent et dans laquelle ils interviennent.

C’est seulement en partant de cette situation – qui détermine la perception qu’ils en ont – qu’ils peuvent commencer à agir. Pour le faire de manière authentique, ils ne doivent pas percevoir leur état comme inéluctable et inchangeable, mais seulement comme les limitant, et donc, les défiant …

. . . L’éducation problématisante ne sert pas et ne peut pas servir les intérêts de l’oppresseur. Aucun ordre oppressif ne pourrait permettre aux opprimés de commencer à faire une remise en question : pourquoi? Puisque seule une société révolutionnaire peut pratiquer cette éducation de manière systématique, les leaders révolutionnaires ne doivent pas prendre les pleins pouvoirs avant d’être en mesure d’employer la méthode. Dans le processus révolutionnaire, les leaders ne peuvent utiliser la méthode accumulative comme mesure intérimaire, justifiée par 1 les besoins de la cause, avec l’intention de se conduire plus tard de manière vraiment révolutionnaire. Ils doivent être révolutionnaires – c’est-à-dire hommes de dialogue – dès le départ…

Le dialogue est la rencontre entre les hommes, médiatisée par le monde, pour nommer ce monde.

Si c’est en disant leur parole que les hommes – en nommant le monde – le transforment, le dialogue s’impose comme la voie par laquelle les hommes trouvent leur signification en tant qu’hommes. Le dialogue est donc une nécessité existentielle.

Et puisque le dialogue est la rencontre dans laquelle la réflexion et l’action indissolubles de ceux qui dialoguent sont orientées vers le monde à transformer et à humaniser, ce dialogue ne peut se réduire au fait, pour une personne « de déposer » des idées dans une autre, il ne peut non plus devenir un simple échange d’idées, que ceux qui discutent « consommeraient ». Ce n’est pas non plus une discussion hostile, polémique, entre des hommes qui ne sont engagés ni dans la nomination du monde, ni dans la recherche de la vérité, mais plutôt dans l’imposition de leur propre vérité…

Le dialogue ne peut exister sans un amour profond pour le monde et les hommes. La nomination du monde, qui est un acte de création et de re-création, n’est pas possible si elle n’est pas imprégnée d’amour. L’amour est en même temps le fondement du dialogue et le dialogue lui-même. Celui-ci doit nécessaire· ment unir des sujets responsables et ne peut exister dans une relation de domination. La domination révèle un amour pathologique : sadisme chez le dominateur et masochisme chez le dominé. Parce que l’amour est un acte de courage, non de peur, l’amour est engagement envers les autres hommes.

De plus, le dialogue ne peut exister sans humilité. La nomination du monde par laquelle les hommes re-créent constamment ce monde, ne peut être un acte d’arrogance. Le dialogue, comme rencontre des hommes ayant pour tâche commune d’apprendre et d’agir, est rompu si les parties – ou l’une d’entre elles -manquent d’humilité.

Le dialogue exige aussi une foi intense en l’homme, foi en son pouvoir de faire et de refaire, de créer et de recréer ; foi en sa vocation à être plus pleinement humain : ce qui n’est pas le privilège d’une élite, mais le droit de naissance de tous les hommes. La foi dans l’homme est une exigence a priori pour le dialogue; « l’homme de dialogue » croit dans les autres hommes, même avant de les rencontrer face à face. Sa foi, cependant, n’est pas naïve. « L’homme de dialogue » est critique et sait que quoi qu’il ait le pouvoir de créer et de transformer, on peut empêcher les hommes de faire usage de ce pouvoir dans une situation concrète d’aliénation.

Ce serait une contradiction dans les termes si le dialogue – aimant, humble, et rempli de foi – ne produisait pas ce climat de confiance mutuelle qui conduit ceux qui dialoguent à collaborer toujours plus étroitement à la nomination du monde.

Le dialogue ne peut pas non plus exister sans espoir. L’espoir est enraciné dans l’incomplétude des hommes à laquelle ils cherchent à échapper dans une recherche constante qui ne peut qu’être menée en communion avec d’autres hommes. Le désespoir est une forme de silence, une manière de ne pas reconnaître le monde et de le fuir. La déshumanisation qui résulte d’un ordre injuste n’est pas une cause de désespoir, mais d’espoir, conduisant à rechercher sans cesse l’humanité dont l’injustice prive les hommes.

L’espoir, cependant, ne consiste pas à se croiser les bras et à attendre. Tant que je lutte, je suis mû par l’espoir. Si je combats avec l’espoir, alors je peux attendre. Le dialogue, comme rencontre des hommes qui cherchent à être plus lucidement humains, ne peut être pratiqué dans un climat de désespoir. Si ceux qui dialoguent n’attendent rien de leurs efforts, leur rencontre sera vide, stérile, bureaucratique et ennuyeuse.

Finalement, le vrai dialogue ne peut exister si ceux qui dialoguent ne s’engagent pas dans une pensée critique – pensée qui discerne la solidarité indivisible entre le monde et les hommes et n’admet pas qu’on puisse les séparer – pensée qui perçoit la réalité comme un processus en évolution, en transformation, plutôt que comme une entité statique – pensée qui ne se sépare pas de l’action, mais plonge sans cesse dans la temporalité sans peur des risques encourus.

Une fois de plus, je veux préciser qu’il n’y a pas de dichotomie entre dialogue et action révolutionnaire. Il n’y a pas une étape pour le dialogue et une autre pour la révolution. Au contraire, le dialogue est l’essence même de l’action révolutionnaire. Dans la théorie de cette action, les acteurs mènent leur action de manière intersubjective sur un objet – réalité qui les médiatise – en ayant l’humanisation des hommes pour objectif.

L’action politique au côté des opprimés doit être une action pédagogique dans le vrai sens du mot et donc une action avec les opprimés. Ceux qui travaillent à la libération ne doivent pas profiter de la dépendance émotionnelle des opprimés – dépendance qui est le fruit d’une situation concrète de domination qui est la leur et qui a donné naissance à leur vue inauthentique du monde. Utiliser leur dépendance, pour donner naissance à une dépendance encore plus grande, est la tactique de l’oppresseur.

L’action libératrice doit reconnaître cette dépendance comme un point faible et chercher à la transformer en indépendance par la réflexion et l’action. Cependant, même les leaders les mieux intentionnés ne peuvent accorder l’indépendance comme un cadeau. La libération des opprimés est une libération d’hommes, pas de choses. En conséquence, de même que personne ne se libère par ses propres efforts seulement, de même personne ne peut être libéré par les autres. La libération, phénomène humain, ne peut être obtenue par des semi-humains. Chaque fois que l’on traite les hommes comme des semi-humains, ils se déshumanisent. Quand les hommes sont déjà déshumanisés, en raison de l’oppression dont ils souffrent, il ne faut pas employer pour leur libération des méthodes de déshumanisation.

La méthode correcte que doivent employer les leaders révolutionnaires pour la libération ne doit pas être une propagande libertaire ». Les leaders ne peuvent pas non plus se contenter « d’insuffler » dans les opprimés une croyance en la liberté, en pensant ainsi gagner leur confiance. Le dialogue est la méthode correcte. La conviction qu’ont les opprimés de devoir combattre pour leur libération n’est pas un don des leaders révolutionnaires, mais le résultat de leur propre conscientisation.

Les leaders révolutionnaires doivent comprendre que leur propre conviction de la nécessité d’une lutte – dimension indispensable de la sagesse révolutionnaire – ne leur a été donnée par personne d’autre, si elle est authentique. Cette conviction ne peut être empaquetée et vendue, on l’atteint plutôt par une action et une réflexion conjointes. C’est l’engagement même des leaders dans la réalité, dans une situation historique, qui les a conduits à critiquer cette situation et à vouloir la changer.

Nous voulons, en faisant ces considérations, défendre le caractère éminemment pédagogique de la révolution. À chaque époque, les leaders révolutionnaires qui ont affirmé que les opprimés doivent accepter la lutte pour leur libération – chose évidente – ont, de ce fait, reconnu implicitement le caractère pédagogique de cette lutte.

La lutte commence quand les hommes reconnaissent qu’ils ont été détruits. La propagande, la gestion, la manipulation – toutes les armes de domination – ne peuvent être les instruments de leur réhumanisation. Le seul instrument valable est une pédagogie humanisante dans laquelle les leaders révolutionnaires établissent une relation permanente de dialogue avec les opprimés. Dans une pédagogie humanisante, la méthode cesse d’être un instrument par lequel les professeurs – (les leaders révolutionnaires)- peuvent manipuler les étudiants (les opprimés) parce qu’elle exprime la conscience des étudiants eux-mêmes.

La méthode est, en réalité, la forme extérieure de la conscience qui se manifeste par des actes, qui prend la propriété fondamentale de la conscience : son intentionnalité. L’essence de la conscience est d’être avec le monde et cette conduite est continue et inévitable. En conséquence, la conscience est, par essence, un « chemin vers », quelque chose en dehors d’elle-même qui l’entoure et qu’elle appréhende par son pouvoir « d’idéation ». La conscience est donc, par définition, une méthode dans le sens le plus général du mot.

Les leaders révolutionnaires doivent pratiquer une éducation co-intentionnelle. Les professeurs et les étudiants (ici, les leaders et le peuple) ont tous deux une intention sur la réalité, sont tous les deux sujets, non seulement pour dévoiler cette réalité – et donc la connaître de manière critique – mais pour recréer cette connaissance. Quand ils obtiennent cette connaissance de la réalité par une réflexion et une action communes, ils découvrent qu’ils sont ses re-créateurs permanents. De cette manière, la présence des opprimés dans la lutte pour leur libération sera ce qu’elle doit être : non une pseudo-participation, mais une action engagée (22).

3.2.2. Action culturelle et révolution culturelle

[Paulo Freire] Dans une perspective non dualiste, la pensée et le langage qui constituent un tout se réfèrent toujours à la réalité du sujet pensant. La pensée-langage authentique s’engendre dans une relation dialectique entre le sujet et sa réalité culturelle et historique concrète. Dans les processus culturels aliénés qui caractérisent les sociétés dépendantes ou sociétés-objets, la pensée-langage elle-même est aliénée. Il en résulte que ces sociétés pendant les périodes d’aliénation les plus intenses n’ont pas une pensée authentique qui leur soit propre. La réalité telle qu’elle est pensée ne correspond pas à la réalité objectivement vécue mais plutôt à la réalité dans laquelle l’homme aliéné imagine qu’il se trouve. Cette pensée n’est un instrument valable ni dans la réalité objective à laquelle l’homme aliéné n’est pas lié en tant que sujet pensant, ni à la réalité imaginée et attendue.

Dissocié de l’action que suppose une pensée authentique, ce mode de pensée est perdu dans des mots faux et inefficaces.

Irrésistiblement attiré par le style de vie de la société dirigeante, l’homme aliéné est un homme nostalgique, jamais vraiment engagé dans son monde.

Paraître, plutôt qu’être, est un de ses désirs aliénés. Sa pensée, et la manière dont il exprime le monde, sont généralement un reflet de la pensée et de l’expression de la société dirigeante. Sa culture aliénée l’empêche de comprendre que sa pensée et son expression du monde ne peuvent être acceptées au-delà de ses frontières, à moins qu’il ne soit fidèle à son monde particulier. C’est seulement dans la mesure où il sent et connaît de manière réflexive son propre monde particulier pour l’avoir ressenti comme la médiation d’une praxis collective transformatrice, que sa pensée et son expression auront une signification au-delà de ce monde.

Supposons que nous devions présenter à des groupes des classes dominées les codifications qui représentent leur imitation des modèles culturels des dominateurs – une tendance naturelle de la conscience opprimée à un moment donné. Les personnes dominées, par un mouvement d’auto-défense, ne reconnaîtraient probablement pas la vérité de la codification.

Cependant, en approfondissant leur analyse, elles commenceraient à comprendre que leur imitation apparente des modèles des dominateurs est le résultat de l’intériorisation de ces modèles; surtout des mythes de « supériorité » des classes dominantes qui font que les dominés se sentent inférieurs. Ce qui, en réalité, est pure intériorisation semble être de l’imitation au sein d’une analyse naïve. À la base, quand les classes dominées reproduisent le style de vie des dominateurs, c’est parce que les dominateurs vivent « dans » les dominés. Les dominés ne peuvent rejeter les dominateurs qu’en se distanciant. Alors seulement, ils peuvent les reconnaître comme leur antithèse.

Dans la mesure où l’intériorisation des valeurs des dominateurs n’est pas seulement un phénomène individuel mais un phénomène social et culturel, on doit effectuer le rejet par une action culturelle dans laquelle la culture nie la culture. La culture, c’est-à-dire, un produit intériorisé qui conditionne les actes ultérieurs des hommes, doit devenir l’objet de leur connaissance pour qu’ils puissent percevoir sa puissance de conditionnement. L’action culturelle a lieu au niveau de la superstructure.

Elle peut seulement être comprise par ce qu’Althuser appelle « la dialectique de la sur-détermination ». Cet outil analytique nous empêche d’avoir recours à des explications mécanistes ou, ce qui est pire, à une action mécaniste. Si l’on a compris cela, on ne peut être étonné par le fait que les mythes culturels demeurent quand l’infrastructure a été transformée, même par la révolution.

Quand la création d’une nouvelle culture est appropriée mais qu’elle est empêchée par un « résidu» culturel intériorisé, on doit expulser ce résidu, ces mythes, par des moyens culturels. L’action culturelle et la révolution culturelle constituent, à différents moments, les modes de cette expulsion.

Les étudiants doivent découvrir les raisons qui se cachent derrière la plupart de leurs attitudes vis-à-vis de la réalité culturelle et ainsi l’affronter d’une manière nouvelle. « La ré-admiration » de leur précédente « ad-miration » est nécessaire pour provoquer ce changement. Les étudiants acquièrent une capacité de connaissance critique – bien au-delà de la simple opinion – en dévoilant leurs relations avec le monde historico-culturel dans lequel et avec lequel ils existent.

Une pédagogie utopique de dénonciation et d’annonciation comme la nôtre devra être un acte de connaissance de la réalité dénoncée au niveau de l’alphabétisation et de la post-alphabétisation qui sont, dans chaque cas, une action culturelle. C’est pourquoi on met l’accent sur la problématisation continuelle des situations existentielles des étudiants telles qu’elles sont représentées dans les images codifiées. Plus la problématisation progresse, plus les sujets pénètrent l’essence de l’objet problématisé, et plus ils sont capables de dévoiler cette essence. Plus ils la dévoilent, plus leur conscience naissante s’approfondit, conduisant ainsi à la conscientisation de la situation par les classes pauvres.

Leur auto-insertion critique dans la réalité, c’est-à-dire leur conscientisation, fait de la transformation de leur état d’apathie en un état utopique de dénonciation et d’annonciation, un projet « viable ».

Le projet révolutionnaire conduit à une lutte contre les structures oppressives et déshumanisantes. Dans la mesure où il cherche à affirmer des hommes concrets qui se libèrent, toute concession irréfléchie aux méthodes de l’oppresseur représente toujours un danger et une menace pour le projet révolutionnaire lui-même. Les révolutionnaires doivent exiger d’eux-mêmes une très forte cohérence.

En tant qu’hommes, ils peuvent faire des fautes, ils peuvent se tromper, mais ils ne peuvent se conduire comme des réactionnaires et s’appeler révolutionnaires. Ils doivent adapter leur action aux conditions historiques, en tirant profit des possibilités réelles et uniques qui existent. Ils doivent chercher les moyens les plus efficaces et les plus adaptés pour aider les gens à passer des niveaux de conscience semi-intransitive ou transitive-naïve au niveau de conscience critique. Cette préoccupation qui est authentiquement libératrice, est contenue dans le projet révolutionnaire lui-même.

Ayant sa source dans la praxis des leaders et des hommes de la base, tout projet révolutionnaire est fondamentalement « action culturelle » en devenant « révolution culturelle ».

La conscientisation est plus qu’une simple prise de conscience. Elle suppose à la fois, le dépassement « de la fausse conscience » , c’est-à-dire d’un état de conscience semi-intransitif ou transitif-naïf et une meilleure insertion critique de la personne conscientisée dans une réalité démythologisée.

C’est pourquoi la conscientisation est un projet irréalisable pour la droite. La droite est, par nature, incapable d’être utopique, elle ne peut donc critiquer une forme d’action culturelle qui conduirait à la conscientisation. Il ne peut y avoir de conscientisation des gens sans une dénonciation radicale des structures déshumanisantes allant de pair avec la proclamation d’une nouvelle réalité que les hommes peuvent créer. La droite ne peut se démasquer et elle ne peut pas non plus donner au peuple les moyens de la démasquer plus qu’elle ne le souhaite. Quand la conscience populaire s’éclaire, sa propre conscience augmente mais cette forme de conscientisation ne peut jamais se transformer dans une praxis qui conduise à la conscientisation des gens. Il ne peut y avoir de conscientisation sans dénonciation des structures injustes, ce que l’on ne peut attendre de la droite. Il ne peut pas non plus y avoir de conscientisation populaire pour la domination. C’est seulement pour la domination que la droite invente de nouvelles formes d’action culturelle.

Ainsi, les deux types d’action culturelle sont-ils antagoniques.

Tandis que l’action culturelle pour la liberté se caractérise par le dialogue et que son but principal est de conscientiser les masses, l’action culturelle pour la domination s’oppose au dialogue et sert à domestiquer les masses. L’une problématise, l’autre émet des slogans. Puisque l’action culturelle pour la liberté est engagée dans le dévoilement scientifique de la liberté, c’est-à-dire, dans l’exposition des mythes et des idéologies, elle doit séparer l’idéologie de la science. Althusser insiste sur cette nécessaire séparation.

L’action culturelle pour la liberté ne peut se contenter ni « des mystifications de l’idéologie », comme il les appelle, ni d’une « simple dénonciation morale des mythes et des erreurs », mais doit entreprendre une « critique rationnelle et rigoureuse (de l’idéologie) ». Le rôle fondamental de ceux qui sont engagés dans une action culturelle pour la conscientisation, n’est pas à proprement parler de fabriquer l’idée libératrice, mais d’inviter les hommes à saisir avec leur esprit la vérité de leur réalité. . .

. . . Les limites de l’action culturelle sont fixées par la réalité oppressive elle-même et par le silence imposé par l’élite au pouvoir. La nature de l’oppression détermine donc la tactique qui est nécessairement différente de celle employée par la révolution culturelle. Tandis que l’action culturelle pour la liberté affronte le silence, en même temps comme un fait extérieur et comme une réalité intérieure, la révolution culturelle l’affronte seulement comme une réalité intérieure. L’action culturelle pour la liberté et la révolution culturelle représentent toutes deux un effort pour refuser la culture dominante sur le plan culturel, avant même que la nouvelle culture qui provient de ce refus soit devenue réalité. La nouvelle réalité culturelle elle-même fait continuellement l’objet d’un refus au profit de l’affirmation croissante des hommes. Cependant, dans la révolution culturelle, ce refus se produit en même temps que la naissance de la nouvelle culture au sein de l’ancienne.

L’action culturelle et la révolution supposent la communion entre les leaders et le peuple en tant que sujets transformant la réalité. Dans la révolution culturelle, la communion est si intense que les leaders et le peuple deviennent comme un seul corps contrôlé par une observation permanente de soi-même.

L’action culturelle et la révolution culturelle sont fondées sur une connaissance scientifique de la réalité, mais dans la révolution culturelle la science n’est plus au service de la domination. Dans deux domaines cependant, il n’y a pas de distinction entre l’action culturelle pour la liberté et la révolution culturelle. Toutes deux en effet sont engagées dans la conscientisation, et leur nécessité s’explique par la « dialectique de la surdétermination ».

Nous avons parlé du défi actuellement lancé à l’Amérique latine en son évolution historique. Nous croyons que d’autres régions du Tiers-Monde correspondent à notre description, bien que chacune ait des traits particuliers. Si les chemins qu’elles suivent doivent conduire à la libération, elles ne peuvent passer à côté de l’action culturelle pour la conscientisation. . .

. . . Avant de préciser les deux moments distincts mais essentiellement liés de l’action culturelle et de la révolution culturelle, résumons nos idées précédentes sur les niveaux de conscience. On a établi une relation explicite entre l’action culturelle pour la liberté dont la conscientisation est l’entreprise principale et le dépassement des états de conscience semi-transitifs et transitifs-naïfs par la conscience critique. On ne parvient pas à la conscience critique par le seul effort intellectuel mais par la praxis – par l’union authentique de l’action et de la réflexion. On ne peut refuser aux hommes une telle action réflexive. Si on le faisait, les hommes ne seraient que des pions activistes dans les mains de leaders qui se réserveraient le droit de prendre des décisions. La gauche authentique ne peut manquer de favoriser le dépassement de la fausse conscience des hommes, à quelque niveau qu’elle existe, alors que la droite est incapable de le faire. Pour maintenir son pouvoir, la droite a besoin d’une élite qui pense pour elle et l’aide à réaliser ses projets. Les leaders révolutionnaires ont besoin des hommes pour faire du projet révolutionnaire une réalité, mais d’hommes qui deviennent de plus en plus conscients de manière critique.

Quand la réalité révolutionnaire prend forme, la conscientisation continue à être indispensable.

C’est l’instrument qui sert à éliminer les mythes culturels qui demeurent dans l’esprit des masses en dépit de la réalité nouvelle. De plus, c’est une force qui s’oppose à la bureaucratie menaçant de tuer la vision révolutionnaire et qui domine les gens au nom même de leur liberté. Finalement la conscientisation est une défense contre une autre menace, celle de la mythification potentielle de la technologie dont la nouvelle société a besoin pour transformer ses infrastructures retardataires.

Deux directions possibles sont ouvertes à la conscience populaire transitive. La première est de passer d’un état de conscience naïf à un niveau de conscience critique, – « le maximum de conscience potentielle » de Goldman. La deuxième est le passage de l’état de conscience transitif à sa forme pathologique – celle de la conscience fanatique « ou irrationnelle ». Cette forme a un caractère mythique qui remplace le caractère magique des états de conscience semi-intransitifs et transitifs-naïfs. La « massification » – phénomène des sociétés de masse – débute à ce niveau. La société de masse n’est pas à associer avec la montée des masses dans le processus historique, comme une vision aristocratique du phénomène pourrait le présenter.

Il est vrai que la montée des masses avec leurs exigences et leurs demandes, les rend présentes dans le processus historique, quelque naïve que soit leur conscience -phénomène qui accompagne l’éclatement des sociétés closes sous l’impact des premiers changements de l’infrastructure. Toutefois, la société de masse arrive beaucoup plus tard. Elle apparaît dans des sociétés complexes et hautement technicisées. Pour fonctionner, ces sociétés ont besoin de spécialités qui deviennent des « spécialismes » et de rationalité qui dégénèrent en un irrationalisme, créateur de mythes.

Si l’on considère que la technologie n’est pas seulement nécessaire, mais qu’elle représente une partie du développement naturel de l’homme, la question qui se pose aux révolutionnaires est de savoir comment éviter les déviations mythiques de la technologie. Les techniques de « relations humaines » ne constituent pas la réponse, car, en dernière analyse, elles ne sont qu’une autre manière de domestiquer et d’aliéner les hommes pour qu’ils servent une productivité accrue. Pour cette raison et pour d’autres que nous avons exposées au cours de cet essai, nous insistons sur l’action culturelle pour la liberté. Cependant, nous n’attribuons pas à la conscientisation un pouvoir magique, ce qui serait la mythifier. La conscientisation n’est pas une baguette magique pour les révolutionnaires, mais une dimension de base de leur action réflexive. Si les hommes n’étaient pas « des entités conscientes », capables d’agir et de percevoir, de savoir et de re-créer; s’ils n’étaient pas conscients d’eux-mêmes et du monde, l’idée de conscientisation n’aurait aucun sens – et, il en serait de même de l’idée de révolution. On entreprend des révolutions pour libérer les hommes, précisément parce que les hommes peuvent savoir qu’ils sont opprimés et être conscients de la réalité oppressive dans laquelle ils vivent.

Mais puisque, comme nous l’avons vu, la conscience des hommes est conditionnée par la réalité, la conscientisation est tout d’abord un effort pour délivrer les hommes des obstacles qui les empêchent d’avoir une perception claire de la réalité. Dans ce sens, la conscientisation procède au rejet des mythes culturels qui troublent la conscience des hommes et en font des êtres ambigus.

Parce que les hommes sont des êtres historiques incomplets et qu’ils ont conscience d’être incomplets, la révolution est une dimension humaine aussi naturelle et permanente que l’éducation. Seule, une mentalité mécaniste pense que l’éducation peut cesser à un certain niveau ou que la révolution peut être arrêtée quand elle a obtenu le pouvoir. Pour être authentique, une révolution doit être un événement continu, sinon, elle cessera d’être une révolution et deviendra une bureaucratie sclérosée.

La révolution est toujours culturelle, que ce soit pendant la phase de dénonciation d’une société oppressive et de proclamation de la venue d’une société juste ou pendant la phase où elle inaugure une nouvelle société. Dans la nouvelle société, le processus révolutionnaire devient révolution culturelle.

Pour finir, expliquons les raisons pour lesquelles nous avons parlé d’action culturelle et de révolution culturelle comme des moments distincts du processus révolutionnaire. On mène l’action culturelle pour la liberté contre l’élite dominatrice au pouvoir, tandis que la révolution culturelle se déroule en accord avec le régime révolutionnaire – quoique cela ne signifie pas qu’elle soit subordonnée au pouvoir révolutionnaire. Toute révolution culturelle présente la liberté comme son but ; au contraire, l’action culturelle, si elle est menée par un régime oppressif, peut être une stratégie de domination : dans ce cas, elle ne peut jamais devenir révolution culturelle(23).

Quatrième partie : Prospectives

4.1. S’inscrivant dans cette recherche : l’INODEP

L’INODEP (Institut Œcuménique au service du Développement des Peuples) mobilise ses énergies autour de trois utopies: utopie chrétienne, utopie interculturelle, utopie pédagogique.

Si le Christ et son Évangile ont quelque chose à dire aujourd’hui quant à la libération de l’homme et des hommes, il en résulte une l’exigence permanente impliquant, pour chaque chrétien et chaque groupe, le passage à l’action. L’INODEP doit y puiser le courage d’une constante remise en cause de son service.

Si, une conscience mondiale doit exister un jour, et si le dialogue doit s’établir entre les races et les peuples, il faut que s’expérimentent des rencontres qui permettent de préciser les différences plutôt que de les nier, de faire l’apprentissage de la confrontation plutôt que de la fuir. L’INODEP veut être un creuset interculturel et oecuménique.

Si l’éducation doit être un jour permanente et populaire, c’est parce qu’il sera reconnu que chacun à quelque chose à apporter aux autres. Si la connaissance est le privilège de quelques-uns, l’expérience appartient à tout le monde. C’est en partant du vécu de chacun que l’INODEP espère vivre une pédagogie inductive à partir d’échanges et de créations en commun.

4.1.1. Spécificités

Service

L’INODEP, dont le projet prit corps en avril 1970, entend répondre, selon ses moyens, à l’un des besoins les plus urgents du monde actuel : la libération des hommes conçue comme un processus permanent.

Il s’est donné des instances souples et diversifiées pour chercher les réponses les plus adéquates aux questions qui jaillissent des sitUations locales concrètes.

Plate-forme de rencontre

L’INODEP entend :

– offrir aux chrétiens – ou à toute personne acceptant une référence évangélique libératrice – une chance de confrontation permettant la remise en cause de leurs engagements personnels et institutionnels,

– susciter l’analyse critique, à la dimension internationale, des problèmes vécus localement,

– permettre d’aborder et de traiter les problèmes du développement dans leur globalité, en favorisant le dépassement des limites disciplinaires, professionnelles, culturelles,

– favoriser la concertation dans l’action des groupes ou personnes qui poursuivent les mêmes objectifs, étant entendu que la dimension politique est importante à tout changement de structure.

Instance de réflexion-action

L’INODEP promeut une pédagogie inductive visant à susciter la capacité critique et créatrice des individus et des groupes.

Il engage donc un processus de coéducation dans laquelle l’expérience est privilégiée.

– expression commune des approches et objectifs de chacun ;

– provocation réciproque à l’analyse, à la synthèse, à la proposition de solutions ;

– recherche d’une méthodologie du changement, renforcement des réseaux de relation et élaboration de lignes d’action.

4.1.2. Organisation

L’INODEP est une association internationale de droit suisse. De même que le Centre interculturel de Paris est géré par une association INODEP-FRANCE, les Centres régionaux qui seront créés dans l’avenir auront leur personnalité juridique propre, conformément au droit du pays d’implantation.

L’INODEP a créé un réseau de relais – personnes, groupes ou organismes – dont le rôle est déterminant, surtout en ce qui concerne l’adéquation entre les besoins effectifs du terrain et le projet Inodep, la préparation des équipes ou des représentants de communautés de base qui participent aux rencontres-formation ; ils assurent également leur ré-insertion efficace à leur retour dans leur pays d’origine.

L’évaluation permanente, au niveau de l’organisation d’ensemble permet de toujours mieux préciser les orientations et les programmes d’action que l’équipe centrale d’animation doit assumer et mettre en oeuvre.

4.1.3. Les types d’intervention

L’alternance que propose l’INODEP entre lieu de travail / centre interculturel / lieu de travail, oblige à privilégier comme participants aux rencontres-formation des adultes ayant une expérience du travail de base, représentant des groupes engagés dans la transformation des structures et des mentalités, dans une optique de développement-libération.

A partir de la confrontation de leurs expériences, de l’analyse critique de leurs actions, de la recherche de solutions nouvelles, ces adultes pourront à leur retour agir dans une nouvelle perspective et être ainsi de nouveaux multiplicateurs de « conscientisation ».

Les RENCONTRES -FORMATION INTERCULTURELLES LONGUES se font en trois phases :

6 à 8 mois de préparation sur le terrain ; séjour de 6 mois au Centre interculturel ; retour sur le terrain, le participant étant suivi par l’équipe et les relais de l’lNODEP pendant la première année de reprise de l’action. Cette rencontre-formation est trilingue: anglais, espagnol, français.

Les RENCONTRES – FORMATION COURTES durent de 3 à 10 jours sur des sujets tels que la Conscientisation, les Relations interpersonnelles, l’Organisation au service de l’action, …

Les RENCONTRES – FORMATION POUR MISSIONNAIRES ont lieu au centre interculturel de Paris. Elles durent de 6 à 8 semaines. Elles visent à permettre aux missionnaires de repenser leur action et leur orientation.

Les INTERVENTIONS -PARTICIPATIONS sont assurées par l’équipe INODEP ou des membres de l’équipe à partir de besoins exprimés par des groupes de divers continents, sur des problèmes précis exigeant des méthodes d’approche spécialisées.

4.2. L’engagement de Paulo Freire à l’INODEP

[Paulo Freire] « Je suis de plus en plus convaincu qu’il est nécessaire de témoigner par une pratique objective de notre option pour la véritable libération des hommes. D’autre part, je suis de plus en plus préoccupé de démythologiser ce qu’on appelle la conscientisation. Ceci est particulièrement important, surtout pour nous Latino -Américains qui avons mis très fort l’accent sur la conscientisation. Il faut lever des milliers d’équivoques pour éviter que ne soient récupérés le mot même et la pratique de la conscientisation.

Comme je l’ai dit en Amérique Latine, aux U.S.A. et en Europe, on parle constamment de la conscientisation comme si elle était une sorte de baguette magique qui, en touchant la réalité, la transformerait à notre goût « bourgeois ». La conscientisation apparaît à beaucoup de groupes comme si elle était née pour éviter les transformations radicales du monde, et pour faire ce miracle impossible« d’humaniser » les hommes, sans toucher à la réalité objective.

Il m’est apparu – entre autres raisons – qu’il était opportun de commencer sur d’autres fronts, la démystification de la conscientisation, en essayant de détruire les illusions idéalistes selon lesquelles on prétend changer les hommes sans changer la réalité dans laquelle ils se trouvent. En relation avec cette préoccupation, je sentais aussi, en tant qu’homme du Tiers-Monde – c’est-à-dire du monde du silence, de la dépendance, de l’oppression, de la violence, du non-être – que l’INODEP ouvrait une porte nouvelle par laquelle, hommes du Tiers-Monde et du Premier-Monde, nous passerions pour éviter de tomber dans l’erreur de ceux qui prétendent vouloir sauver le Tiers-Monde avec des «solutions-aspirines ». Leurs actions sont fondées en effet sur le principe « laissez les choses comme elles sont, on verra bien ce qui arrivera ».

Je ne m’attribue pas une mission prophétique au sein de l’INODEP, mais je me reconnais une tâche comme celle des autres ; celle de dire « assez » à des milliers d’organisations qui naissent dans le Premier-Monde, imbues d’un faux messianisme envers le Tiers-Monde et qui se présentent comme des planches de salut ; « assez » aux sauveurs du Premier-Monde qui courent goulûment vers le Tiers-Monde pour lui montrer ce qu’il doit faire – comme si le Tiers-Monde ne pouvait pas trouver lui-même des solutions à ses problèmes -; « assez » aux organisations qui dans le Premier-Monde s’associent à une idéologie domesticatrice du Tiers-Monde; « assez » à une invasion culturelle qui s’appuie sur l’invasion économique, l’impérialisme qui écrase, étouffe, tue, annihile et empêche le Tiers-Monde d’être. Si je croyais que ceux qui ont créé l’INODEP avaient l’intention d’envahir de plus en plus le Tiers-Monde, je n’aurais pas l’ingénuité de penser que, seul, je pourrais changer l’idéologie de cet organisme.

J’ai accepté d’être un compagnon avec des compagnons qui, bien que du Premier-Monde sont du Tiers-Monde à l’intérieur de l’Europe; car moi qui suis né à Recife je veux, comme homme du Tiers-Monde, donner mon appui, mon témoignage de confiance à ceux qui ont lancé l’INODEP.

Un autre élément qui m’a fait m’engager à l’INODEP est contenu dans le sigle même: c’est le développement des peuples. Il ne faut pas identifier le développement et la modernisation. À l’inverse de ce qui se dit dans beaucoup d’universités du Premier et du Tiers-Monde, il ne faut pas considérer que le développement est seulement un problème technique, sans percevoir l’arrière-plan politique et idéologique.

En tant qu’homme du Tiers-Monde, je ne puis, pour ma part, percevoir le développement en dehors de la catégorie de dépendance. Il est nécessaire d’insister sur le fait que les pôles de décision de la transformation de la société doivent être à l’intérieur de cette société. Si les pôles de décision sont en dehors de cette société qui se transforme, celle-ci peut se moderniser, mais non se développer. Développement « signifie libération », mais libération de quoi? Il ne faut pas confondre le développement du pays, l’autonomie de son existence, avec des projets de développement communautaire. Il est nécessaire de distinguer le développement du pays, du travail d’assistance accompli dans ce pays. Il faut croire aux masses populaires du Tiers-Monde. Il est nécessaire aussi de dépasser l’illusion que c’est par l’alphabétisation des adultes que l’on va provoquer le développement d’un peuple et sa libération. Il est nécessaire aussi de faire tomber l’illusion qu’en ouvrant des écoles on ferme les prisons. II faut dénoncer l’école qui fonctionne comme contrôle social.

Je suis venu à l’INODEP en homme qui croit, en homme qui ne peut rester « arrêté », en homme qui aime risquer pour, avec les autres, chercher à apprendre plus et à rectifier les erreurs. L’INODEP doit être un contexte théorique mais avoir le souci de la dialectique: je dois analyser ma praxis dans le contexte concret dans lequel je vis mais je dois aussi faire la théorie de ce que je vis. J’ai besoin du contexte théorique pour préciser, analyser mon action concrète. Voici, mes amis, les raisons pour lesquelles j’ai accepté de travailler à l’INODEP, car je considère l’INODEP comme un cadre d’apprentissage où il n’y aura ni éducateurs ni éduqués, mais des éducateurs/éduqués et des éduqués/éducateurs(24).

Liste des ouvrages et articles cités

(1) Publié par Marcio Mereira Alves dans Cristo del Pueblo. Editions Ercilla, Santiago de Chile, 1970.

(2) Introduction de Francisco C. Weffort à l’Education, Praxis de la liberté dans Archives Internationales de Sociologie et de la Coopération – Janvier-Juin 1968.

(3) ; (15) The Paulo Freire method. Literacy Training and conscientization, par Thomas R. Sanders – Juin 1968.

(4) ; (6) Séminaire de Paulo Freire, sur la Conscientisation et l’Alphabétisation des Adultes – Rome, 17 au 19 avril 1970.

(5) The Political Literacy Process – Genève, Octobre 1970.

(7) ; (9) ; (17) ; (22) Pedagogy of the Oppressed par Paulo Freire. Herder and Herder, New-York 1970.

(8) ; (19) ; (20) ; (23) Cultural action for freedom par Paulo Freire – Harvard Educational Review – Cambridge Massachussets – 1970.

(10) IDOC International, Paris – Septembre 1970.

(11) ; (13) L’Éducation, Praxis de la liberté par Paulo Freire dans Archives Internationales de Sociologie et de la Coopération – Janvier-Juin 1968.

(12) School or scandal – Risk, vol. 6 No 4 – 1970.

(14) ; (16) Conférence sur Paulo Freire.

(18) World development – Challenge to the Churches – the report of the conference on world cooperation for development – Avril 1968 par Paulo Freire.

(21) La pédagogie de Paulo Freire par Alberto Silva. Etudes, décembre 1970.

(24) Actes du Colloque de l’Inodep, Chantilly, Décembre 1970.

Bibliograpbie de Paulo Freire

Ouvrages

Educaçâo como Pratica da Liberdade. – Paz e Terra, Rio 1967-1969

La Educacion como Practica de la Libertad. ICIRA (Instituto de Capacitación e investigación en Reforma Agraria) Santiago, Chile 1969 – Tierra Nueva. Montevideo. Uruguay, 1969

L’Education – pratique de la Liberté, – Le Cerf, Paris 1971

Pedagogy of the Opressed. – Herder and Herder, New York, Octobre 1970

Cultural Action for Freedom. – Center for the Study of Development and Social Change, Cambridge, Mass. U.S.A.

Articles, Conférences, Notes, Interviews

L’Éducation – praxis de la Liberté (synthèse), Cahiers Internationaux de Sociologie de la Coopération Paris, mai-juin 1968

Sobre la Acción Cultural – Extension 0 Communicaci6n ? ICIRA, Santiago, Chile, 1969

The Cultural Action Process – An Introduction to its Understanding. Textes discutés dans un séminaire, Harvard University, 1969

La Méthode d’alphabétisation des adultes, Communautés, Paris, publié comme doc. 69/191 par le CIDOC, Cuernavaca, Mexico

Conscientizaçâo e Alfabetizaçâo, Estudos Universitarios, Revista de Cultura da Universidade do Recife (Brésil), n° 4, avril-juin 1963

Conscientización y alfabetización de adultos, Conférence Rome 17/19 avril 1970 – polycopié

Conjunto de textos sobre accion cultural, ICIRA Santiago, Chile, 1969

Unesco, Paris, 1968 passages traduits en français par l’Institut Piaget de Genève avec introduction critique par Marcela Cajardo

Educación para la concientizacion, ICIRA, Santiago, Chile 1969 publié aux USA, traduit par E. Fiori

Lettre à un jeune théologien, inédit

Notes on humanization and its educatlonal implications, Seminaire Educ. International, Rome, novembre 1970 (traduction C.O.E. Genève,novembre 1970).

Séminaire à l’I.R.F.E.D., 1 et 2 mai 1970

Autres articles publiés dans

World Outlook, New York, avril-mai 1970

Rocca, Italie, juin 1970

Lutherische Monatshefte, Hanovre, Allemagne

World Christian Education, Genève, Suisse

Risk, C.O.E., Genève, Suisse, janvier 1971

Ecumenical Press Service, C.O.E., Genève, Suisse.

Articles sur Paulo Freire

Développement et Civilisation n° 23, septembre 1965 – IRFED

IDOC International n° 29, 15 août, 1er septembre 1970 – Le Seuil

Estudos universitarios revista de cultura, Universidade do Recife, vol. IV, 1963 : par M. Jarbas – A fundamentaçâo teorica do sistema de Educaçâo de Paulo Freire

Estudos universitarios, revista de cultura, Universitade do Recife, vol. IV, 1963 : par A. Cardoso – Conscientisaçao e Alfabetisaçâo. Visâo pratica do sistema Paulo Freire de Educaçâo de Adultos

Alberto Silva « La pédagogie de Paulo Freire » . – Etudes, décembre 1970

Marcio Moreira Alves – El cristo dei Pueblo. – Ercilla, Rio, 1966

Thomas G. Sanders, American Universities Field Staff – The Paulo Freire Method : Literacy Training and Conscientization. Juin 1968

Inodep, Actes du colloque de Chantilly. – Décembre 1970

Michel Schooyans – Bulletin « Cultures et développement » – Une maïeutique libératrice: la méthode de Paulo Freire – Louvain

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